Tu peux compter sur moi

polluxlesiak

Je ne comprends toujours pas ce que je fais ici. De quel droit, sous quel prétexte m'a-t-on mené dans cette cellule aux 4 murs parallèles 2 à 2 ? Combien de temps, combien de minutes, combien de milliards de nanosecondes me fera-t-on perdre sans daigner m'expliquer ce qui se passe ?

Je les entends marcher dans les couloirs. 1, 2, 3, ce sont 4 personnes qui passent devant ma porte ; 1 homme et 3 femmes, je le sais au nombre de leurs pas dont les fréquences se surajoutent et s'entrechoquent. Y a-t-il parmi eux cette grande femme d'1m69 et 61 kilos que j'ai aperçue quand on m'a fait sortir de la voiture, une Renault Espace de 2002 immatriculée dans le 92 avec 88.500 kilomètres au compteur ? Ce doit être elle qui a ce pas menu, trottinant, calé sur une fréquence de 550 Hz, sauf quand le couloir se rétrécit ou qu'elle croise un autre groupe. Je l'entends depuis ce matin, parfois accompagnée, et je sais que c'est elle qui tient mon sort entre ses mains.

Elle a failli entrer, vers midi 12 ;  je l'ai entendue approcher puis s'arrêter juste devant ma porte, mais elle s'est adressée à Josette, pauvre fille, qui n'a rien su dire, à part sangloter pendant les 4mn27 qu'a duré l'échange – puis l'une et l'autre sont reparties, Madame 550 Hz et ma femme, vers l'escalier qui mène au hall d'entrée, par où je suis arrivé … 28 marches que l'on m'a forcé à gravir, les bras douloureusement serrés par les poings des deux flics qui m'agrippaient avec violence. Obsédé ...il est obsédé … répétait Josette qui me suivait en larmoyant, son sac à main 4 poches de cuir serré contre son manteau aux 10 boutons cuivrés. La grande, derrière moi et à ses côtés, tentait de la calmer : Allons Madame, ce n'est rien de grave, ne vous inquiétez pas, un peu de surmenage sans doute … Du surmenage ? Moi qui n'ai plus rien à faire de mes journées que d'en compter l'écoulement des secondes, d'en recenser le passage des voitures dans notre rue ou d'en calculer le nombre qui me reste à vivre ? Moi, surmené, alors que de mon réveil à 7 heures 32 jusqu'à mon coucher à 21 heures 14, je ne fais rien d'autre que tenter de comprendre ce que je fais dans cette vie ?

Parce que, si je ne comprends pas ce que je fais dans cette cellule bleue de 2 mètres 08 de plafond, je ne savais pas plus ce que je faisais avant d'y arriver. Tout date-t-il donc de ma naissance, il y a 30 ans, 2 mois, 4 jours et 8 heures 32, si ma mémoire est bonne et les dires de ma mère exacts ? Josette a dit en pleurnichant à Madame 550, je l'ai entendue, que l'accident était la cause de tout … L'accident ? Mais quel accident ? Je n'ai jamais conduit aucun véhicule, jamais pris l'avion, jamais fait de vélo, je sais tout juste marcher et cela ne me prive en rien puisque je ne sors pas. Je compte sur Josette, pour tout. Elle part, elle, tous les matins à 8h05, et rentre tous les soirs à 18h11, ou 12 parfois, avec de quoi manger, elle cuisine, pendant 12 à 13 minutes, ce sont les seuls moments que nous passons tous les deux en-dehors bien sûr des nuits, que je passe à ses côtés, écoutant le tic-tac de ma montre, celui qui m'endort quand les moutons ne suffisent plus. Hier soir, j'ai pu en compter 4837 avant de sombrer dans un rêve cotonneux et sombre, Josette assaillie par un calcul logarithmique sauvage que je n'ai pas pu résoudre … je me suis éveillé en sursaut et c'est là que j'ai tenté, peut-être à tort, de terminer ce rêve, de l'achever, j'ai déchiré la chemise en 4 bandes égales de 53 cm que j'ai enroulées autour de son cou, elle dormait encore, elle a le sommeil très lourd, et c'est en ouvrant les yeux qu'elle s'est mise à hurler …

Monsieur Martel, c'est Madame Joly, votre psy … Nous allons parler, vous voulez bien ? Si nous commencions par votre tentative de suicide après votre échec à l'agrégation de Mathématiques ?

Signaler ce texte