Noël d'antan
peter-oroy
NOËL D'ANTAN
La route qui monte vers « Les Vieux Prés » luisait sous la lumière jaunâtre du vieux réverbère placé au croisement devant la grande maison de Grand-mère. De longues moustaches de glace pendaient de l'abat-jour de tôle émaillée. Les flocons de neige virevoltaient comme une multitude de papillons de nuit devant le fuseau de lumière. La bise descendant du fond du vallon sifflait rageusement. Le fourneau à « catelles » vertes (poêle serti de carreaux émaillés) gorgé jusqu'en haut du foyer par des « pives » (cônes de pin) ronflait comme un démon. L'odeur douce et suave se répandait dans la « Stube » (communément la pièce à vivre de la maison).
Sur la table trônait une « taillaule » (brioche neuchâteloise) fraichement sortie du four du potager (cuisinière à bois). Des petits pots de miel et de confiture confectionnée avec les petits fruits de l'été dernier côtoyaient le bon beurre et le fromage odorant de la laiterie d'en bas du village. L'inégalable saucisse de la boucherie Scheuer fleurait bon le terroir. Un délicieux petit vin Autrichien sans prétention venait agrémenter ce festin. Le vénérable poste de radio diffusait de joyeuses notes de valses de Vienne.
Nous étions rentrés de la messe de minuit. Oncles, tantes, cousines et cousins étaient là, réunis pour cette veillée de Noël dont je ne me souviens plus de l'année ; il y a déjà fort longtemps, et plus encore !
En posant l'indispensable théière fumante sur la table, Grand-mère nous dit…
- Tiens, j'men veux vous raconter une vieille histoire de Noël qui se passe au fond du vallon.
- Du temps où Neuchâtel appartenait aux Empereurs Prussiens, après la défaite de Napoléon, il se racontait une légende au moment de la veillée…
A cette époque les gens étaient pauvres et vivaient chichement en fonction des bonnes ou mauvaises récoltes de l'année. Les impôts pesaient lourd dans l'escarcelle des villageois et beaucoup se trouvaient fort dépourvus lorsque la neige et le froid envahissaient la campagne de Valangin au col des Pontins. Il fallait puiser dans les réserves et à la Noël il ne restait bien souvent plus grand-chose pour goûter. Certaines années étaient plus pénibles que d'autres.
En cette veillée de Noël de l'année 1823, le froid était venu plus tôt qu'à l'accoutumée, les récoltes de l'année ne furent pas à la hauteur des espérances des paysans du vallon. On s'était partagé les maigres revenus des champs. Mais l'essentiel manquait.
Dans l'humble vieille ferme des Bémont-Grandin, le feu de la grande cheminée donnait bien de la chaleur mais la vieille marmite suspendue au dessus du foyer était presque vide. Un peu de soupe aux pois agrémentée d'une couenne de lard offerte par le pasteur mijotait doucement. Mais il n'y en aura même pas pour tout le monde ! Le pain sur la table avait durci dans la huche et séché comme un bout de bois. On tentera de le partager dans le breuvage chaud.
La paroisse était pauvre et ne pouvait fournir grand secours. Alors il fallait trouver de l'aide. Mais avec prudence : la mendicité avait été interdite dans toute la principauté déjà en 1738 par Son Altesse Royale de Prusse.
Le pays avait connu des périodes de troubles après la révolution française. Après le massacre des gardes suisses en 1792 lors de la prise des Tuileries à Paris, le territoire était alors morcelé en divers cantons dont Berne révélait sa puissance par l'occupation hégémonique de la région vaudoise.
« Liberté, égalité fraternité » hurlait-on toujours à Paris.
En 1798 la Suisse était militairement occupée par la France de Napoléon et perdit sa neutralité. Les Français ont dépouillé les cantons de leur trésor public. La population suisse était tenue de loger et de nourrir les troupes d'occupation et d'autoriser la France à utiliser le pays comme zone de transit. La République Helvétique était instaurée, le pays exsangue.
Après l'éclatement de la deuxième guerre de coalition en 1799, la Suisse s'est transformée en champ de bataille lorsque les troupes autrichiennes et Russes eurent tenté de chasser les Français.
En cette année 1823 toutes les plaies n'étaient pas encore refermées et le peuple rural peinait encore à vivre. Beaucoup de pères, de frères, de maris, enrôlés dans les troupes de Napoléon les « Canaris », - ainsi nommés d'après la couleur de leurs uniformes pendant la campagne de Russie- manquaient à la ferme, tombés bravement à Wagram ou au passage de la Berezina.
