Blue Moon
odeanox
Il est 5h30, je n'ai pas dormi.
Il fait froid. Dehors il neige. Bruit sourd des flocons qui s'écrasent. On n'entend rien. Personne n'est là. Monde vide.
Il est 5h30, je n'ai pas dormi.
Je lis et relis les mots qu'elle m'a écrits :
Don't have a choice.
Please forgive me.
Il est 5h30, je n'ai pas dormi.
Je sais ce qu'il me reste à faire.
Elle est apparue dans ma vie un soir où il n'y avait plus rien, un soir un peu comme ce matin. J'étais sur un pont parisien, les pieds dans le vide, au milieu de gamins blindés d'alcool et qui n'avaient rien remarqué. Je pleurais. Je venais de perdre ma vie, mes mains saignaient, mon sang avait gelé. Comment peut-on vivre alors que la lumière a déserté l'univers ?
Les pieds dans le vide je contemplais l'eau. Elle était jolie l'eau, pleine de reflets des lampadaires. Elle était attirante, ses flots noirs aux bras tendus.
Je la contemplais, le souffle en suspens. Il n'y avait plus rien d'autre à faire. Plus qu'à
The view, jolie n'est-ce pas
J'ai tourné la tête vers la voix coupeuse de pensées. Une brune si frêle que j'aurais soufflé dessus elle se serait envolée. Elle m'a souri, quelque chose s'est déchiré, puis elle m'a frôlé la main et je suis devenue éclat.
Elle était américaine. De Louisiane. Brune comme on n'en fait que là-bas. Haute et droite, distinguée, zeste de vieille noblesse française. Des yeux sombres et un sourire d'amérindienne. Des mains très blanches comme les dames du temps jadis. De petits pieds glissés dans des escarpins bleutés, le reste de son corps dans des robes hors de prix, sorties de boutiques seules connues d'elle, réminiscence lointaine des années folles. Entourée de mystère, presque indéfinissable.
Elle dansait jusque tard le soir pour des garçons qu'elle n'aimait pas, parce que selon elle les garçons pas d'harmonie. Ils la payaient plus que bien, sans qu'elle fasse rien de plus pour eux. Il faut dire qu'elle était hallucinante, rien que par son prénom, celui qu'elle s'était choisi : Moon.
Elle parlait mal français, un accent si charmant qu'on savait tout de suite d'où il venait, ne pouvant s'empêcher de manger les r et les mots pour les défigurer. C'était sa plus grande spécificité, ce qui faisait d'elle un miracle : transformer le langage.
Ainsi ce soir de mai, m'avait-elle tendu la main, ramenée au sol. Elle ne m'a pas embrassée, mais c'était tout comme. Déjà je lui appartenais, déjà je n'existais plus que sous son égide, le fond des nuits secrètes qu'on murmure et qui planent, encore, encore.
Nous avons très vite quitté Paris, Paris la sinueuse qui n'offrait plus de place.
Elle m'a emmenée à La Nouvelle Orléans, la ville du commencement. J'y suis devenue cri, affolée par tout, dévorée. Nous avons emménagé dans un petit appartement, un corridor charmant où la nuit nous étions réveillées par des bruits de vaisselle cassée, avec une vieille voisine complètement barge qui passait son temps à appeler son chat mort depuis quinze ans. Le matin, Moon se réveillait disloquée, le maquillage salopé, des traces de rouge à lèvres baveur plein l'oreiller, à sourire parce qu'elle m'avait réveillée, que je la menaçais du regard et que mes insultes en français étaient fucking gorgeous, qu'elle n'en comprenait que la moitié et que l'autre moitié était la plus gentille. Je finissais par m'attendrir et m'évaporer, parce que Moon était Moon et que ses doigts, tout son corps, tout son esprit, toutes ses douleurs même faisaient d'elle un être infini.
Elle se levait alors, faisait du thé. Le jour encore bleu nuit se levait à peine, au-dehors les bruits sourds faisaient comprendre que la vie avait repris le dessus : clochers, sifflements, tambours battants. Des papiers froissés, un vent discret, léger, qui s'infiltrait sous les vêtements. C'était l'automne, on aurait dit le printemps, éternel recommencement.
Nous vivions de rien mais nous étions heureuses. Parce que nous étions deux, parce qu'il y avait des étoiles plein le plafond et parce que nous savions que nous allions mourir, et que maintenant que notre vie était emplie, cela ne nous gênait plus.
