Nicole

Dorian Leto

Ou "Jusqu'où on peut aller pour des idéaux"

     Nicole a tout juste treize ans, lorsqu'en ce début de soirée de l'année 1967, elle sort de chez elle, sa jupe longue et lisse descendant à ses genoux, serrant son manteau le plus fort possible et remontant son écharpe jusqu'à son nez. Elle déteste son père et ses principes vieillots, sa violence, sa volonté de toujours tout contrôler. Elle n'est pas très intelligente, ni très jolie : un peu trop maigre, les yeux trop écartés ; ce qui la guide, ce sont ses rêves. Elle est du genre à haïr les contraintes, à rêver au riche prince charmant qui la libérera de ses chaînes. Sa mère l'a encore envoyée chercher du beurre et des haricots à l'épicerie. Elle en a assez de vivre dans ce quartier, avec tous ces abrutis qui passent leur temps une bière posée sur le ventre quand ils ne sont pas trop occupés à battre leur femme et leurs enfants. Elle fulmine, rage après le monde entier, les pieds pleins d'ampoules dans ses chaussures trop petites. Mais il n'y a pas assez d'argent, sa mère porte les mêmes vêtements depuis aussi loin que remontent ses souvenirs. Elle marche tout doucement, enfreignant les consignes de son père. La neige craque à son contact. Quelques personnes se hâtent de rentrer chez elles, transies de froid, les poils des bras probablement hérissés sous leur manteau. Elle, elle flâne, se permet d'insulter la terre entière, se retient d'essayer d'avaler les quelques flocons qui glissent lentement vers le sol tout autour d'elle, parce qu'elle est trop grande pour ça -elle a même eu ses règles, la semaine dernière. Une voiture passe. Elle s'arrête. Des enfants crient en traversant la rue, ils sortent de l'école.

     Elle décide de ne pas rentrer à la maison maintenant, elle tourne au coin de la rue, passe devant l'épicerie sans s'y arrêter et se dirige vers le centre-ville. Ses orteils sont froids, nus dans ses chaussures. Elle marche quarante minutes, ses mains sont devenues presque bleues. Maintenant qu'elle est là, elle ne sait plus vraiment quoi faire. Elle a vraiment faim. Sa mère doit s'inquiéter maintenant. Tant pis pour elle, elle n'avait qu'à s'occuper un peu plus de sa fille, au lieu de laisser son père soumettre toute sa famille avec sa force pour unique défenseur. Elle marche un peu dans le centre, se dirigeant vers diverses enseignes. Elle aurait du prendre ses économies. Elle aurait du prendre un manteau plus chaud, celui qui est fourré en laine. Elle aurait du dire au revoir à Judith et Anne. Et Mathieu. Elle aurait du. Mais elle ne peut plus revenir maintenant. La nuit est presque tombée, et ne serait-ce les lumières des enseignes, on verrait probablement déjà des étoiles. Elle secoue la tête. Il lui faut de l'argent, pour rentrer dans un café. Elle va mourir de froid sinon. Elle aurait besoin d'un endroit où dormir aussi. Mais elle ne connaît personne de ce côté de la ville, et de toute façon, toutes ses amies sont beaucoup trop sages et soumises. Chaque chose en son temps. Elle y pensera plus tard.

