# Ton odeur
alice_b
Combien de temps vas-tu durer ?
Je me repose, j'essaie enfin de me reposer puisque tout le monde me le dit. Ça sent partout. Le drap. Il y a un slip sale je crois, dans la bannette. Est-ce que je vais le chercher ? Ils sont tous en bas, tranquilles. Je voudrais bien qu'ils partent, maintenant que tout est fini. Je voudrais qu'ils me laissent tranquille. Il n'y a pas de raison qu'ils restent là, tous, comme des cons à ne pas savoir quoi faire autour de moi. Leur odeur se répand doucement, comme une effluve, une sorte de pollution. Il faut qu'ils arrêtent de puer comme ça. Je vais leur dire de partir. C'est la seule solution pour garder trace de nous encore un peu.
J'ai peur de ne plus pouvoir sentir, à force de renifler, j'ai essayé de trouver un rythme, comme une coureuse, une athlète olfactive, oui c'est ça, apprendre à sentir avec endurance, tenir le plus longtemps possible, te respirer, ne respirer que toi, sinon je meurs aussi, comme toi. Je meurs alors que ton odeur se désagrège doucement. J'aspire, je me calme, il faut que je reste vivante, que je me reprenne.
Je me rappelle ton odeur si je ferme les yeux, elle remonte doucement et m'entoure de nouveau, je me vois sourire, je respire nos journées préférées, les odeurs se transforment en images, une odeur pour chacune, tes yeux, cette senteur d'été, viande cuite, herbes et vent doux, nos regards d'adolescents, mon ventre qui gargouille quand tu me dévisages. Le froid mélangé au charbon, odeur de bonheur, première fois sous un duvet qui gratte au coin du feu, puis cette odeur douce de thé au jasmin, chez ta mère, et moi timide à n'en plus respirer. Sensation enivrante, qui sort du papier cadeau, ce parfum que je porterai toujours pour toi, et me revient maintenant tout entière la sueur sous ton bras quand ma tête est calée là, ça m'endormirait presque, je rêve, tu ronfles, je dors, je me réveille dans une odeur quotidienne, le café qui se mêle au cocktail du frigo que tu ouvres, et ça pue, t'avais dit que tu nettoierais le frigo, tu sais bien que je déteste cette odeur de fromage, tu ne peux pas ranger ton fromage sur la fenêtre ? Ça va partout, l'odeur du fromage !
...Ils vont ouvrir le frigo en bas, c'est sûr, ça va accélérer le processus, il faut que je descende leur dire, ne surtout pas toucher au frigidaire, je dois leur interdire, on peut bien laisser pourrir tout dedans, c'est un détail, quelques yaourts ou je ne sais quoi, on s'en fout, ils vont bien comprendre que c'est important.
Je ne peux pas bouger, je ne peux pas descendre, là-haut je te sens partout, je me sens bien. Je ne veux plus rien sentir en dehors, tous ces gens autour, leurs respirations qui fendent l'air, il ne faudrait plus un geste ici, pour garder encore ton odeur. Leurs mouvements gâchent, ils vont embaumer le placard, la salle de bain, ton peignoir, ça va tout envahir et on va mourir, merde ! Je sens leur odeur monter, leur souffle respirer, partez, mais partez d'ici, bon sang, comment pouvez-vous être encore là à me laisser crever dans vos haleines ! Sauvez-moi, sauvez-vous d'ici avant qu'il n'y ait plus rien à sentir !
Ils ne vont pas m'écouter, vont pas me laisser faire, me laisseront pas seule, jamais, au moins trois jours encore avec tout ce petit monde, à se relayer pour prendre soin de moi. Prendre soin de moi.
Combien de temps vas-tu durer encore ? Combien de temps aurais-je l'odeur, puis la conscience de cette odeur réelle, puis du souvenir de l'odeur ? Le drap, je pourrais le couper et le mettre dans des tupperwares. Il faudrait prendre des vieux tupperwares, des qui ne sentent pas le plastique, qui sont devenus neutres. Je pourrais en demander à deux ou trois voisins, pour en avoir plus. Je pourrais les congeler.
Le congélo gardera pas l'odeur. J'aurais dû faire comme Jean-Baptiste Grenouille, passer de l'onguent sur ta peau et racler, racler, pour faire du concentré de toi, une goutte pour une année, un flacon pour la vie. Je veux sentir ton odeur, je veux me frotter à elle dans l'air lourd de toi où tu existes encore, je veux continuer de flotter dans cet espace où tu vivais avant d'être mort, me vautrer dedans, puisque je sens ton odeur. Ton odeur.