Elle partait travailler, je la suppliais don't go, elle souriait, répliquait une horreur (tu faux working to live) et s'en allait. Avec elle partait tout l'air. Alors je me recouchais, et pour ne pas étouffer, faisais des rêves où Moon dansait dans tous les sens, agitait les doigts et faisait trembler l'univers.
C'était une sorcière à sa façon, une fée dissipée qui passait son temps à faire l'amour et fumer, empreinte de luxure et libre, au désespoir libre, si libre que parfois ma vue la perdait, tant elle allait vite, tant elle étendait les bras et planait, perpétuelle défenestrée qui jamais n'aurait pu mourir. Comment aurait-elle pu, dans le creux de son sein se logeait le secret de l'existence tout entière.
Je marchais des heures. J'aimais découvrir la vieille ville, son insatiable secret, feuilles d'automne en pagaille, memento des instants qui chavirent et finissent en invisible.
Je marchais et je contemplais, rues bigarrées, population de tous bords, silencieuse et troublante. Les gens me regardaient, me dévisageaient, peut-être étonnés, et s'en allaient. Personne ne parlait, tous ne faisaient que regarder, tous semblaient presque désolés.
Je n'en avais cure. Mon esprit était tourné vers Moon, l'aspect azur de ma vie, le peuplement d'horizon qu'on connaît seulement quand en son cœur les grésils s'éternisent et qu'au ventre les pleurs s'accélèrent.
Avant Moon je n'existais pas.
Je n'avais pas de prénom.
Ma famille venait du néant.
Les amis je n'en avais pas.
Je n'existais pas.
Elle m'avait créée, faite à son image, créature de la nuit qui sur un jazz danse, se dénude, tend la main et au dernier moment, sort ses griffes, devient succube et aspire tout.
Un jour j'ai appris qu'elle avait beaucoup de relations, d'autres relations.
Elle avait argué en plaidant que c'était moi qui vivais avec elle, que les autres n'étaient rien, qu'elle avait juste besoin de sentir des corps, tous les corps, comprendre un peu quelle odeur avait leur sang. Que moi c'était différent. Elle s'était jetée à mes pieds, avait geint Please adore me, please, can't live without. Elle s'était relevée. Sur ses joues blanches coulaient des larmes dorées. Elle était magnifique. Comment ignorer le sublime, le si rare sublime ?
Alors je l'avais prise dans mes bras, et j'avais pardonné. Elle avait continué, avoir des relations, mais moi j'étais au-dessus, tout au-dessus. Elle finit par m'appeler sa rareté, le seul mot français qu'elle prononça jamais correctement.
Un jour je suis allée la voir danser.
Elle est devenue suspens. Ses pas étaient en envol, ses mains tordaient l'atmosphère, ses cheveux flottaient, ses yeux étaient flammes. Puis elle s'est évaporée et tout le monde a soupiré d'extase, et le silence s'est fait.
Après elle m'a vue, et son regard sombre s'est troublé, m'a troublée, comme si ce n'était plus elle, comme si son corps contenait des milliers d'entités.
Je sais ce qu'il me reste à faire.
Il est six heures du matin. Il y a peu de monde. L'air est froid, immobile. Il n'y a personne.
Je pleure.
Je remonte à l'appartement.
Elle est là, en tailleur. Le dos courbé, si maigre, aux os si palpables qu'on croit y distinguer des ailes.
Elle pleure. Ses mains tremblent. Ses cheveux s'éparpillent. Ses yeux tournent en tout sens.
Elle me voit.
Me contemple.
Je l'embrasse, sa peau pâle et ses yeux sombres.
De nouveau, j'ai l'impression qu'elles sont milliers.
Les chants originaires du monde, invocations sinueuses des déesses-mères, tambours et cris, hallucinations.
Elle s'élève.
Mes mains tremblent. Mes yeux tournent en tout sens. Elle aspire ma force. Elle ne peut s'empêcher de le faire. Elle murmure. Elle pleure
Please forgive me.
Don't have a choice.
Please forgive me.
Mes mains se fripent, ma peau se parchemine, mes cheveux deviennent ange, ma langue se tord en flammes.
Moon m'aspire, et au-dehors, six heures du matin, la lune me regarde - la Louisiane m'accueille enfin, et enfin je me désagrège, par amour je m'envole, je finis dans le cœur de Moon, ma si rare Moon, mon ultime amour dont s'écoule le sang rouge.