Sur les bords de l'Hudson River

Camille

J'adorais ces moments, assis tous les deux au grand air, elle sur son tabouret devant son chevalet, essayant de saisir quelques instants de vie, et moi sur mon banc face à la belle statue qui surveillait l'Hudson. Oui c'était mon banc, de toute façon personne d'autre ne s'asseyait dessus – évidemment je l'occupais tout de même une grande partie de la journée - il était vieux, presque pourri, la peinture verte l'avait depuis longtemps déserté, mais je l'aimais bien. Et d'autres personnes devaient y avoir passé du bon temps, si j'en croyais les diverses inscriptions, dont certaines devaient dater de mes vingt ans. Je regardais ma femme esquisser le portrait de deux jeunes amoureux, et ils me rappelèrent soudain cette journée que nous avions passée ensemble alors que nous finissions le lycée, assis dans l'herbe, nous évoquions l'avenir et tout nous semblait possible... C'était dans une autre vie, il y a longtemps, mais tout ce chemin nous l'avions parcouru ensemble. Ma femme ! Elisa ! Une petite brune, enfin poivre et sel maintenant, énergique, enthousiaste et pleine de vie... Elle est magnifique ma femme, le soleil joue avec ses cheveux, et ses lèvres s'étirent dans un petit sourire. Je crois que ce sont ces deux-là, qu'elle représente sur sa toile, qui l'amusent à se regarder comme si le monde autour d'eux avait disparu. Ma femme, elle sent quand je la regarde, c'est comme si elle lisait dans mes pensées. Elle se retourne, et le sourire qui s'était dessiné sur son visage se transforme en éclat de rire, ses yeux gris-bleu se plissent, et plus rien d'autre n'existe pour moi. Alors elle retourne à son travail, et je me concentre à nouveau sur mon environnement.

Une grande dame se dressait fièrement, regard au loin. Comme une relique d'une autre époque, ancrée dans le paysage, personne ici ne semblait vraiment la remarquer. Je la connaissais bien cette dame, c'était une habituée elle aussi, et nous avions plaisir à échanger sur la vie, à refaire le monde. Elisa s'en amusait, elle disait que c'était ma manière de socialiser, moi vieux grincheux. Pour une fois, ce fut elle qui m'interpella :

« Triste journée... »

En général nous nous comprenions plutôt bien, et, comme un autre moi, elle exprimait les pensées qui me travaillaient, et je saisissais le sens de ses moindres mots. A cet instant pourtant, je ne comprenais absolument pas ce qui la laissait si déprimée. Le temps était clément pour la saison, les gens avaient délaissé leurs manteaux pour des vestes plus légères, et même les quelques oiseaux qui étaient revenus de leur longue migration semblaient vouloir célébrer cette première journée de printemps.

« -Et si tu me disais ce qui ne va pas, au lieu de grincher toute seule dans ton coin ! » dis-je d'un ton peu amène.

Je n'avais pas envie que quelqu'un vienne gâcher ma journée. Elle me transperça alors de ses yeux vert-de-gris, et je sentis que ce qui allait suivre serait le début d'une conversation dont je risquais de ne pas saisir toutes les subtilités. A mon grand âge, je restais devant elle un enfant essayant d'apprendre de la sagesse des Anciens.

-Tu te crois fort et libre, immuable, même, et heureux, mais t'es-tu déjà demandé qui tenait encore à ta présence ? Qui serait là quand tu en aurais besoin ? Tu n'as pas d'enfants, et ta femme est...

-Oh je reçois des leçons d'un emblème, d'un modèle dans le domaine, c'est sûr ! Un emblème qui vieillit, qui s'encrasse, qui rouille, un emblème perché sur son piédestal ! Mais dis-moi, qui tient à toi ? La seule famille que tu as est une petite sœur à Paris, et depuis combien de temps n'as-tu pas eu de nouvelles ? Tu as peut-être des préoccupations personnelles plus urgentes que mon couple, qui, je te rassure, se porte merveilleusement bien !

Le ton de la conversation s'était durcit, et, comme pour me rassurer, je jetais un regard en direction de ma femme. Belle, comme toujours, elle n'avait pas conscience de ce qui se tramait ici, mais aucune importance, nous avions la vie devant nous pour en parler.

-Dis Monsieur à qui tu parles ?

