LA TRANSMUTATION D’ALPHONSE GUPPY

-Avant-propos-

Ce texte à caractère un tant soi peu autobiographique, avouons-le, écrit sous forme de saynète, traite (mais y parvient-il ?) du phénomène de la double identité. Cependant, à l’inverse du fameux docteur Jeckyll, Alphonse Guppy s’élève vers un état gazeux, moléculaire, le temps d’un bref instant. ( Sont-ce là les effets engendrés par la prise de morphine ? Nul ne saurait le dire. )

  « Quelle différence entre Dieu et un chirurgien ?
  Dieu, lui au moins, ne se prend pas pour un chirurgien » Freddy Meyer

I-La rencontre -

La pathologie d’Alphonse Guppy se perdait dans les dédales du temps. Tous les six mois, invariablement, il rejoignait le service du docteur Block. Ils se connaissaient donc de longue date et s’appréciaient mutuellement. Le jeune Albert Block, alors étudiant en médecine, avait choisit d’être missionnaire en Afrique, au Congo Brazzaville plus précisément, où il prodiguât de bons soins dans les endroits les plus déshérités des faubourgs de la capitale durant quatre années.

De retour dans l’hexagone, il passait avec succès son doctorat puis, plus tard, son professorat fut acquis avec mention. Il devint alors chef de clinique et ce n’est non sans un certain plaisir qu’il retrouvait Alphonse Guppy dans son établissement. A l’évidence, il existait entre Block et Guppy une entente de bon aloi et ils aimaient à échanger quelques propos enrichissants l’un et l’autre. Sans doute le bon docteur négligeait quelque peu sa vie de famille afin de parler avec Alphonse. Intarissables sur moults sujets, tous deux se laissaient embraser par la virulence de leurs propos ; Ils avaient le verbe facile et la verve passionnée.

Ainsi, au cours de nombreuses discussions philosophiques, ils projetaient leur propre vision du monde : tout y passait ; les mythes, les religions, le culte des morts, d’où la théologie dans les peuples et dans l’histoire, la psychologie, les arts, le jeu d’échec, l’invention de la poudre... bref, l’évolution, les sociétés à travers les âges.

Débats passionnés car ils étaient souvent en désaccord :

Le docteur Block se félicitait du progrès de la technologie tandis que, le plus souvent, Alphonse faisait allusion au déclin de la culture. Ainsi s’en suivaient des joutes verbales interminables, chacun argumentant son opinion. De là naquit une amitié inaltérable, un lien profond, une complicité sans faille.

II- La proposition -

Toujours est-il qu’Alphonse rêvait d’un long voyage : Il désirait ardemment suivre les traces d’un célèbre explorateur et savant du XVIIIem siècle, William Tuffnel, car il avait la passion des découvertes, la soif du savoir, et entreprit donc ce périple, in petto, sans même se soucier des éventuelles conséquences qu’occasionnerait une telle aventure.

Son tour du monde dura trois années entières et c’est dans un état d’extrême fatigue et de souffrance qu’il revint voir le bon docteur Block. Ce dernier, conscient de la douleur de son ami, lui proposa les derniers remèdes connus : Il s’agissait de morphine et autres expédients de même nature. Alphonse refusa alors tout net, et lui arguant ces quelques explications, il lui tint à peu près ce langage :

III- Le bilan -

  « Le créateur, quel qu’il soit car je suis athée (grâce à Dieu), a bien fait de ne pas briser le moule de ma conception ; En effet, je suis plutôt satisfait de mon sort et ne me plaint nullement de ma condition. A l’heure où j’entame une seconde moitié de siècle d’existence, à la croisée des chemins, au point de non-retour si j’ose dire, je fais le bilan et constate que, globalement, les riches émotions, les découvertes sans cesse renouvelées parviennent à voiler, si ce n’est occulter, les douloureuses ombres du passé.

Je me dois ici de citer feu le baron de Montesquieu qui fort justement disait :
  "La douleur nous ennoblit, et d’en sortir vainqueur l’on en reçoit du lustre" -

Et bien voyez-vous, mon cher ami, je pense que cette citation traduit parfaitement ma pensée. J’irais même plus loin et m’en vais vous confier un secret, secret qui ne sera connu que de vous seul. »
  « Vous me flattez. »
  « Mais non, mais non. Je vous dois bien cela. Il est évident que chacun suit son parcours personnel, sa propre expérience... »
  « Cela va de soi. Toutefois vous éveillez ma curiosité. »
  « Et bien voici : en ce qui me concerne, un instant de bonheur, ne serait-il que fugace, est croqué à pleines dents, goûté avec volupté... »
  « Il n’y a rien là que de plus naturel et, vous connaissant, le contraire m’eut étonné »
  « Certes, mais laissez-moi continuer... »
  « De grâce, expliquez-vous ! »
  « Soit, alors écoutez ceci : ce délicieux instant prend une dimension cosmique, jugez-en plutôt ;

