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Holà, debout !

Dans le silence du wagon, l’agent de la RATP met la main sur l’épaule de l’homme et le secoue. C’est la seule manière de le réveiller. L’autre, affalé sur le siège, a commencé sa nuit. Rien d’étonnant, à 23 h 45. Régulièrement, des voyageurs solitaires de la ligne B5 du RER s’endorment. Ils échouent au terminus, à Mitry-Claye. La plupart du temps, il s’agit d’adolescents, ou de jeunes adultes. De retour d’une soirée bien arrosée, ils ont raté leur station. Le sommeil les a surpris au cours du trajet. Le balancement monotone du train, conjugué à la chaleur malsaine qui règne à bord, les a étourdis.

Kevin ouvre les yeux. Son regard bute sur le visage amical. Il se redresse douloureusement et s’extirpe à contrecœur d’un rêve. L’agent ne le brusque pas. Le garçon a l’âge de son aîné, une vingtaine d’années. Inutile d’ajouter le traumatisme d’une remontrance à sa déconvenue. Quand il estime avoir suffisamment patienté, il répond à l’interrogation muette qu’il lit dans les prunelles du naufragé.

-         Vous êtes à quai et vous n’irez pas plus loin.

-         Je suis où ?

-         Mitry-Claye, le bout de la ligne.

-         Non ! quelle heure est-il ?

-         23 h 48. Vous allez où ?

-         A Tremblay, je devais descendre à Vert-Galant, je me suis endormi.

-         Ce n’est qu’à deux stations. Vous aurez un train dans un quart d’heure.

-         Un quart d’heure !

-         Oui, vous auriez pu attendre plus longtemps. Il partira de la voie 2, en face.

L’information ébranle Kevin. Il calcule. Dans le meilleur des cas, il arrivera chez lui vers une heure du matin, son domicile est à trois kilomètres de la gare. Encore une courte nuit. Il doit se lever à 6 h 30 pour rejoindre à Palaiseau la société qui l’emploie, enfin, façon de parler, en banlieue sud, presque deux heures de transport.

Le haut-parleur diffuse une mise en garde préenregistrée : méfiez-vous des pickpockets, faites attention à vos valises. Le message serait risible, dans une station quasi-déserte, si quelqu’un était d’humeur à rire. L’employé veut terminer sa ronde. La bienveillance a des limites. Le jeune homme broie du noir. Il comprend néanmoins les préoccupations du gardien et se lève, tout en rassemblant ses quelques affaires : un sac à dos Eastpak et un magazine gratuit ramassé à Chatelet-Les-Halles, lors du changement de rame. Soudain, l’angoisse l’étreint. Il palpe les poches de son anorak, fouille fiévreusement le sac, ne trouve pas ce qu’il recherche, se baisse, regarde sous les sièges, marche dans le couloir et inspecte les banquettes, avant de baisser les bras. Le préposé ose une question.

-         Vous avez perdu quelque chose ?

-         Oui, mon mobile, un Samsung Galaxy III, je l’avais depuis une semaine seulement.

-         Vous en récupèrerez un autre, lance l’employé qui ne réalise pas l’ampleur du désastre.

Inutile d’argumenter. Kevin se prend la tête entre les mains. La perte l’accable. Sa grande sœur lui a offert le téléphone la semaine précédente, à l’occasion de ses vingt-trois ans, un sacrifice pour une caissière de supermarché à temps partiel. Le bijou coûte plusieurs centaines d’euros. Il avait reporté dans la mémoire de l’appareil tous ses contacts, ses amis, les coordonnées des sociétés où tenter de se faire embaucher. Il demeure prostré. L’agent pense de nouveau à son fils et adoucit la voix.

-         Vous pouvez essayer les Morillons.

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         Le service des objets trouvés, 36 rue des Morillons, dans le XVème. Si vous avez de la chance, quelqu’un l’aura ramassé et déposé là-bas.

Kevin n’y croit guère. On a profité de son sommeil pour lui voler le précieux objet. Peu d’espoir de le revoir. Il note mentalement l’adresse. L’employé s’impatiente.

-         Bon, je dois fermer les portes. 

-         Oui, monsieur, j’y vais, répond le passager.