     Elle s'approche du Café Français. Elle sait que son père déteste cet endroit, « remplis d'une jeunesse trop sûre d'elle ». Devant, un vieux clochard fait la manche. Elle attend. Cinq, dix, quinze minutes. Elle attend un coup de chance. Le ciel est avec elle, le vieil homme se lève, s'écarte de quelques mètres pour aller pisser. Tout va très vite. Elle marche dans sa direction, attrape la boîte de conserve, posée devant la couverture et à côté du chien à l'allure infecte et repart, s'efforçant de marcher normalement. Derrière elle, personne ne crie « au voleur ». Une fois fondue parmi les quelques badauds, après une quinzaine de secondes, elle ose un regard en arrière. L'homme paraît s'indigner, il arrête les quelques personnes présentes autour de lui. Avec la chance pour unique responsable, encore une fois, personne n'a rien vu. Et qui se méfierait de la gamine qui tourne à l'angle de la rue ? Nicole vide le contenu de la boîte dans sa poche, jette celle-ci dans une poubelle, marche encore une bonne dizaine de minutes en comptant son butin. Elle revient sur ses pas. L'homme à disparu, l'attroupement s'est dissipé. Elle détache son chignon, vole le bonnet d'une vieille dame aveugle, sur un banc, remonte sa jupe à la taille, de façon à paraître un peu plus âgée. Elle jette un coup d'œil dans une vitre. On lui donnerait presque seize ans, ainsi ! Elle pousse la porte du café –qui ressemble plutôt à un bar- et fonce s'assoir dans un coin. Elle commande une bière, dont elle déteste le goût mais qui lui fait un peu tourner la tête. Un jeune homme l'observe toute la soirée, depuis le comptoir. Mais elle ne le voit pas. Quand elle a fini son verre, elle en demande un autre. C'est la première fois qu'elle goûte à l'alcool et en terminant sa seconde pinte, elle a des nausées. Elle laisse quelques pièces sur la table et quitte l'endroit. Il fait complètement nuit, maintenant. Elle s'éloigne de l'entrée d'une trentaine de mètres, s'appuie dos à un mur, la tête en arrière et se met à franchement grelotter. Quelqu'un d'autre sort du café. Une grande et maigre ombre masculine à l'air dégingandé.

-Pourquoi es-tu seule dehors à cette heure, trop jeune demoiselle ?
-Je… ne… suis pas trop jeune.
-Si tu le dis. Cesse de trembler, je ne vais pas te manger.
-Je n'ai nulle part où dormir…
-Antoine.
-Antoine.
-Écoute, je ne suis pas un vieux pervers dégénéré, alors arrête de faire ces yeux de lapins apeurés, mon ange. Suis-moi, cela vaut mieux pour toi que de dormir ici.
-Vous n'allez pas me faire de mal ?
Il lui jette un regard. Et elle sourit. Et elle le suit.

                Il l'emmène dans un genre d'entrepôt désaffecté, à vingt minutes du centre. Il la met en confiance, elle l'admire déjà, ce combattant de la libération des mœurs qui lui peint un futur idyllique. Il n'a que vingt-quatre ans, presque son âge à elle. Il lui fait rencontrer d'autres gens, tous habillés de pleins de couleurs, le sourire aux lèvres, dormant dans des hamacs. Ils ont entre douze et cinquante-quatre ans, un petit groupe d'une trentaine de personnes, et c'est Antoine qui leur sert de chef de meute. Ils ne croient pas en Dieu, ni en personne, ils savent déjà que tout le monde est corrompu et ne sert que ses propres intérêts. Nicole est aux anges. On lui attribue un hamac, deux couvertures –il fait plutôt frais dans cette grande salle exposée aux courants d'air- et d'autres vêtements. Elle enfile un jean très large aux chevilles, un haut bariolé et un pull en laine très confortable. Elle a même droit à de hautes chaussettes rayées et à une paire de chaussure à sa taille. Comme toutes les autres filles, elle laisse ses cheveux détachés. Et puis ils sortent tous, dans un champ, derrière, et ils allument un feu. Ils chantent, Antoine et un autre garçon jouent de la guitare, ils parlent, elle essaye même de fumer ce qu'ils appellent de la marijuana. C'est la meilleure soirée de sa vie. Elle ne se sent plus seule, plus sous le commandement des autres.

                Elle a l'impression de commencer seulement sa vie. Elle se fait des ami(e)s, boit de la bière, fume, dort, se lave dans l'eau froide d'un ruisseau. Elle ne retourne pas à l'école. Elle n'a aucune nouvelle de sa sœur, de ses deux frères, de ses parents, du prêtre. Elle s'en fiche. Ils n'existent plus. Il n'y a plus qu'elle et les autres. Après une semaine, Antoine lui demande de le suivre une fin d'après-midi. Il lui fait enfiler une courte jupe, un corsage,  des chaussures à courts talons et un très long manteau, qui recouvre l'intégralité de son corps. Il l'emmène devant une  grande maison blanche, dans le quartier riche de la ville. Il lui explique que si elle veut rester avec eux, pour toujours et combattre le fascisme par l'amour, renverser les dirigeants phallocrates et égocentrique, lutter contre ce régime oligarchique non-assumé, vivre libre le reste de ses jours, elle doit entrer dans cette maison et faire exactement tout ce que monsieur Maluard lui demandera, sans se plaindre. Sans quoi elle devra s'en aller. Lui l'attendra dehors. Elle hoche la tête sans hésiter, elle est prête à tout pour le groupe. Alors Antoine frappe à la porte. Un jeune garçon de maison leur ouvre, échange quelques mots à voix basse avec le mentor de Nicole et fait entrer cette dernière.

