Ni Dieu Ni Maître
runespoor
NI DIEU NI MAITRE
Au loin, le coassement d'un corbeau. Un oiseau de mauvaise augure, à ce qu'il paraît. Immédiatement surgit l'image de ce plumage de jais, de ce bec puissant, perchés sur la tombe d'un illustre anonyme dans un cimetière usé par trop de jours d'automne. Mon Dieu, quel cliché, je me sens conditionné par les images. Qu'est-il advenu de mon imaginaire, de mon propre imaginaire encore si fertile et unique quelques années auparavant ?
J'ai la sensation de ne plus être moi, de ne jamais l'avoir été en fait.
J'ai peur de ne pas vivre ce que je pourrais être, et cette idée m'obsède.
J'ai peur de ne vivre qu'une demi-vie. J'ai trop lu, j'ai trop vu, j'ai trop entendu d'histoires romanesques pour ne pas avoir envie de connaître cette folie enivrante qu'on trouve dans toutes les bonnes histoires, pour ne pas attendre de la vie son shoot d'excitation.
Là, je suis seul, attablé au café de la gare, tournant mon spéculoos dans un café brûlant en priant pour me noyer dans le maelström que je crée.
Du coin de l'œil je repère ce mec, là-bas. Merde, il arrête pas de me regarder. On ne peut pas ressasser ses vieux coups de blues sans être maté par un homo. J'ai une tête à homos je crois.
J'avale ma tasse en grimaçant devant l'amertume qui me brûle le gosier. Je laisse quelques pièces, enfile mon pardessus et me casse dans les rues froides et sinistres.
J'ai un fantasme pourtant, aussi vieux que je suis con. Rencontrer quelqu'un, comme ça, un soir. Qu'il m'emmène dans un squat, qu'il me parle de jazz, de Nietzsche, et de Kafka, puis qu'on fasse l'amour comme des bêtes. Trop de romans je vous dis, je ne suis pas le genre d'homme apte à vivre ce genre d'expériences, ni à accepter de s'y adonner.
Je tourne au coin d'une rue faiblement éclairée, espérant me perdre dans les ruelles mal fréquentées, espérant me faire apostrophé, agressé, ou violé. Quelque chose d'excitant en somme.
Rien.
Merde, depuis quand le quartier de la gare est-il devenu salutaire ? Je me croirais dans un épisode des 'Barbapas', la lumière vacillante du néon d'un kebab en plus... Soit, je continue mon errance dans la nuit, ignorant au passage le gigantesque gorille en lunettes noirs qui me propose chichon et coke.
La nuit a toujours eu pour moi quelque chose de fascinant. Petit, je me levais pour observer les étoiles de la fenêtre de la maison de campagne de Luzech, à la recherche des constellations que m'avait apprises mon oncle : la fraise tagada, la grande ourse et le sunday caramel. Aujourd'hui je me fous des étoiles, et la nuit ne me fascine plus que pour le vagabondage, à la recherche de plaisirs inavouables ou plus simplement d'inspiration. Ai-je si mal tourné ?
J'allume une clope. Ce soir je me grille les poumons, demain le foie.
Nuit pourrie. Je décide de rentrer, et m'engage dans la bouche de métro la plus proche. Un quart d'heure d'attente. Je soupire. Au fond du quai un mec est emmerdé par trois types à moitié raides, ou à moitié cleans. L'un d'eux sort un couteau. Sur le quai personne ne bronche. Pourquoi devrais-je donc moi m'en soucier ? Ce genre d'histoires, très peu pour moi.
Le tremblement sibyllin de la station annonce l'arrivée de la machine infernale. Cette heure avancée est toujours l'occasion de rencontrer une espèce en voie de disparition en temps normal dans les souterrains : des gens qui ne semblent pas déprimés, qui rient, même, sous les effluves de l'alcool. L'homme est-il réellement un diurnambule ? Les portes se referment avec un fracas trop violent, et m'emmène vers d'autres horizons, aussi mornes que les précédents. Rien ne secouera ma vie ce soir, ni jamais, je le crois bien.
Et brusquement je me rends compte.
Ce soir, j'aurai eu l'opportunité de vivre une histoire gay, de tirer mon premier trait, de devenir un héros. Et je n'ai pas bougé, n'ai rien choisi. Ou plutôt j'ai choisi de m'emmitoufler dans le confort de l'inaction, préférant délibérément me tanner l'âme de mes pensées de glandeur. J'aurais pu vivre milles et une expériences en me bousculant, et calmer mes incurables désirs d'excitation qui me tourmentent et m'assujettissent. Mais c'est plus facile d'être lâche.
Et brusquement je comprends.
Je ne suis ni dieu ni maître de mon existence.