La voix du gamin me tira de mes réflexions, et alors que la frustration de cet échange montait, je n'eus même pas moyen de le réprimander. Il était parti sans demander son reste, voyant sa mère qui continuait à avancer sans l'attendre. J'arrivais quand même à saisir les paroles qu'il lui adressa en glissant sa main dans la sienne :

-Maman, pourquoi le monsieur il parle à la dame ?

- Ce n'est pas une dame mon chéri, c'est une statue, et ne fixe pas les gens comme ça ! Allez viens il faut rentrer, la pluie ne va pas tarder à tomber, et Papa nous attend...

Je me désintéressais de la suite et m'autorisais même à sourire un peu. Bien sûr, certains préféraient aller voir un psy, et n'hésitaient pas à payer le prix fort pour une séance qui ne durait jamais assez longtemps. Moi, j'allais rendre visite à ma statue, elle avait le mérite d'être tout le temps disponible, et gratuite qui plus est, pas un de ces charlatans qui couraient les rues. Et oui, c'était ma statue, de toute façon personne d'autre ne lui parlait. Cette interruption m'avait au moins permis de me rendre compte que les nuages se pressaient au-dessus de nos têtes. Je m'étonnais qu'Elisa ne m'ait pas prévenue, elle était pourtant très attentive à ne pas laisser la pluie imprégner ses toiles. Je me retournais alors vers elle, pris d'une soudaine angoisse.  Elle me disait souvent que je devais me détendre, et comme toujours elle avait raison, puisqu'elle était là, penchée sur son sac en finissant de ranger ses pinceaux. Je pris son coupe-vent beige que j'avais déposé sur le dossier du banc, elle n'en n'avait finalement pas eu besoin. La laissant passer devant moi, nous fîmes le trajet en silence jusqu'à notre maison. Elle semblait plongée dans ses pensées et je n'avais pas le cœur à la perturber. Et puis, j'avais déjà suffisamment parlé pour l'après-midi, je me contentais de la contempler marcher.

 

Arrivés devant chez nous, je glisse la clé dans la serrure, avec quelques difficultés, et ouvre la porte. Je m'efface devant elle et m'engage à sa suite, appréciant le bonheur simple de vivre avec elle.

 

Allongé paresseusement sur le lit double, j'attends qu'Elisa me rejoigne. Mes jambes sont un peu lourdes, et mon esprit vagabonde. Mes yeux tombent sur une boîte de médicaments, et je regarde plus attentivement. Cela ressemble à des antidépresseurs, je n'ai pourtant pas souvenir qu'Elisa ait vu un médecin. Elle qui semble aller si bien, pourquoi me cacher ça ? Je vois encore son visage souriant et son rire de l'après-midi. J'essaie de me raisonner, mais où est-elle partie en fait ? Je ne me rappelle plus. En me retournant dans le lit, une photo attire mon attention. Deux jeunes amoureux, qui se regardent l'un l'autre. Rien d'autre ne compte à leurs yeux. Ma mémoire flanche, s'agit-il des deux mêmes lycéens de cet après-midi ? Non, non, impossible, c'est Elisa, ici, sur la gauche, et moi, à ses côtés, lui tenant la main. Je crie :

-Elisa !

Pas de réponse. Rien que le long silence d'une maison vide.

***

Dans son bureau, un homme est assis devant un beau piano droit, en bois sombre. Il effleure les touches pensivement, et son regard se perd à travers la fenêtre. Il aperçoit en contrebas, dans la rue, un vieux monsieur, seul et marchant difficilement, un coupe-vent beige sur le bras. Il sort doucement une clé de sa poche et essaie de la faire rentrer dans la serrure. Sa main tremble, il doit s'y reprendre à plusieurs fois, mais finalement la porte s'ouvre et il s'efface, regardant tendrement un être invisible lui passer devant.

***

Un petit groupe de jeunes escalade la barrière qui les sépare de la plus belle vue que l'on puisse trouver à New York la nuit, à l'embouchure de l'Hudson River. Ils se postent devant la grande statue qui la domine, enthousiastes devant le spectacle. En passant, l'un d'entre eux remarque une toile, sur laquelle un vieux monsieur est représenté. Il semble fort, et libre. Heureux. En bas du tableau, écrit à la main, comme ajouté à la hâte, une inscription se détache à la lumière de la lune : « En mémoire d'Elisa »  Il essaie d'imaginer l'histoire de cette femme, et de cet homme, et leur vie. Qui étaient-ils ? Une main se glisse dans la sienne, le détourne de ses pensées. Sa meilleure amie et son âme sœur. Sur les bords de l'Hudson River.

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