Voleuse !

marianne-desroziers

Chaque criminel a une histoire.

Dans ce texte qui se présente comme une confession, Maria Lucia nous raconte la sienne, étape par étape, n’omettant aucun détail. Jeune femme bien éduquée, originaire des classes moyennes, n’ayant manqué de rien dans son enfance, n’ayant subi aucun traumatisme, quel a bien pu être le moteur qui a fait d’elle une criminelle ? Et pas n’importe quelle meurtrière s’il vous plait, une meurtrière d’un genre bien particulier...

A la fin du récit, une balle perdue se perd là où il ne fallait pas, comme toutes les balles perdues.

VOLEUSE !

 

 

Du sang plein la bouche…et pas le mien. Goût métallique devenu familier. Le bruit lancinant des gouttes rouges qui tombent sur le lino du coin cuisine de mon deux-pièces.

Chaque criminel son histoire. Je vais vous raconter la mienne.

Je m’appelle Maria Lucia, j’ai 36 ans, sans profession, célibataire, sans enfant. Et il semblerait que je sois différente. Longtemps, j’ai voulu être quelqu’un. Aujourd’hui, enfin, j’ai renoncé à toutes mes ambitions sociales, sentimentales, intellectuelles pour me consacrer à plein temps à ce que je sais faire le mieux : tuer.

Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours été la doublure de la femme invisible dans le film de ma propre vie. Jusqu’au jour où c’est devenu insupportable et où j’ai pris ma vie transparente, évanescente, translucide, ma vie bulle de savon en main.

 Je ne veux pas qu’on interprète mes actes criminels de façon inappropriée. C’est pour cela que je veux vous raconter ce qui a fait de moi ce que je suis. Ni Causette, ni pauvre petite fille riche, j’ai grandi dans un milieu plutôt aisé, classe moyenne, parents fonctionnaires, fille unique. Je n’ai manqué ni d’activités extra scolaires (danse, piano, équitation), ni de jouets (je me souviens que je possédais des dizaines de poupées Barbie). Un soir de printemps, j’ai mis toutes mes Barbies dans un grand sac poubelles, je suis allée dans le jardin, j’en ai fait une montagne et j’y ai mis le feu avec le briquet de mon père. Ca sentait le plastique brûlé dans tout le quartier mais j’a adoré ce spectacle de l’holocauste de poupées Barbie mon premier fait d’armes. Je n’ai pas vraiment manqué de l’attention et de l’affection de mes parents non plus. Pas plus que la moyenne en tout cas. Ils n’ont jamais manqué de me fêter mes anniversaires, Noël, Pâques, j’en passe. Ils étaient là pour les réunions parents/profs, les kermesses de l’école. Ils étaient même disponibles pour soigner les petits bobos et réconforter des gros chagrins, remonter le moral quand il y avait un coup dur. Est-il utile de préciser que je n’ai souffert ni de la faim, ni du froid, ni de la soif ?

Passons aux choses sérieuses maintenant. Non, je n’ai pas non plus subie de sévices, ni physiques, ni mentaux, ni sexuels puisque c’est cela que vous voulez savoir avouez-le, bande de voyeurs pervers. Désolée, vraiment désolée, lecteur au voyeurisme malsain mais nul grand-père incestueux ou mère violente dans cette histoire. Si c’est genre d’histoire que vous attendez, il faudra vous adresser ailleurs : vous ne devriez pas avoir trop de mal, les librairies sont pleines de ce genre de livres. 

Alors quoi me direz-vous ? Où est le problème ? Que s’est-il donc passé pour qu’une jeune femme comme moi bien sous tout rapport, élevée dans un milieu aisé, ayant fréquenté assidûment l’école de la République en arrive là ?

 Ma souffrance se situait ailleurs, du côté de l’invisible, du peuple des ombres.  

A l’école primaire, l’institutrice oubliait toujours mon prénom ; au lycée, c’était mon nom ; à l’université, les professeurs ne reconnaissaient même pas mon visage ¾ alors que j’étais systématiquement assise au premier rang. Aujourd’hui encore, dans les supermarchés, on m’écrase les pieds, on me donne des coups de caddie : « oh pardon, je ne vous avais pas vu », parfois même il n’y a même pas d’excuse, comme si on me reprochait carrément de n’être pas assez visible.

On ne me voit pas, on ne m’entend pas, on ne me remarque pas, on me passe toujours devant dans les queues, à la poste, à la gare, au cinéma, partout, tout le temps. Les gens ne font même pas exprès, ce n’est pas du mépris, juste de l’indifférence. C’est comme si je n’avais pas de matérialité, que toutes mes molécules n’étaient pas en place comme il faut pour me faire exister entièrement aux yeux des autres.

C’est sûrement de ma faute. Toujours un peu en retrait. Toujours un peu à côté.

Je n’arrive jamais à être complètement dans ce que je fais, je rêvasse, je pense toujours à autre chose – que ce soit la liste des courses ou le conflit israélo-palestinien – bref, je manque considérablement de concentration, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes dans ma vie quotidienne. Impossible de conduire sans avoir un accident, impossible de garder un boulot plus de deux jours et un petit copain plus d’un mois. Le psy que j’avais vu adolescente m’avait diagnostiqué un trouble de l’attention. Moi je préfère dire que je suis du genre plutôt dispersée comme fille. 

