Néant
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Néant
« Pourtant, nul n’est victime de la vie qu’il mène. N’aie pas peur de tes craintes, confronte tes angoisses et tiens bon la barre. Quelles que soient les directions où s’épuisent tes choix, si tu les assumes et que, par bonheur, tu en portes la responsabilité, sans t’en plaindre ou t’en vanter, tu connaîtras toujours la possibilité de t’accomplir autrement.
Aucun procès. Aucun jugement. Ni pardon, ni excuses. Pas le moindre bénéfice du doute. Tout le reste n’a plus d’importance puisque, à force de tout oublier, nous disparaîtrons avec le temps. Et qu’il n’y a pas d’éternité sans mémoire. »
Il referma le bouquin et fit le vide. Il bascula sa nuque en arrière, dégageant son front pour le laisser cramer tranquillement. Les yeux solidement fermés, il vit des auréoles d’argent et d’or se dessiner en à plat sur le fond translucide de ses paupières. Petit voyage onirique d’un début d’après-midi sans grand intérêt, cette impression continua quelques instants : Il se concentra d’abord sur les trajectoires qui se découpaient à l’intérieur de ces formes étincelantes. Il sentit ensuite le vertige emporter son dos, absorber son corps, avachi sur ce banc public, dont l’existence bien matérielle vacillait tout à coup. Juste derrière ce radeau d’infortune, des enfants s’esclaffaient copieusement dans le jardin public que longeait la rue, sorte de frontière entre le monde réel et l’extérieur, soit tout le reste qui aurait pu se répandre au-delà des ruines. Leurs piaillements guillerets remontaient sans résistance autour de lui. Il passa sa main sur son visage, caressant sa fatigue, rangea son livre de chevet avant de pénétrer dans le parc – contre la clôture duquel il était venu s’asseoir deux heures plutôt, se tenant à l’abri des remous d’un tel océan de joie infantile.
Ce qui, autrefois, ne fut qu’une étendue de blocs de béton à perte de vue, s’était transformé d’année en année en une majestueuse zone franche. Une saillie bienheureuse ouvrant un poumon en périphérie de la ville, gonflé à bloc d’oxygène et de bonne énergie. Ici, la nature tutoyait encore l’être humain, sans risquer de disparaître. On s’était occupé d’elle avec attention. Ses plantes ne tomberaient jamais malades. Ses arbres n’étoufferaient pas. Ils ignoreraient même les saisons. Un paradis artificiel garanti à perpétuité, immunisé pour les siècles des siècles contre la pollution et les bulldozers. Un protectorat du bon sens en somme, près duquel s’installèrent très tôt des familles aux revenus confortables. Le quartier reprit vite goût aux cris de la marmaille. La vie s’y organisa de plus belle, si l’on peut dire, effaçant derrière elle les traces d’une époque plus incertaine. Oui, il regrettait souvent que personne ne s’en souvint. Certes, il lui restait ses livres, une vieille collection, très encombrante, d’articles de presse. Il y avait aussi ses notes, ses cahiers, ses classeurs. « Ne plus penser ou écrire pour décrire ou prévenir, mais pour dénoncer, transformer et détruire l’autodestruction elle-même ». Deux valises pleines à ras bord de chroniques, de portraits, d’incantations diverses. Pour quoi faire, hein ? A qui de droit ? A quoi bon finalement ?
Il suivit un petit chemin sinueux, longeant les différentes ailes du centre botanique, sous l’intimité d’un bosquet où la lumière bondissait par-dessus les arbres sur les granules d’une terre humide et généreuse. Il respirait avec plaisir cette odeur d’humus frais, flânant du regard entre les buissons, cherchant derrière les caméras cachées des nids pour y voir chanter les oiseaux. Il n’y trouva pas grand-chose, si ce n’est quelques insectes bourdonnants qui venaient se perdre entre les câbles électriques. De toute façon, cela faisait bientôt dix-sept ans qu’il n’y avait plus eu d’oiseaux. Ces mômes, qui gambadaient un peu partout dans leurs uniformes bleu clair, n’en entendraient jamais vraiment parler. Ce qui ne semblait pas les préoccuper énormément, eux ni personne. Que voulez-vous ? Confortable, rassurante, l’innocence est comme la paresse, l’espérance ou la bêtise, elle ne s’embarrasse pas de question. Quitte à se méprendre jusqu’au vice, elle ne soupçonne rien et s’adonne de bon cœur. C’est aussi de la sorte que grandissent les civilisations : les responsabilités se conjuguent au passé, profitant de l’ignorance naïve des générations qui défilent dans l’innocence renouvelée de leurs progénitures.
