nouvelle urbaine coup de feu concours

Elle s'était mise au tir. A 37 ans. Pourtant, c'était à 24 qu'elle s'était fait violer. En même temps, c'était à 26 qu'elle s'était bougée juridiquement, administrativement, parce que les flics, les infirmiers, sa psy de l'époque, les gens avaient tous achevé de la convaincre que tout ça était à oublier.

Oublier le soir, la journée, au ciné à la fac au café chez des amis de chez qui il va falloir repartir dans son lit en courses devant la télé en voyant un mec de type antillais (sauf s'il était super grand, super petit, super maigre ou super gros) dans la rue en marchant dans n'importe quelle rue n'importe quelle avenue n'importe quel quai n'importe quel boulevard n'importe quelle impasse de n'importe quelle ville.

Et puis, un flingue, un « gun » comme disent les djeuns, c'est phallique. Pas besoin de psys tout le monde sait ça. Donc impensable. Donc impensé. Elle se souvenait de tout, à la fois de son dégoût quand elle avait lu dans un magazine quelconque une interview d'Alain Chabat – et pourtant elle aimait Chabat depuis les nuls, mais moins après avoir appris qu'il était sorti avec Ophélaï (avant ou après l'interview?) - qui disait qu'il trouvait ça « trop cool » et/ou « excitant » et/ou que « ça donnait un sentiment ou une sensation de puissance ou de pouvoir » d'avoir un flingue en main, parce qu'à l'époque il tournait un film où il en avait manipulé.

Et à la fois de son fantasme à elle d'avoir quelque chose dans la main quand elle était dehors, d'abord tout le temps puis au bout de deux ans le soir. Spray anti-agression, lame, elle avait chaque fois imaginé qu'en marchant dans les grands boulevards crasseux de la ville – c'est pas beau du tout, une ville, la nuit – elle avait la main gauche dans sa poche, gantée d'un gant auquel elle aurait collé à la super-glu le truc.

Parce qu'elle était gauchère et parce que désormais elle savait (vraiment) que si un agresseur te désarmait, d'un coup dans la main, et s'emparait de ton arme, elle se retournait contre toi et lui s'emparait de toi encore plus facilement.

Mais les armes à feu... Nourrie de Michael Moore, Elephant, la NRA, enfin de la connaissance de la capacité de nuisance de ces merdes...

Et puis elle avait encore vécu un an dans la même ville que Lui. Pour passer le concours de prof moitié à la fac, moitié à l'IUFM. Le bide serré d'abord presque tout le temps. Descendre les poubelles sur la chaussée était une épreuve que personne ne comprenait. Comme les halls d'immeubles, un peu trop sombres, avec un peu trop de recoins. Puis au hasard des rues piétonnes, en battant le pavé, parfois en croisant un homme, peut-être Lui, même au sein d'un groupe d'amis, d'un coup elle ressentait ce froissement intérieur qu'elle connaissait si bien que personne autour d'elle ne voyait la différence: elle s'était à peine une seconde arrêtée de rire, parler ou écouter. Rien ne s'était passé.

Elle s'était mise au tir à 37 ans. Tout ça était derrière elle depuis 13 ans. L'année précédente, elle avait joué pour la première fois de sa vie à un laser game. Le tilt. Tant pis, le phallus est cool! Tu ne viendras pas me faire chier. Tu fermeras vite ta gueule pour ravaler tes « alors, comme ça on se promène toute seule? », « salut, ça te dirait qu'on aille boire un verre? ». Vous ferez moins les malins, « quoi-quoi, tu réponds pas quand on te salue, on n'est pas assez bien pour toi?! C'est ça??!! Salope!! ».

Elle a une licence maintenant. Un vrai permis de tuer. Bon, le truc chiant c'est le cran de sécurité: faut toujours qu'il soit mis, mais faut avoir le temps de l'enlever... Son flingue. Ça l'apaise et la rend nerveuse à la fois de le toucher dans son sac, assise dans le dernier métro ou le dernier tram. Mais elle s'est remise à sortir, parce que sinon Il aurait gagné. La peur aurait gagné. Et elle ne veut plus jamais subir - aucune contrainte. Elle n'y arrive plus de toute façon. C'est paradoxal et elle le sait, si elle sort elle prend des risques, le risque de mourir encore, mais si elle ne sort pas elle ne vit pas. Et la peur gagnerait. Et ça c'est inconcevable, inacceptable, scandaleux. Alors même si la peur lui fait peur - une peur atroce – elle sort. Après tout, elle est une survivante.

Ce soir elle est allée au cinéma. Comme d'habitude les gens motorisés ont eu la flemme de la

raccompagner. Elle s'en fout, elle a en plus de cette habitude celle de tracer vite et droit, le regard au sol pour éviter tout contact visuel. Idem ce soir, quand elle monte dans la rame vide du tram. Il n'est pas tard de toute façon tard ou pas ça change rien enfin si il est quoi 23h40 ouais c'est bon de toute façon dans 15 minutes chuis chez moi tranquille statistiquement la rame est vide putain c'est flippant arrête ton bad trip dans 15minutes pis statistiquement y a une chance sur un million et même que ça arrive deux fois à moi même pas une sur un milliard ou alors c'est comme se réfugier dans un trou d'obus quand y a un bombardement tfaçon si jamais. Un jeune monte. Putain il est monté le regarde pas il a l'air grave bourré mais bon oh putain. Le jeune doit avoir 25 ans environ, elle n'a jamais été douée pour donner leur âge aux gens, il a l'air crade avec sa veste kaki genre para et son fut' qui pend sur son caleçon. Il s'assied en face d'elle. Il s'assied en face d'elle dans une rame déserte. Elle tripote l'arme dans son sac. Elle a chaud. Elle s'efforce de ne pas bouger.

« T'as pas une clope? »

Oh putain oh putain c'est bon i demande juste une clope prends l'air cool.

« Nan, désolée. »

Elle a gardé les yeux baissés, fixes, et sa voix a une teinte métallique. Elle prend l'arme dans sa main au fond du sac.

« Alleeez, déconne pas, chuis sûr qu't'as une clope pour moi. Tu veux pas m'en donner une c'est ça? T'as qu'à le dire! »

Elle sort l'arme de sa poche.

Putain qu'est-ce que je fais qu' est-ce que je fais qu'est-ce que je

« Ohlà vous emballez pas là avec ce truc!, qu'est-ce qui vous arrive j'vous ai rien fait moi... »

Il s'est levé en disant ça les mains en avant, vers elle.

Elle shoote.