New York, Sandy, et moi

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Sandy, "la tempête du siècle", s'abat sur New York en octobre 2012. Plongée dans le noir, une Française expatriée nous raconte ces quelques jours qu'elle n'est pas près d'oublier.

Chère Sandy,

Tu permets que je t'appelle Sandy ? Après tout, toi et moi on se connaît bien maintenant.

New York, 28 octobre 2012

J-1, dimanche, Brooklyn

Tu as commencé à souffler gentiment sous les jupes des filles, mais je jouais les indifférentes. J'aurais dû me méfier : quand les actualités commencent, au lieu de finir, par le bulletin météo, c'est du sérieux. « La tempête du siècle », qu'ils disaient. Mais toi Sandy, tu n'allais pas m'intimider, moi la New Yorkaise.

Bientôt cinq ans que j'avais posé mes valises dans la grosse pomme et je n'étais pas du genre à me laisser dérouter par ses catastrophes naturelles en tout genre : neige, canicule, bed bugs, chagrins d'amour. If you can make it here, you can make it anywhere. New York vous donne l'impression d'être invincible.

La veille de ta venue, nous sommes allés faire du roller à Brooklyn avec mon ami Emmanuel, l'aventurier. Était-ce tenter le diable ? Si les employés du département Parks and Recreation ne nous laissaient ni boire, ni fumer sur les pelouses publiques de la ville, alors certainement ils n'allaient pas ouvrir les grilles de Prospect Park quand un arbre risquait de nous tomber sur la tête.

Après cette balade revigorante, il était temps de rentrer car la rumeur avait commencé à enfler : « Les métros vont fermer à sept heures ce soir ». Aussitôt, je sentais l'angoisse monter : une peur de citadine trop gâtée, habituée à pouvoir prendre le métro à toute heure du jour ou de la nuit. Direction "la maison" : j'habitais avec deux colocataires dans le East Village, sur la 2nde avenue au niveau de la 3e rue.

Jour J, lundi, East Village

J'ai passé la journée dans mon royaume : ma chambre. Elle n'était pas très grande, mais toujours bien rangée. A onze heures, j'ai descendu les deux étages qui me séparaient de la boîte aux lettres pour découvrir que le New York Magazine n'avait pas été livré. Sandy, tu commençais déjà à m'énerver ! New York vous donne l'impression d'être à votre service 24/7.

Je sortis aussi de mon antre pour aller étudier ce qui se passait sur la 2nde avenue, visible depuis les fenêtres du salon. Le Lavomatic, la supérette, et le pub d'en face étaient toujours ouverts. L'odeur de lessive propre, des mini pots de Ben & Jerry's et des bières fraîches à portée de main : ma civilisation était toujours intacte.

Nous n'étions que deux dans l'appartement. Ma colocataire fille était absente, en voyage au Canada dans sa famille. Mon colocataire garçon, plus âgé que moi, mais qui n'avait jamais voulu me révéler son année de naissance, rôdait dans les parages.

Et je dois vous dire que nous ne nous entendions pas. Drôle d'expression d'ailleurs, car nos conversations houleuses explosaient régulièrement les quotas de décibels acceptables. Je devais donc commencer à m'ennuyer sérieusement car je réussis à lui adresser une parole presque aimable : « Arthur, tu as vu tous ces gens qui promènent leurs chiens dans la tempête ? Unbelievable! »

J'étais en quarantaine, mais avec tout le confort moderne : Facebook ! Skype ! Netflix ! Je suis restée connectée avec le monde extérieur jusqu'à 8.32pm, heure à laquelle nous avons perdu le courant. Sandy et moi : il était temps de faire les présentations officielles.

Oh mais j'étais prête ! J'avais sorti mon "kit de survie" spécial tempêtes. Une bougie parfumée à la rose que l'on m'avait offerte lors de mon dernier passage à Paris et que je n'avais jamais allumée. Je ne fumais pas, mais j'avais gardé les allumettes d'un restaurant de mon quartier, The Meatball Shop, parce qu'elles étaient distribuées dans une jolie boîte solide. Dans mon frigo : de la bière bien sûr, un pack de jus d'orange XXL de chez Trader Joes, et quand même, de l'eau. Dans mes placards de cuisine : du café instantané, du café non-instantané, du foie gras en conserve et des crackers. Quoi d'autre... du spray anti-moustiques ?

Contrairement aux préjugés anti-Français qui persistent encore à New York, j'avais déjà pris ma douche quotidienne (je m'étais même lavé les cheveux). J'avais fait la vaisselle. Mon téléphone était chargé. J'avais oublié de passer au Lavomatic avant que la tempête ne s'abatte sur nous, mais je comptais encore cinq culottes propres, plus que de nécessaire ! Surtout, j'avais regardé les deux premières saisons de The Walking Dead, et étudié avec attention la technique des héros de la série. S'ils étaient capables de survivre à une attaque de zombie déchaînés, je pouvais bien endurer une panne de courant prolongée.

