L'inconnu de la gare du Nord

John Person

Le distributeur me rend la monnaie.

Je la glisse dans mon portefeuille flambant neuf – le cadeau d’anniversaire de mon chéri, un long rectangle noir, très beau, en cuir verni. Très chic. Je le range dans la poche avant de ma sacoche d’ordinateur – pour ne pas me surcharger, j’ai voyagé sans sac à main – je rabats le scratch qui n’adhère plus vraiment, en notant dans un sourire intérieur la facilité du vol. Mais qu’importe ? La poche est fermée, seules quelques stations me séparent de chez moi, et je suis née sous une bonne étoile… Ça y est, j’ai mon ticket, et mon sac de voyage à la main, ma sacoche en bandoulière, je descends dans les entrailles de la gare du Nord, direction le métro.

Comme je longe le quai, soudain, un jeune homme me barre la route. Il me regarde ému, il me dit Vous êtes magnifique. Sa gorge se noue. Je sens son œil qui glisse, ou plutôt qui s’accroche à ma robe d’été sexy et virginale, à mailles blanches, dont les trous découpent dans la laine des galets de peau mate. Merci, c’est gentil. Je m’éloigne avec, dans ma tête, l’écho de sa voix nouée.

Le métro arrive. Je me poste à droite de la porte pour laisser sortir les passagers. Au moment de monter, un homme surgi d’on ne sait où me brûle la politesse : il me passe devant, je lui emboîte le pas, mais à peine dans la voiture, le voilà qui pile – je manque lui rentrer dedans. Quel mufle !... Qui me rappelle aussitôt notre mésaventure de Mexico – alors que Mathias et moi attendions la rame du métro, une femme s’était brutalement intercalée entre nous deux, j’avais pensé « Quelle rustre ! » Au moment de pénétrer dans le compartiment, nous avions été violemment bousculés… Et le portefeuille de Mathias dans la cohue subtilisé…. Vite, je vérifie dans ma sacoche la présence de mon portefeuille de luxe – ma main fébrile, ma main dans la poche explore le noir … Non, ce n’est pas possible, il n’est plus là. Ma main paniquée farfouille dans le vide, non, non, c’est sûr, incroyable mais sûr, il n’est plus là. Merde ! La sonnerie qui signale la fermeture des portes retentit, je cherche des yeux l’homme qui m’a bloquée sans le trouver, en me disant qu’il faut descendre, le voleur n’a pas eu le temps de s’enfuir, il doit se trouver dans un périmètre très proche, je me tourne gauchement, gênée par mes sacs, vers la porte sur le point de se refermer. Et, comme je me demande si je vais sortir, si j’ai le temps de me glisser au dehors avec mon fardeau, dans l’instant au ralenti, l’instant dilaté où mes jambes chancèlent, où mon cœur affolé ne bat plus,  où je me dis le froid dans l’âme que j’ai perdu le cadeau de Mathias – je croise le regard d’un inconnu qui me fait face derrière la porte vitrée déjà à demi-fermée, et là, à moi le visage blême et décomposé, à moi la statue vidée de son sang, la statue glacée, il me tend subrepticement l’étui noir, je le saisis sans comprendre, les portes claquent. Nos regards s’éloignent.

Le couple sur les strapontins à ma gauche me fixe d’un œil rond. Je vais m’asseoir, j’ai les jambes coupées. Mon portefeuille est là, intact, entre mes mains. Qu’ont-ils compris ? Et qu’y a-t-il à comprendre, que s’est-il passé ? Déjà, qu’ils étaient deux, les pickpockets, l’un devant, l’autre derrière, l’un pour faire diversion, l’autre pour escamoter. Mais que s’est-il passé ensuite ? Pourquoi le voleur – celui que sans savoir je regardais – m’a-t-il sans raison rendu le portefeuille ? A-t-il eu peur, a-t-il eu pitié de mon désarroi, de mon innocence ? A-t-il été pris par le remords ? Touché par ma pâleur, ma beauté ?

Peu importe après tout, ce que j’aime, c’est l’idée qu’une émotion ait pu donner naissance à un geste spontané, gratuit, qui annule la mécanique du  vol – le premier geste, l’automatisme du professionnel. J’aime ce grain de sable, ce grain de beauté qui enraye la machine à voler.

Et dans ma mémoire, restera gravé l’échange très bref de nos deux regards, le mien fébrile, où éclate l’angoisse, le sien vide et troublé. Et je crois que je ne l’oublierai jamais, le pickpocket de la gare du Nord, ce personnage mystérieux au regard sans visage, et l’instant de beauté que son geste a créé, tout comme lui, j’espère, n’oubliera pas l’apparition figée, la statue aux cils tremblants derrière la vitre et sa réaction à lui, incompréhensible, incontrôlée – la preuve criante de son humanité.

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