IV- Morphéus -

  « D’abord un silence vaporeux, bienfaisant, entoure tout mon être. Il m’envahit : C’est le calme précédent la tempête. Me voici cerné, enveloppé par la ouate, l’univers entier n’est plus qu’une immense balle de coton. Puis, comme enivré par l’hydrogène éthéré de la genèse, je me trouve en totale osmose avec les éléments : L’eau, l’air, la terre, le feu mais aussi la flore, l’ensemble du microcosme animal et tous les constituants de la matière entrent en une farandole effrénée m’entraînant irrésistiblement dans le vertige d’un tourbillon sans fond, du moins prodigieusement abyssal et sombre... Je suis en totale fusion cosmologique,à la fois spectateur incrédule et participant à cette liesse. Est-ce une vision de l’infini ? »
  « Mais alors... »
  « Détrompez-vous mon très cher ami. Toutefois avant de vous narrer la suite de mon étrange expérience, je me dois de vous conter cette singulière rencontre que je fis lors de mon périple autour du monde. »
  « Je brûle d’impatience... » 
  « Je m’en voudrai de vous laisser en haleine, voici donc ce récit :

V- Le Samadhi -

  « Quelque part sur le globe, aux Indes, Goa, une ville semble prospère grâce au commerce des épices à destination de Lorient. C’est non loin de cette cité que je fis la rencontre d’un curieux moine, tout de rouge vêtu avec une écharpe jaune et une drôle de coiffe en forme de cloche.

Il m’a dit être bouddhiste et ne suivait donc pas les dogmes de la chrétienté. La-bas, la langue utilisée par ce clergé se nomme Sanskrit, c’est un dialecte qui n’a aucun trait commun avec nos racines latines, cependant par un étrange jeu d’esprit il réussissait parfaitement à me communiquer ses pensées, tout comme il comprenait les miennes. »

  « Diantre ! Ce pourrait-il que ce peuple soit habité d’un sixième sens ? »
  « Cela me semble en effet fort probable. Avez-vous lu ce fameux manuscrit de Lobsang Rampa, Le troisième oeil ?
  « Certes, mais je ne pensais pas que ce fût possible ! »
  « Toujours est-il que lorsque je lui parlai de ma singulière ascension, de ma fusion cosmique, il me répondit que, chez eux, cet état porte un nom : Le Samadhi, et m’expliqua que l’atteinte de ce nirvana était le but d’une recherche permanente, l’ultime récompense, l’accomplissement d’une vie, car à ce moment le corps est sublimé, totalement déconnecté du monde matériel ; Toute notion extérieure disparaît et seulement quelques rares élus y parviennent. »

  « Fichtre ! Croyez-vous ceci possible ? »
  « En effet je le pense car je vais maintenant vous délivrer le déroulement de cette étrange alchimie que constitue mon propre vécu. »
  « J’ai hâte de vous entendre. »

VI -Le maelström -

  « Vous vous souvenez qu’au début de cette discussion je vous faisais part qu’un instant de bonheur, une joie intérieure ou tout autre plaisir, fut-il furtif, me plonge dans une fantastique farandole, un vertige effréné m’attirant irrésistiblement vers un insondable tourbillon ?
  « Si fait, si fait. »
  « Et bien voici le plus curieux : Je reste immobile, suis-je détaché de mon enveloppe charnelle, tout comme pour le Samadhi bouddhiste ? Nul ne saurait le dire. »
  « Un observateur extérieur peut-être ? ... »
  « Vous connaissez bien sûr Atlas, cet incommensurable géant qui, puni par Zeus, supportait à lui seul notre globe terrestre ? »
  « Fort bien, il est de fait que la mythologie gréco-romaine engendra de tel demi-dieu, mais je ne vois pas... »
  « Et bien figurez vous que moi, à l’inverse, très cher ami, défiant les lois de la cinétique gravitationnelle, je ne suis rien moins qu’une particule atomique, noyée, fondue, dans ce formidable creuset primitif ; Me voici mué en infime poussière galactique, entraîné irrésistiblement dans l’œil du cyclone d’une extravagante nature en liesse, me nourrissant goulûment du royal nectar qu’est ce concentré d’énergies fusant au centre de cet impressionnant, gigantesque et mirifique quoique monstrueux maelström. »
  « Palsambleu ! Est-ce possible ? »
  « Sans nul doute, à la vérité, car ce que je viens de vous décrire je le ressens au plus profond de mon être.

 Et puis le phénomène s’estompe, lors un grand silence m’assaille : Je redescends sur terre, lentement, très lentement. Il est un fait qu’au terme de cette aventure je me retrouve, bien entendu, usé, fatigué, étourdi très certainement, mais indubitablement... J’en reçois du lustre ! Du moins il me plait de le croire, et nul doute que l’expérience est chaque fois renouvelée avec bonheur !

Alors les paradis artificiels ? Non merci cher ami. »

Pascal Coquet, 20.12.05