Dehors le vent et la pluie s'en donnaient à cœur joie. La nuit était tombée et la seule source de lumière provenait des phares des voitures de police patrouillant notre quartier pour s'assurer que les magasins n'étaient pas vandalisés. Mon colocataire avait allumé les bougies (non parfumées) de son stock à lui, mais impossible d'y voir assez clair pour lire (mais comment faisait Montesquieu ?). Tout ceci était extrêmement frustrant. New York vous donne l'impression que vous n'avez jamais une seule minute à perdre.

Il n'y avait donc plus d'électricité dans tout le quartier, plus de lumière, plus d'internet, mais mon smartphone fonctionnait toujours parfaitement. Et comme nous avions toujours de l'eau courante froide ET chaude, ainsi que le gaz des plaques de cuisson, j'en profitais pour cuisiner des pâtes que je n'ai pas partagées avec Arthur. La hache de guerre n'était pas encore totalement enterrée.

Je consultai mon téléphone. Rien depuis la France à cause du décalage horaire, rien de ma meilleure amie new yorkaise. J'essayai de ne pas trop m'en inquiéter. Depuis le 11 septembre, New York vous donne l'impression que quelque chose de grave peut arriver à tout moment. Soudain, mon téléphone se réveilla : un message de mon ex-boyfriend, après des semaines sans aucun échange, « Ça va ? », que je laissai sans réponse. Nous avions traversé notre tempête à nous... Tu vois Sandy, je n'étais pas une novice.

Quelques minutes plus tard, mon téléphone rendit l'âme : la batterie était toujours chargée mais plus de connexion avec le monde extérieur. Le moment le plus effrayant de cette première journée en ta compagnie, chère Sandy… Je m'endormais, enfin, au son des sirènes de police, charmante berceuse urbaine. J'ai rêvé que le courant était revenu.

J+1, mardi, East Village

Couchée tard, levée tôt. Je sortis un bras de dessous la couette pour allumer ma lampe de chevet, rien. Je sortis un deuxième bras (ouf, le compte était bon) pour attraper mon téléphone et vérifier les barres AT&T sur mon écran, rien. Mais tout n'allait pas si mal. Une douche chaude plus tard, je bénissais la lumière du jour, un mug de café au lait chaud à la main, savourant un reste de gâteau sorti du congélateur qui était en train de se liquéfier.

Les pluies violentes avaient cessé, mais le ciel restait lourd et menaçant. Mon colocataire encore plus matinal que moi, s'était déjà aventuré assez loin (100 mètres pour être exacte, la supérette étant toujours ouverte) pour nous ravitailler en nouvelles fraîches, piles, et deux lampes de poches. Il me tendit celle qu'il avait achetée pour moi, décorée d'un motif léopard. Nous faisions des progrès. Et l'autre bonne nouvelle c'était que notre maire, Bloomberg, allait s'adresser à la population new yorkaise à onze heures. Le quartier s'était passé le mot, dans ce genre d'échanges entre inconnus qui ne se produisent que lorsque les circonstances forcent à l'empathie.

Nos voisins adjacents, que je n'avais jamais rencontrés avant ce jour, nous avaient invités à venir écouter l'annonce mayorale sur une authentique radio boombox des années 1990. Et ce n'était pas la seule relique incongrue que je découvrais de l'autre côté du mur. Nous avions atterri dans une hallucinante caverne d'Ali Baba où des piles et des piles de livres et autres babioles en tout genre ne laissaient même plus passer la lumière. La configuration de l'appartement était parfaitement identique à la nôtre et pourtant, nous étions dans un univers parallèle.

Comme dans les films qui se passent pendant la Seconde Guerre mondiale, à onze heures précises, nous étions tous bouche bée autour du poste, buvant les paroles solennelles de Bloomberg. A ma grande surprise, il prononça son discours en Anglais puis en Espagnol. New York vous donne l'impression de parler toutes les langues.

La visite de Sandy nous laissait affaiblis, voire ravagés. Mais les employés municipaux travaillaient déjà sans relâche pour réanimer la ville qui ne dort jamais. Cependant, pour le blackout, il allait falloir encore être patients. Fée électricité ? Frères Lumière ? Flash Gordon ? Power Rangers ? Où étiez-vous passés ?

