Ô Sainte nuit

petisaintleu

Quand nous allons en vacances aux Philippines, j'organise toujours une fiesta pour la famille de Karen. Par famille, il faut comprendre clan. Elle se compose d'un nombre tellement incalculable de cousins germains que mon épouse a déclaré forfait au cinquantième pour la mémorisation des prénoms.

Il est certain qu'ils ne mangent pas tous à leur faim. Mais je pense que c'est dans leur tradition de se jeter sur les cochons de lait pour les engloutir en cinq minutes, au même rythme qu'une nuée de sauterelles qui s'abat sur un champ de blé.

A Noël, les coutumes étaient relativement similaires. Je doute pourtant d'une quelconque connivence entre les mœurs nordistes et pinoys. A moins qu'elles ne viennent communément du XVIe siècle et de l'envahisseur espagnol.

Bombance ou agape ne sont pas les termes qui me viennent à l'esprit. Elles revêtent un caractère trop festif ou religieux pour refléter la réalité du goinfrage. Si le petit Jésus attendait son heure pour aller crécher, on ne peut pas dire que l'ambiance était à chanter des hymnes à son nom. A défaut d'entendre les chœurs à la gloire du divin Enfant, j'avais le droit à Raoul de Godewarsvelde et ses Capenoules et, en ambiance de fond, aux hurlements de mon papa qui n'avait toujours pas compris la technique d'ouverture des huîtres.

Balafrage donc, un inventaire à la Prévert de tout ce que le Créateur a pu mettre à disposition pour honorer la naissance de son fils. Il était hors de question de refuser le moindre plat. Le gavage menaçait, le pouce et l'index pinçant les narines pour permettre de me sustenter. Foie gras, œufs de lompe, fruits de mer, escargots, œufs de caille, cuisses de grenouilles, saumon fumé, pâté en croûte, boudin blanc de Rethel, dinde farcie, maroilles, roquefort, livarot, bûche glacée, tout y passait. J'avais lu dans un livre acheté au Struthof que des déportés étaient morts à la libération d'une suralimentation trop brutale. J'avais l'impression que mon estomac allait exploser et je craignais de rejoindre les urgences. Il restait l'alternative d'aller mettre la tête dans les toilettes pour éviter toute susceptibilité. Maman me rappelait fort chrétiennement que des enfants mourraient de faim de l'autre côté de la planète et qu'aucun gâchis ne serait toléré.

Il y avait la consolation télévisuelle. Après le club des cinq et Fantomas, le petit lord Fauntleroy me faisait partager les sévérités de son grand-père. Et inévitablement arrivait le grain de sable.

Je n'ai pas le souvenir d'avoir attendu minuit. Ah si, une seule fois. Celle où nous étions invités pour la veillée chez les Coutant, nos voisins bouchers chevalins. A la messe, ils étaient tellement cuits que l'allée centrale n'était pas suffisante pour accueillir leur allure titubante. Mais d'ordinaire, deux solutions s'offraient à nous. Le moindre mal était que mon papa repus s'affaisse dans son fauteuil et j'allais me coucher discrètement. A défaut, il s'arrangeait toujours pour trouver un prétexte à engueulade pour éviter l'heure fatale ou nous aurions à nous embrasser.

Ca évitait au moins le triste constat que le Père Noël avait une nouvelle fois perdu notre adresse.

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