Le goût du sang, l’odeur du sang, sa consistante si particulière sur mes mains, mon menton, mon cou. Je ne pensais pas que cela serait si agréable pour tout vous dire. Une vraie découverte, que dis-je une révélation, un moment de grâce, un hapax. Comme quoi, on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise. Les petits os qui craquent sous la dent, le cartilage qui cède sous vos mâchoires, les sucs qui se répandent sur vos papilles. Bien sûr, ça laisse la bouche un peu graisseuse, mais pas plus qu’un poulet fermier du dimanche mangé chez maman.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un peu voleuse. Ma mère m’appelait la pie à cause de ça et aujourd’hui encore c’est mon oiseau fétiche, un oiseau porte-bonheur dans la culture asiatique. Je ne peux m’empêcher de prendre ce dont j’ai envie, même si ça appartient déjà à quelqu’un, encore plus si ça appartient déjà à quelqu’un. J’ai commencé par voler des sous dans le porte-monnaie de ma mère, puis des carambars aux fruits dans la supérette de mon quartier, puis du maquillage hors de prix aux Nouvelles Galeries, puis des disques, des livres, des DVD à la F.N.A.C. J’ai volé les jouets des autres enfants, les journaux intimes de mes meilleures amies, les petits amis de mes camarades de fac. Je vous fais grâce des fleurs arrachées du parterre de fleurs du rond-point à côté de chez moi ou le courrier de la voisine (elle en avait plus que moi à un point que ça en était devenu indécent).

Ce n’est pas, comme certains le croient, que je pense que tout m’est dû. Au contraire, je sais que je n’aurais jamais rien à moi, que je ne le mérite pas. Je ne suis pas de celle qui sont du bon côté et je ne le serai jamais. Si je ne m’approprie pas les choses, je n’aurais jamais rien à moi. Et je veux avoir des choses à moi. Quoi de plus normal : je suis le produit de ma société de consommation, une société occidentale où on confond allègrement avoir et être, paraître et être, se conformer aux standards de vie en vigueur dans les classes moyennes et être.

Le plus simple quand on n’existe pas, pas beaucoup, pas assez, pas vraiment, c’est de prendre la vie des autres, d’endosser leur identité. Même si ce n’est que parcellaire, temporaire et imparfait, c’est toujours mieux que rien du tout. Car il est vrai, et vous ne me contredirez pas je pense, que rien du tout Ce n’est vraiment pas beaucoup.

J’ai commencé ma carrière de voleuse identitaire en subtilisant des photos et des cartes d’identité dans les porte-feuille dans les vestiaires du club de gym où j’allais tous les mercredis quand je parvenais à vaincre ma flemme. Ainsi, je fus d’abord Dorothea Muller, née à Vienne le 3 novembre 1967, mariée à un gentil quadra à tête de labrador et aux jambes arquées, mère d’un adolescent ombrageux et d’une fillette boudeuse de 3 ans les mains roses et poisseuses de barbe à papa, du moins si je me fiais aux photos (entre nous, vous le savez comme moi, il ne faut jamais se fier aux photos). Pour ma première identité, j’avais fait bonne pioche : un prénom rare, une origine étrangère, toute un famille pour moi ; mais il restait certaines zones d’ombre ¾ quel était mon métier ? et celui de mon mari ? le père du premier enfant était-il aussi celui du second ? Bref, j’étais très enthousiasmée d’être Dorothea pendant deux jours au point de punaiser les photos au-dessus de mon bureau et de devoir réfréner ma joie et m’empêcher d’utiliser la carte d’identité. Mais tout passe, tout lasse, tout casse et j’en vins pourtant à me lasser de tous ces trous dans l’histoire qu’il me fallait combler.

C’est ainsi que je repartis en chasse d’une nouvelle identité.

Cette fois encore, je tombais bien. Cela dit, je n’avais guère de mérite, je dois bien l’avouer. En effet, le string rouge en dentelle et le numéro de « Jeune et jolie » qui dépassaient du sac ouvert dans lequel j’avais dérobé la carte d’identité ne laissait guère de doute quant à l’âge de sa propriétaire. Tout à fait le genre de jeune femme que je déteste a priori, tout simplement, et je n’ai pas honte de l’avouer, parce que j’aimerais être elle. Je ne crois pas l’avoir vu dans la salle de sport en train de s’échauffer, noyée qu’elle était dans la foule de femmes de moins de 25 ans qui venaient narguer les autres en affichant leurs corps parfaits, exempts de culotte de cheval, de cellulite, de vergeture et autre joyeusetés  dans des vêtements moulants. 

Je rajeunis ainsi d’une quinzaine d’années. J’avais 20 ans tout rond, je m’appelais Eva Carsiani, j’étais une charmante brunette aux grands yeux bleus en amande et au sourire mutin, d’origine italienne si j’en jugeais par les photos qu’il y avait dans son porte-feuilles. Cette fois, j’allais un peu plus loin que la fois précédente en m’appropriant également son téléphone portable qui faisait bien sûr, comme tous les téléphones portables des jeunes gens modernes, appareil photos, organizer et certainement d’autres fonctionnalités dont je m’imaginais même pas l’existence.

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