Tandis que je restais dans ma chambre douillette, mon colocataire, courageux ou inconscient, décida d'aller se promener à la nuit tombante. Et ce ne fut que bien plus tard, dans l'obscurité la plus totale, qu'il fit son retour. Entre temps, je m'étais réinstallée dans le salon, où le spectre des bougies flottait sans relâche sur les murs. Lorsque la clé tourna dans la porte, me signalant l'arrivée d'Arthur, je fus prise d'un soulagement immense. Non pas que je me faisais du souci pour lui, mais vous savez à quel point on s'ennuie quand on a pour seule compagnie le son de sa voix intérieure ? Cette fois-ci nous avons dîné, ensemble, aux chandelles ! Puis je m'endormais, enfin, au son des sirènes de police, charmante berceuse urbaine. J'ai rêvé que le courant était revenu.

J+2, mercredi, Midtown

Je dormis plus longtemps que la veille, mon corps commençant sans doute à comprendre que ma vie tournait au ralenti. Je vérifiai ma lampe de chevet et mon téléphone portable. Toujours rien. Douche, café, vous connaissez la chanson. Mais aujourd'hui j'étais prête à aller explorer New York post-Sandy ! L'annonce de Bloomberg nous avait confortés dans ce que nous avions pu deviner en nous penchant à la fenêtre : la coupure de courant ne s'étendait pas au-delà du Chrysler Building toujours illuminé. Notre appartement de l'East Village, situé au niveau de la 3e rue, était dans ce que l'on surnommait la dark zone, qui s'étendait de la pointe sud de Manhattan à la 39e rue environ. Bien décidée à quitter le côté obscur de la force, il ne me restait plus qu'à faire un peu de marche.

Le ciel était enfin de nouveau bleu. New York vous donne l'impression d'être toujours, toujours, ensoleillée. Quel bonheur de pouvoir me dégourdir les jambes ! Quelques arbres barraient le trottoir, mais le plus grand danger provenait des voitures, autorisées exceptionnellement à rouler sans feux de circulation. Comme prévu, la terre promise se situait au niveau de la 40e rue, où je fus accueillie par un New York comme si rien ne s'était passé. Mon premier réflexe ? Consulter ma boite mail. Il y avait toute une série de messages non lus provenant de... ma salle de sport : « Bonjour, nous sommes toujours ouverts ! » Puis : « Bonjour, nous envisageons d'ouvrir demain et vous tiendrons au courant ! » Et enfin : « Bonjour, nous sommes fermés jusqu'à nouvel ordre mais vous êtes invités à vous rendre dans nos salles situées uptown sans aucun frais supplémentaires ! »

En manque cruel de voix et visages familiers autres que celui d'Arthur, et sans me soucier de qui pouvait bien être au travail ou non à cette heure de la journée (vue la situation, beaucoup de bureaux hors de la dark zone étaient également fermés), j'essayai frénétiquement de joindre mes contacts les uns après les autres. Pas de réponse. Incontestablement, il me fallait de nouveaux amis. New York vous donne l'impression d'être le centre du monde.

Désœuvrée, je me réfugiai dans le lobby d'une branche de la banque Wells Fargo où les sièges en cuir semblaient me tendre les bras. Une employée s'approcha de moi : "-Elle : Bonjour je peux vous aider ? - Moi : Non. - Elle : Vous êtes cliente chez nous ? - Moi : Non. - Elle : OK."

Elle avait dû deviner mon badge invisible, celui sur lequel on peut lire : « Je viens de la dark zone et mérite un traitement de faveur. » Je le portais fièrement, ce badge, même si au fond de moi je savais bien que je n'avais aucune vraie raison de me plaindre. Sandy, tu m'avais un peu embêtée, certes, mais même si tu avais fait monter les eaux de façon vertigineuse dans mon quotidien bien ordonné, ce n'était pas la mer à boire. Un pourcentage conséquent de la population new yorkaise vivait une situation bien plus critique que la mienne, et pourtant, mettre les pieds dans cette partie de la ville où le monde semblait ne jamais s'être arrêté de tourner m'avait rendue particulièrement vindicative. Je me voyais comme une passagère de seconde classe sur le Titanic, confrontée à la condescendance des passagers de première qui n'avaient aucune idée de ce que j'étais en train de vivre.

Finalement mon téléphone se mit à sonner : mon ami Emmanuel, vous savez, l'aventurier ! Alors que lui faisais le récit détaillé de ces derniers jours, fidèle à sa réputation, il décida qu'il devait s'exiler volontairement de son quartier du Upper West Side pour aller voir à quoi ressemblait la vie dans la dark zone. C'était décidé, nous allions passer le reste de la soirée dans mon quartier.