Sur sa droite, derrière les châtaigniers, un régiment de gosses, probablement des sixièmes, se défoulait victorieusement sur un petit garçon maigrelet, en civil, couvert de boue, pleurnichant alors que ses copains s’explosaient de rire. Il accueillait leurs coups de pieds avec une telle indolence, pleine de mollesse, qu’elle en devint presque reconnaissante. Il ne chercha pas non plus à se défendre lorsqu’ils l’achevèrent à l’aide de leur fusil en plastoc. Quelque part, c’était bien fait pour sa sale tronche de victime consentante. Mais ça ne lui apprendrait rien. Les trois éducateurs n’intervinrent que lorsque leurs garnements s’attroupèrent en ronde, baissèrent leur froc et lui urinèrent sur la figure.
Le plus gradé d’entre eux l’emporta à l’écart, après l’avoir violemment ramassé. Bien que ce mioche ne fut pas sous son autorité directe, il lui ordonna sèchement de faire trois séries de pompes sans plus attendre. L’enfant en civil ne broncha pas, fixant ses camarades de ses yeux vides durant la totalité de l’exercice. Pendant ce temps, pour la forme uniquement, ses camarades de passage en prirent plein les oreilles, le nez penché sur leurs godasses cirées. Sur leur poitrine dégonflée, un écusson or et pourpre leur tailladait le sein d’un crédo péremptoire en diable, brodé dans un rutilant latin de cuisine : « Palmam Qui Meruit Ferat ». Que les lauriers de la victoire couronnent le plus valeureux d’entre nous. Un haïku ? Non... Un évangile de la méritocratie.
Une fois tombées les dernières recommandations, ils repartirent entre les fourrés livrer bataille à quelques armées invisibles, honorant volontiers ce message lointain, rédigé dans une langue morte, dont la morgue flattait d’autorité leur cruauté épatante, ou de bienséance leur juvénile méchanceté. Plus loin, une petite fille s’en allait à chaudes larmes, sans raison apparente, traînant un chien à roulette, renversé sur son flanc et mordant la poussière. Pôl eut un sourire défectueux, perdit le fil de sa conversation intérieure, tourna les talons, puis s’engouffra sur un autre sentier. Une pesanteur grave l’accompagnait maintenant, l’obligeant à soupeser avec précaution chacun de ses gestes. Sa main gauche s’ébranla toute seule d’un redoutable présage.
En bon bipède, il marcha ainsi le temps d’arriver au centre d’une prairie découpée en carré, si vallonnée qu’il eut l’impression de remonter une colline sur plus de trois cents kilomètres. L’effort lui coûta beaucoup. Son imagination, arrivant un peu tard à son secours, devait lui jouer quelques mauvais tours : Les distances se dissipaient sous ses pieds. Les sons reculaient de loin en loin. L’air paraissait solide, frémissant contre sa peau. Il ne suffoqua pourtant pas, pas trop en tout cas, profitant d’une accalmie de ses cinq sens pour s’abandonner tout entier au silence, observant les jeux de lumière qu’offrait le jour en épousant la verdure. Il ne remarqua donc pas ses genoux glisser de l’avant, emportant son buste replié sous ses épaules. Son front vint se poser, libéré de l’entrave musculaire de son cou, sur l’herbe compatissante. Il s’endormit là. Les vigiles le remarqueraient bien incessamment sous peu, quand ils en auraient envie ou que ça les dérangerait le moins. Il n’avait pas à s’en faire. Ils enverraient les éboueurs de garde, à coup sûr, l’arracher à ses contemplations. Après l’avoir ramassé, ils transmettraient sa carcasse directement chez l'équarrisseur, qui l’incinèrerait, lorsque ce dernier aurait récupéré son dû. Rien ne se perd, rien ne se crée. Et le tour serait joué, une fois de plus. Leurs écrans auraient dû les prévenir, c’est vrai. On est en droit d’attendre qu’une alarme sonne quand on porte leurs puces sous-cutanées obligatoires et hors de prix. Que quelque chose ou quelqu’un se manifeste. Avec tous ces bidules plein les bras, ce fichu système devrait se mettre en branle. Dommage que l’entraide ne soit pas sa fonction. Paraît-il que ça ne rapportait rien, comme l’art ou la culture. Un sac de viande, une dépouille inerte, que croyez-vous que ça change ?
Des pensées s’enfuirent entre ses doigts. Il crut les sentir dans sa paume lui échapper doucement, une caresse après l’autre, tandis qu’un halo d’impressions chaleureuses le transportait, petit à petit plus profondément, au creux de son immobilité. Il soupira, réconcilié, puis s’évada plus en avant dans les sensations brillantes qui s’ouvraient devant lui.
Plus bas, une autre bande de canailles en uniforme jaillit par endroits, remontant de plusieurs repaires à la fois vers ce tas de chair inanimée. Là-haut, un petit cercle se forma, laissant surgir au-dessus de ces têtes frêles, de noirs bâtons de bois, véritables rayons d’ombres occultant le soleil.