                Elle est à nouveau aux anges. La maison est merveilleuse, tout y est propre, soigné, choisi avec goût. On la fait patienter quelques minutes dans un immense salon, le garçon prend son manteau, on lui propose du jus d'orange. Elle est ensuite introduite, après un long dédale de couloirs et d'escaliers magnifiquement tapissés, dans une pièce presque vierge où l'attend un immense lit à baldaquin. On lui dit de se déshabiller et d'attendre sur le lit. Elle le fait, sans réfléchir, trop obnubilée par l'idée d'essayer ce matelas d'apparence si confortable. Elle se roule dans les draps pendant quelques autres minutes, émerveillée. C'est ça qu'on lui demande de faire ? Et on craignait qu'elle refuse ? Ils ne sont parfois pas très intelligents, par là-bas, elle se dit en savourant chaque seconde. Puis l'escalier craque, elle ne se cache pas sous les couvertures. On lui a expliqué que son corps n'était pas une honte, qu'elle n'avait pas à le masquer. Mais elle est quand même un peu mal à l'aise. A partir de là, tout va très vite. Un énorme monsieur à la respiration sifflante entre dans la pièce, lui sourit, se présente comme étant Pierre Maluard, lui demande de se détendre et de le laisser faire. Puis il se dévêt entièrement devant elle. Elle est horrifiée. Horrifiée par ces poils noirs, présents partout sur son corps, horrifiée par cette graisse qui pend, horrifiée par ce qu'elle voit entre les jambes du monsieur, horrifiée parce qu'elle a compris. Mais elle ne dit rien. Elle combat le gouvernement. Pierre est de leur côté.

     Il la fait se mettre à quatre pattes et se place derrière elle. Ce qui suit n'est que douleur et dégoût. Mais elle ne dit rien. Elle fait même mine d'y prendre du plaisir, parce que lui paraît en avoir et qu'il lui semble que c'est ce qu'elle doit faire. Cela dure près d'une demi-heure. Le pire calvaire de sa vie de petite fille. Pierre la fait ensuite se rhabiller, et lui donne une enveloppe « pour Antoine ». Elle récupère son manteau et file. Il l'attend. Elle lui tend l'enveloppe et se tait. Il lui demande si ça va. Oui. Si elle le refera, pour eux et pour leurs idéaux. Elle ne sait pas. Il lui dit de la suivre à nouveau, lui promettant que ce sera différent. Elle accepte. Ils rejoignent une cabane, à un kilomètre de l'entrepôt. Il prépare une seringue avec « un truc encore mieux que la marijuana ». Elle en oublie presque Pierre -dont l'image l'obnubilera pourtant toute sa vie- elle est impatiente. Il lui enfonce l'aiguille dans le bras. Elle ignore combien de temps ça dure, mais c'est la meilleure expérience de sa vie. Elle voit des choses qu'elle n'avait jamais vues auparavant, elle comprend. Elle croit même effleurer du bout des doigts l'ultimité, l'absolu. Elle s'endort.

     Elle ouvre les yeux et il est au dessus d'elle. Comment c'était? Merveilleux. Est-ce qu'elle en voudra à nouveau? Évidemment! Alors il faudra qu'elle recommence, mais en ville, avec d'autres gens. Si elle ramène au moins cinq cents francs chaque jour, elle pourra rester, elle y aura droit, de temps en temps, quand il y en aura assez, et elle pourra élever sa voix contre l'état, résister en refusant d'entrer dans le cercle vicieux qu'on essaie de lui imposer depuis sa naissance. Alors bien sûr qu'elle va le refaire. C'est bien plus important que tout le reste. Il lui explique alors qu'il faut qu'elle apprenne comment bien se comporter, il lui montrera, cette semaine, et ensuite, elle pourra aller en ville avec les autres filles. Et c'est comme ça que les choses se passent, mais avec Antoine, c'est mieux. Et elle a droit à une nouvelle seringue dans le bras. C'est encore plus merveilleux que la première fois.