Des amis français habitant comme moi le East Village avaient justement eu l'idée géniale de me proposer de les rejoindre dans l'un de ces bars éclairés aux chandelles qui étaient restés ouverts malgré Sandy. Il ne nous restait plus qu'à les retrouver.

Emmanuel et moi avons sauté dans un taxi jaune pour une virée que je n'étais pas prête d'oublier : la traversée d'une bonne partie de Manhattan plongés dans le noir le plus complet avec un chauffeur plutôt à l'aise vu les circonstances.

Moi, je l'étais un peu moins. Lorsqu'il nous indiqua qu'il souhaitait nous déposer au niveau de la 14e rue pour faciliter la suite de son trajet, je m'exclamai aussitôt : « Sir, je veux descendre en dessous de la 14e, en dessous !!! » Il était hors de question que je traverse cette intersection sans aucun feux de circulation pour réguler le flot de voitures avec ma lampe de poche léopard comme seul rempart.

Mon téléphone comme celui d'Emmanuel étant de nouveau bons à rien, je fus agréablement surprise de retrouver rapidement mes amis vers la 11e rue. Mais comment faisait-on avant ? Notre petite bande se fraya un chemin vers St Marks Place, groupés derrière notre nouveau leader, mon ami avec sa lampe de poche massive qui pouvait éclairer à plusieurs mètres devant nous et se reconvertir en matraque en cas de besoin. Parfait ! Nous avons d'abord croisé des gens du quartier agglutinés autour d'un générateur comme des chacals, d'autres attablés dans des restaurants de fortune. Menu du jour : pizza ! À la carte : pizza. Et sinon vous reprendrez bien un peu de pizza ? Conclusion : en cas de coupure d'électricité, le four à briques reste une valeur sûre.

Nous avons jeté notre dévolu sur un bar qui servait de la bière fraîche, et qui avait donc fait un excellent usage des packs de glace distribués gratuitement par les autorités. À chacun ses priorités. Nous étions très joyeux, l'effet de alcool, mais pas que. Emmanuel avait eu raison de venir dans la dark zone, nous étions en train de vivre un moment bizarrement magique. Autour de nous, les discussions allaient de bon train : Sandy était sur toutes les lèvres.

Sur le chemin du retour, nous avons éteint nos lampes de poche quelques minutes. Au-dessous de nous, les étoiles brillaient aussi fort qu'à l'accoutumée mais, pour une fois, nous pouvions profiter du spectacle. New York vous donne l'impression que le ciel vous appartient.

J'arrivais à l'appartement excitée comme une puce par la perspective de le quitter le lendemain. En effet, ma meilleure amie m'avait contactée plus tôt dans la journée pour me proposer d'aller me réfugier quelques jours chez ses parents qui vivaient dans une banlieue chic au nord de Manhattan. Leur grande maison, que j'adorais, avait été miraculeusement épargnée par Sandy. Je m'endormais au son des sirènes de police, charmante berceuse urbaine. J'ai rêvé que le courant était revenu.

J+3, jeudi, New Rochelle

J'étais plus que prête à quitter la seconde classe, direction New Rochelle. Comme il me restait encore quelques heures à tuer, je marchais des blocks et des blocks vers le nord (ma salle de sport était toujours fermée, mais je n'allais pas me laisser abattre). Soudain, je me retrouvai nez à nez avec la boutique Ladurée qui venait d'ouvrir dans le Upper East Side. Une parfaite coïncidence. Je décidai donc d'en profiter pour acheter une sélection de macarons à mes hôtes. Les conditions climatiques extraordinaires justifiaient des indulgences gastronomiques extraordinaires.

C'est donc arborant un beau sac couleur vert-pastel qui m'avait coûté un joli paquet de billets couleur vert-bouteille que je retrouvais mon amie pour m'engouffrer dans la frénésie de la gare Grand Central. Tous les trains étant exceptionnellement gratuits notre rame était bondée, mais le voyage ne durait qu'une demi-heure et ses parents nous attendaient à la gare d'arrivée pour nous conduire à la maison en voiture.

Contrairement à Manhattan, leur quartier n'était pas divisé en deux zones clair/obscur mais en une multitude de poches où l'électricité manquait. Pourtant, pendant le court trajet à travers New Rochelle, je ne remarquai même pas qu'un feu sur deux n'était ni vert, ni rouge, mais noir comme un œil fermé. J'avais l'impression d'être enfin à bord d'un canot de sauvetage du Titanic. Cette nuit-là chez eux je dormais comme un bébé.

Sandy, tu n'avais pas eu raison de moi, même si quelques semaines plus tard je me retrouvais assise dans un vol aller-simple pour Paris... mais ça, c'est une autre histoire. New York, ce n'est qu'un au revoir.

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