Ouaga l'âme

Xavier Reusser

“Mes chers collègues, partenaires, collaborateurs, mes amis, c'est avec une grande émotion que je prends la parole pour la dernière fois devant vous. Mais le temps est venu pour moi de laisser les clés de la maison à la jeune génération. Et c'est l'occasion aussi de me retourner une dernière fois sur le magnifique chemin parcouru en plus de quarante ans ensemble.


Beaucoup ici connaissent ma trajectoire jusqu'au sommet de notre entreprise, mais peu de gens savent que tout a commencé par un curieux concours de circonstances.


Ce devait être en avril 2010, j'étais en fin d'études de commerce international à Paris et je m'interrogeais beaucoup sur la pertinence de mes choix de vie. J'avais profité des vacances de Pâques pour décompresser au Burkina-Faso. Je voulais découvrir une autre culture, une autre musique, un autre rythme, une alternative. Je cherchais des réponses. Après dix jours à Ouagadougou, je passais ma dernière soirée à errer au hasard des rues, de maquis en maquis, à écouter les joueurs de balafon, puis je rentrais à “la Case d'hôtes” d'Alain, où j'avais élu domicile, le ventre et la tête saturés de tô et de dolo.


Dans la cour je trouvai un nouveau pensionnaire. Un américain “stéréotypique”, grand et athlétique, avec un sourire franc et une poignée de main ferme. Après deux ou trois banalités, il m'offrit une So.B.Bra et nous commençâmes à discuter dans la fraîcheur de la nuit. Brian était en voyage d'affaires à Ouaga, mais il restait discret sur le type de business qu'il menait. Et qu'est-ce qu'un type qui venait de se payer l'avion depuis San Francisco faisait dans une chambre à seize euros la nuit plutôt qu'au Laico ou au Sofitel Ouaga 2000 ? En tout cas, le courant passait bien entre nous et après quelques bières et quelques bouffées, tout ça n'avait plus grande importance. Entre deux fous rires, je savourais pleinement l'insolite de la situation : je fumais des joints d'afghane avec un californien en plein cœur du Burkina, juste avant de rallier Paris. Les concepts de “global village”, d'“anamorphose”, de “distances abolies” éclataient anarchiquement dans mon esprit comme les bulles à la surface d'un pot-au-feu. Mes derniers flashes avant le crash de ma mémoire plus très vive furent une séance de selfies avec des capsules de bières en guise de monocles et un concours de celui qui ferait tenir le plus de pinces à linge accrochées à son visage.


Quand j'étais descendu à la cuisine le lendemain midi, une barre au milieu du front, j'avais trouvé Brian en pleine étude du packaging d'une boîte de céréales. J'étais allé m'asseoir à l'extérieur avec une bouteille de Lafi et deux tubes de Doliprane.


C'est alors qu'Alain, notre hôte, avait déboulé comme une furie. Il m'avait aperçu et immédiatement apostrophé :

— Où est Brian ?

— Brian est dans la cuisine...


Il s'était précipité vers lui en braillant dans un mélange de français et d'anglais :

— What is this histoire ? Tu pouvais pas tell me qui you are ? I pass a test, ou bien ? I must call you boss maintenant, non ?

Brian s'était lancé dans une série d'explications qui n'avaient pas réussi à dissiper les brumes d'alcool dans mon cerveau, et je m'étais éclipsé, mon sac sur le dos, pour rejoindre l'aéroport, puis mon avion, puis le RER et mes sept mètres carrés sous les toits avec vue sur le ciel gris parisien.


Deux mois plus tard, fraîchement diplômé, je me lançais enfin dans le monde impitoyable de la recherche d'emploi et je décrochais un premier entretien d'embauche chez un voyagiste dont le chiffre d'affaire était en chute libre depuis l'explosion de la sous-location de particulier à particulier. Paralysé par la pression, je venais de passer les cinq premières minutes à bégayer mon cursus, quand le responsable des ressources humaines, qui n'avait pas levé une fois les yeux de l'écran de son ordinateur portable, m'interrompit en levant la main :

— Alors comme ça vous connaissez Brian Chesky ?

— Euh, Brian ? C'est qui ?

— Oui, je vois sur votre compte Facebook que vous semblez très proches, me répondit-il en tournant l'appareil vers moi.

En plein écran, une photo floue de Brian et moi à “la Case d'hôtes”. Ce n'était certainement pas la pire photo de la soirée, mais elle était tout de même suffisamment explicite quant à notre degré d'alcoolémie. Quel abruti j'étais de ne pas avoir assaini mon compte Facebook avant de postuler...


— Eh bien, c'est à dire que... C'était une soirée un peu particulière... et vous savez ce que c'est…

— En tout cas, en ce qui me concerne, quelqu'un qui compte Brian Chesky dans ses potes de débauche est le bienvenu chez nous. Vous commencez lundi !


C'est ainsi que tout a débuté il y a quarante-trois ans et aujourd'hui, il est grand temps pour moi de retourner à “la Case d'hôtes” et d'amorcer une nouvelle étape de ma vie...”


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