Il subsistait pourtant une certaine aristocratie, héritage de la France de 1798, arrogante et dédaigneuse qui régnait sournoisement sur le peuple et profitait de sa position élitiste.
Ces hobereaux s'arrogeaient beaucoup de pouvoir, usant de contraintes et de privilèges. Ils avaient amassé des fortunes sous l'occupation et vivaient dans l'opulence.
Le petit Caudet avait, lui, juré de redonner à sa famille une certaine fierté mais surtout le droit de manger à sa faim.
C'est ainsi qu'il partit le soir du 24 décembre 1823 dans la nuit noire, peuplée de cris de bêtes fauves, de craquements de branches et du crissement de la neige. Avec peine, il tirait son petit char en bois à ridelles qu'il utilisait pour charrier le foin ou les fagots de bois de chauffage, bien décidé à trouver de quoi nourrir les siens. Il prit la vieille route de Bonneville.
Il traversait maintenant le petit bois de sapins noirs qui recouvrait depuis fort longtemps les ruines du bourg de Bonneville que Rudolf IV, Comte de Neuchâtel, fit raser en 1301 en représailles du don du village qu'avaient fait, en témoignage de leur allégeance, les vassaux de Valangin au Prince Evêque de Bâle.
Dans la lueur dansante de la lune filtrant au travers des branches de sapin alourdies par la neige, Claudet crut voir une lumière aveuglante et entendre des rumeurs de festoiements. Comme si le village renaissait !
Prudemment il s'approcha de la lueur éblouissante. Les éclats de fête se faisaient plus présents. Il voyait même des silhouettes fantomatiques qui se mouvaient dans la fumée des braseros. Il se cacha derrière un énorme tronc d'arbre et, se frottant les yeux, il crut même reconnaître des gens, ma foi, richement vêtus contrastant avec les humbles vareuses des paysans de la région. Il risqua quelques pas vers ce qu'il pensait être un château. Il se remémora les vieilles histoires et légendes du Val de Ruz. Mais aucunes d'elles ne mentionnaient ce phénomène. On entendait le tambour et des chants religieux monter vers un ciel de neige. Des chevaux hennissaient dans la grande cour d'une place de village. De hautes torches faites de poix grésillaient dans l'air lourd des effluves de crottin où venaient se mêler le fumet de viandes rôties.
Plus haut vers Engollon le brouillard emprisonnait le fond du ravin. Du Seyon qui coule plus bas, une aura rougeâtre semblait symboliser le sang des villageois massacrés cinq cents ans plus tôt.
- Eh là !, le gueux que fais-tu là ?
Un géant vêtu d'une cotte de maille, coiffé d'un casque protégeant la ligne du nez et portant une redoutable hallebarde souleva d'une main le petit garçon en le tenant à bout de bras.
- Réponds manant !, qui t'envoie ?
Claudet ne put répondre tellement la stupeur et la peur le paralysaient. Ses jambes pendaient dans le vide. Le soldat le coinça sous son bras pendant qu'il se débattait comme un lapin pris au piège.
Ils passèrent la barbacane et traversèrent la basse-cour. Bientôt ils se retrouvèrent au pied d'un donjon vertigineux. Enfin, ils pénétrèrent dans une vaste salle bruyante où se dressait une longue table couverte de dindes fumantes, de faisans emplumés, de montagnes de légumes fumants et odorants. Les convives chamarrés comme des baillis se servaient bruyamment en plantant leur couteau dans la chair gonflée et juteuse de la volaille. Le vin coulait à flot des carafes d'étain. De grandes torches brulaient, diffusant de lourdes volutes de fumée parfumée. La lueur des flambeaux se répandait dans la salle à demi dans la pénombre et jetait des éclats de feu sur la vaisselle et les robes chamarrées de ces dames. On parlait fort et riait à gorge déployée. Des gardes, les deux mains gantées de fer posées sur le pommeau de leur épée la pointe au sol, se tenaient impassibles contre les murs tendus de tapisseries aux couleurs magnifiques.
Claudet, malgré sa peur ne put en croire ses yeux. Tant de féerie, tant de luxe et de richesse envahissaient les lieux. La rage de sa condition fit qu'il s'échappa de l'étreinte du soldat et tomba aux pieds du seigneur.
- Que fais-tu là, pouilleux ?, lui demanda le maître des lieux en levant son hanap incrusté de pierres précieuses.
