Numéro 1 rue Tverskaïa, Moscou.

pouchok

Adieu mon ami, sans gestes, sans mots, Sans tristesse, sans chagrins, Dans cette vie, mourir n'est pas nouveau, Mais vivre n'offre pas plus de lendemains.

 Mes chaussures en toile s'enfoncent dans la neige tombante.

Chaque pas m'attire à une somnolence de plus en plus tenace.

Voilà que je pense à m'allonger dans ce blanc, m'étendre toute entière et dormir pendant qu'un voile de flocons me couvrirait d'une couette duveteuse, promesse de repos et de calme.

Mais j'ai chaud. Je brûle, même. Je ne me rends plus compte. Cela fait presque trois heures déjà que je marche, que je me traîne, tout en tirant des deux mains mon bagage. Mes doigts glissent et se rattrapent de justesse, crépitent sous la fièvre glacée de la poignée de métal. Mon sang vrombit, mon cœur tressaute. Le grognement du sol enneigé s'accélère. Probablement l'impatience de découvrir au matin les couleurs de ces ombres qui m'entourent.

Je trébuche sur le bout du trottoir. Voilà que la rue s'arrête. La surprise me tire de ma rêverie.  D'un revers maladroit je relève mon bonnet pour décrypter le nom de la rue : « Tverskaya Ulitsa ». Je farfouille maladroitement dans la poche de mon blouson pour en sortir un petit papier —« numéro 1, rue Tverskaïa ». La vision d'un vrai lit me galvanise, dans un dernier effort je grimpe les marches rejoindre mon hôte qui m'attend.

 

Je me réveille toute engourdie avec la migraine et tente de me remémorer le dénouement de la veille : Andreï m'a accueillie, puis je me suis écroulée, vaincue par la fatigue…

En tout cas, le jour ne m'a pas précédée de longtemps, il se lève à peine.

J'ouvre la fenêtre pour contempler ce feu rougeoyant qui éclabousse la rue. L'excitation se manifeste. Mes oreilles bourdonnent, mes jambes se tendent. Ma poitrine se serre. Que faire, que faire ? Se recoucher ? Oh, non !

Je me glisse dans des habits propres et me lance à la poursuite de ce spectacle magnifique.

Après quelques cascades étouffées dans la neige j 'arrive devant le Kremlin. La place est vide. Il n'y a personne. Je reprends mon souffle, écoutant le silence. On croirait le début d'un spectacle.

Et voilà le signal, on sonne 8h dans la cathédrale. Tout se bouscule, tout se réveille. Les lueurs montent, les nuages se retirent, transpercés par le soleil, et le sol, oh ce sol ! Il brille, il étincelle ! Et quelle immensité ! Le raclement des pelles qui délivrent les pavés, les cloches qui s'entremêlent, les passants qui peu à peu se réunissent, les uns à l'église pour le service, les autres pour aller travailler, acteurs de cette nouvelle journée. L'aboiement éloigné d'un chien dérangé par le piaillement des oiseaux, les volets qui claquent au rythme des travaux, et le vent qui s'étire sur les arbres dans un bâillement scintillant.  Un frissonnement m'embrase, il entoure d'une nappe de gèle mon être, je suis capturée. Incapable de bouger, je fixe ce rouge, ces tours et ces pavés. Et j'attends, résonnant au moindre claquement de semelle sur ce sol si sacré. Cela me devient insupportable, il faut que je bouge, que je parte. Ivan, Pierre, Catherine, Alexandre, Nicolas…Les images des Tsars se succèdent devant mes yeux, ils pleurent, sont en colère, rient. Tous si différents, et pourtant si semblables… Lermontov, Pouchkine, Tolstoï, et même Tchekhov ! Tous ces noms s'effondrent sur moi, les proses, les vers, Lénine, Staline. Et 1991, l'Histoire s'abat comme une foudre, me prosterne à terre. Et ce songe qui m'attrape la gorge, cette vérité qui tout à coup m'accable et m'enserre, étaux souverains d'un dernier soupir ! Non, il ne faut pas, il faut lutter…encore, laissez-moi regarder, écouter ! Il y a tant à voir, tant à ouïr !

Je recrache cette folie et me précipite à nouveau en direction de la rue Tverskaïa. Combien de fois j'ai glissé, combien de fois j'ai embrassé la neige ! Et déjà la clef s'enfonce et les gonds se déchirent dans un couinement mécontent. Je connais ce lieu par cœur. La salle de bains, les toilettes et la cuisine à gauche, le reste à droite. Cela n'a pas changé. Rien n'a changé. Tout est là, il n'y a qu'à épousseter. Griboïedov, Joukovski, Gogol, ils sont là quelque part, cachés dans ce marasme de désespoir, ces livres, ces pages, ces mots, ces lettres…

Je me rue dans la cuisine, j'ouvre tous les tiroirs, et sans même les refermer je me jette dans les autres pièces, épouvantée de n'y trouver ce que j'y cherche.  Je bouillonne, la tête me tourne, je ne vois déjà plus, je pleure. Je m'y refuse, je crie, j'enrage. Tsvetaïeva ! Essenine ! Leurs silhouettes m'emportent avec elles, je me sens partir. Il faut que j'écrive, ou je deviendrais folle. Il faut, tout de suite, que je le conte! Je sombrerais sinon dans la folie certaine. Ecrire, écrire ! Donnez-moi du papier… J'encrerai sur cette table de bois, comme Boulgakov, Remizov ! Non, c'est trop tard, ils m'ont envoutée, Moscou m'a perdue. Et rien, pas une plume pour écrire… pas une feuille pour m'en sortir ! Tant de beauté, tant de merveille, et seuls mes yeux qui la surveillent. Mais ce poids de l'Histoire, ces couleurs trop belles pèsent à mes paupières. Lentement je les ferme.

Je suis chez moi.

 

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