     Trois jours plus tard, elle porte la même jupe, le même corsage que chez Pierre. Elle est partie avec une fille de dix-neuf ans, une jolie blonde, Amandine, à qui Antoine a aussi appris, l'année dernière. Elles travaillent toute la soirée. Quand Nicole s'en va, Amandine lui dit qu'elle va rester encore un peu. Antoine fume devant l'entrepôt quand elle arrive. Elle lui donne les six cents francs qu'elle a gagnés. Il la félicite. Combien il y en a eu ? Treize. Oui, elle a gardé cinquante francs, Amandine lui a dit de le faire. Comment ils étaient ? Il y en a eu deux qui lui ont fait mal en le faisant. Elle a saigné. Il y en a eu des plus normaux, et un qui voulait le faire par derrière, en la fouettant avec sa ceinture, c'était douloureux. Elle a des marques qui la brûlent. Non, elle ne l'a pas fait payer plus cher, il fallait ? Pourquoi Antoine la frappe-t-il ? Ses coups de poings et de pieds font mal. Pourquoi la frappe-t-il ? Elle peut avoir un peu de ce produit merveilleux, peut-être. Non ? Pourquoi la frappe-t-il plus fort encore ? Elle doit lui rendre les cinquante francs qu'elle a gardés ? D'accord, d'accord. Elle peut en avoir maintenant ? Aïe. Non, toujours pas. Elle doit « fermer sa grande gueule et en prendre au moins vingt demain, si elle veut une dose après. » D'accord, elle le fera. Il arrête de la cogner, lui tend la main. Elle hésite. Il ne bouge pas. Elle la saisit, il la relève. Il lui explique qu'il fait ça pour son bien, qu'elle doit comprendre que ce n'est pas elle, la priorité, mais le groupe, la population, qu'il faut ouvrir les yeux au monde et penser à soi après, qu'il essaie juste de lui inculquer les valeurs de leur communauté. Elle hoche la tête. Elle a mal partout, il passa sa main autour de son épaule et lui dit qu'il l'aime, qu'ils resteront ensemble pour toujours, qu'il va soigner ses blessures. Il lui embrasse la joue. Elle lui demande si elle doit faire l'amour avec lui. Il lui explique qu'il en a envie mais qu'elle peut refuser. Elle veut juste lui faire plaisir, s'il l'aime, lui, et qu'il ne lui fait pas mal, alors elle accepte. Il lui dit qu'il va soigner ses plaies et la faire manger avant. Une larme roule sur sa joue, c'est la première fois que quelqu'un fait attention à elle. Il essuie délicatement son visage et lui sourit.

     Le lendemain, elle en prend vingt et un. Elle ne garde pas un centime, il est content d'elle. Elle lui dit qu'elle l'aime aussi. Il lui explique qu'on peut être amoureux de plusieurs personnes, contrairement à ce qu'on a toujours essayé de lui rentrer dans le crâne, que ça n'est pas un péché, mais la preuve qu'on possède un plus grand cœur. Elle lui dit qu'elle a un cœur immense, mais qu'il est tout pour lui. Il hoche la tête. Cette fois, elle a droit à une dose. Mais demain, elle n'en aura pas, et le surlendemain, il la frappera encore, il lui dira de commencer à travailler l'après-midi aussi, parce que le groupe en a besoin. Et elle, elle l'aime, alors elle dira encore oui.

  • Horrible histoire… très réussie. Bravo !!!
    (Puis il se dévêt entièrement devant elle.)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci beaucoup!
      (Je laisse toujours traîner une faute, c'est agaçant. Merci et désolée...)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Profil 2018.04

      Dorian Leto

  • Un style simple et mature. Rien de tape à l'œil. Des phrases courtes, des verbes précis, l'ensemble sonne juste. Vous avez du talent.Bravo.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

    • Venant de l'utilisateur welovewords dont j'apprécie le plus le travail, ce compliment me va droit au cœur. Merci.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Profil 2018.04

      Dorian Leto

    • Pas d'inquiétude, moi aussi. Et pourtant je relis deux fois avant de publier mais l'idée reprend le dessus de l'analyse au bout de quelques lignes…

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

    • C'est sincère et c'est mérité. Gardez votre authenticité. Et encore bravo. ;)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

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