Le soldat répliqua à son maître : « Ce n'est qu'un bouseux du village d'Engollon ou de Fenin qui vient nous voler Sir ! »
Claudet se débattait de plus belle en hurlant : « Ce n'est pas vrai Monseigneur, ce n'est pas vrai ! »
Le maître des lieux s'exclama alors en tournant le dos : « Soldat, mène le au bourreau. Il saura qu'en faire ! »
Claudet, de nouveau prisonnier des bras vigoureux du soldat, se retrouva dans les couloirs des passages secrets du château. Il y avait là une petite pièce fermée par une grille. Au fond, vers une sorte de foyer de forge brulait un grand feu à la flamme rouge coiffée d'une crête bleue.
- Tiens bourreau occupe-toi de lui !, dit le soldat en laissant tomber Claudet devant la grille. Puis il repartit vers les hauteurs du château.
Tout d'abord, il ne l'avait pas remarqué. Puis lorsqu'il se leva, Claudet vit un homme à la barbe et aux cheveux blancs hirsutes, au ventre rond, tout de rouge vêtu, portant de petites lunettes rondes d'acier brillant sur son nez.
Le personnage lui dit de sa grosse voix : « Ne t'inquiète pas petit. Je ne te ferai pas de mal. Suis-moi !
Ils partirent alors dans un dédale de passages, de couloirs et de souterrains et se retrouvèrent dans le petit bois où Claudet avait abandonné son petit char.
- Allez petit !, reprends ton char et retourne chez toi. Et surtout… joyeux Noël. Allez !
Puis le vieil homme bedonnant disparut dans l'épaisseur du bois de sapins. Claudet pensait avoir fait un mauvais rêve. Il repartit en direction d'Engollon. Au détour d'un buisson il vit une lueur scintillante au travers des sapins enneigés.
- Cette fois je ne ferai pas prendre !, pensa-t-il.
Sans bruit, il s'approcha de la source de lumière, et là…il resta figé sur place. Son petit char s'était transformé en luge, mais une grande luge, de celles-ci que l'on ne voit que dans ses rêves. Sur les bancs ou les passagers prennent place habituellement, il y avait une montagne de victuailles, de cruches, de fruits et de légumes. Il y avait aussi des poupées des petits chevaux à bascule, des bilboquets, des petites figurines de bois taillé, des guirlandes brillantes comme de l'or, de grosses pommes rouges luisantes de crème au sucre. Et puis …attelée à cet étrange luge, la jument de la ferme qui piaffait d'impatience.
Cette année là, le village eut le plus beau noël de son existence.
FIN
Joyeux Noël
Peter O'Roy 24.12.2021
Mr. votre conte, quoique n'utilisant pas quelques personnages du "Petit-Peuple" reste bien intéressant. Les légendes peuvent se transformer en n'importe quoi, nous en avons ici la preuve. Ils peuvent aussi se servir d'une fée volage ou d'un nain perspicace. Je crois que l'homme et la fée peuvent entretenir un grand rapport d'amitié et poursuivre leur existence. Le "Petit-Peuple" ne mérite pas de mourir. Nous nous en reparlerons. MC
· Il y a plus de 2 ans ·marie-comtelle
Marie, les légendes sont le monde virtuel d'autrefois. Maintes et maintes fois racontées, embellies ou dramatisées selon les époques et les conteurs elles nous restituent le parfum d'antan. Où est la vérité? Mais toujours elles racontent la vie du peuple. Celui qui fait notre histoire, notre passé, notre futur et nous replonge parfois dans l'antan de nos racines. L'homme et la fée. Le matérialisme et le surnaturel. Le yin et le yang. N'est-ce pas cette ambiguïté qui nous aide à vivre aujourd'hui?
· Il y a plus de 2 ans ·peter-oroy
Mr. Je suis entièrement d'accord et je sens votre discours assez près du mien. Donc, ici j'y vois entente et porte ouverte sur nos visions respectives et complémentaires. MC
· Il y a plus de 2 ans ·marie-comtelle
Chère Marie, il existe en effet une certaine symbiose dans notre pensée et notre vision des choses et du monde. Je suis heureux de trouver en ce monde matérialiste cette belle harmonie romanesque. Merci. Peter Oroy
· Il y a plus de 2 ans ·peter-oroy
Un chef d'oeuvre!
· Il y a presque 3 ans ·Christophe Hulé
Merci Christophe. Le Val-de-Ruz est source de légendes.
· Il y a presque 3 ans ·Joyeux Noël!
peter-oroy