Et il descend, après avoir tiré sa capuche sur ses cheveux, comme s’il voulait se cacher, disparaître, se rendre invisible, le temps de réfléchir, de digérer la catastrophe, d’en mesurer les conséquences et de réagir.

Lorsqu’un peu plus tard, il marche le long de la quatre-voies de Tremblay, il n’a pas fini de maudire le sort funeste. Il suit les glissières de sécurité, à contre-courant des véhicules qui le croisent. De rares voitures le capturent brièvement dans le halo de leurs phares et poursuivent leur route. A chaque fois, il cligne des yeux, la lumière agresse les rétines. Mais il continue de coller aux bordures métalliques, la plupart des piétons empruntent le chemin, l’endroit est sec, malgré les pluies abondantes d’un mois de février particulièrement arrosé. S’il s’en écarte, il risque de patauger dans une flaque et de salir son pantalon et ses chaussures, une nouvelle galère en perspective. Autant stopper l’hémorragie et s’éviter un nettoyage nocturne.

A sa droite, les silhouettes des arbres bougent sous l’effet du vent. Elles ressemblent à des ombres de zombies, des êtres maléfiques agités de mille bruissements, pas franchement rassurant. Il accélère le pas. A sa gauche, au-delà de l’avenue, les masses rectangulaires des immeubles se découpent sur un ciel d’encre. Ici et là, quelques fenêtres brillent. Des appartements occupés par des insomniaques, ou des salariés du nettoyage, de la restauration, nombreux dans cette banlieue modeste. Beaucoup d’immigrés ont échoué dans les blocs de béton, bienheureux de bénéficier d’un logement correct, même s’il faut en payer le prix en durée de transport. Kevin le sait. Il a grandi à Aulnay-Sous-Bois, la commune voisine, aujourd’hui traumatisée par la fermeture prochaine de l’usine PSA. Dans le coin, les exemples de réussite sont rares. Ceux que leurs études, un talent ou la chance ont propulsé à une position enviable, cadre supérieur, chef d’entreprise, artiste reconnu, ne s’éternisent pas. Ils choisissent en général une ville cossue, un arrondissement bourgeois ou filent à l’étranger, Bruxelles ou Londres, jouir de leur fortune.

Les autres restent, la majorité, à se battre pour s’insérer, en respectant les règles quand ils ont des valeurs, comme Kevin. Son père et sa mère lui ont répété : rends-nous fiers, ne nous fais pas honte, étudie et mérite ton salaire.

Il a obéi, écouté les enseignants à l’école, évité les bandes louches, les bagarres, les plans foireux qui conduisent en prison. Sa place dans la société de consommation, il la gagnerait, en dépit des handicaps de départ, des parents peu instruits, des classes de collège alourdies par l’indiscipline, de la tentation de l’argent facile. Pas évident de garder le cap dans un environnement désespérant. Il y est pourtant parvenu. Un brevet de technicien supérieur d’action commerciale a salué son application. Muni du sésame, il a cru que son rêve allait se concrétiser, un petit rêve, adapté au monde d’où il vient : décrocher un job, recevoir un salaire décent, louer un studio ou, mieux, un deux-pièces et mener une vie autonome, sans avoir à fréquenter Pôle Emploi, solliciter les services sociaux, remplir des imprimés illisibles pour quémander un aide. Et aménager avec sa petite amie, envisager l’avenir, pourquoi pas des enfants ?

Au lieu de quoi, il a l’impression de se heurter à un mur. Les patrons ne lui proposent que des stages rémunérés une misère ou des contrats à durée déterminée de courte durée. Quand ce n’est pas une prestation gracieuse, histoire, disent-ils, d’enrichir son curriculum vitae. Lorsqu’il refuse, le manager pioche dans l’interminable cohorte des postulants. Voilà pourquoi le garçon vit toujours dans une colocation minable, en compagnie de William, Thomas et Karim, trois amis pas mieux lotis, maltraités comme lui par une époque qui rudoie la jeunesse. A quatre, ils s’épaulent. Lorsque l’un menace de flancher, les autres le persuadent que le ciel s’éclaircira bientôt, quitte à ne pas croire au boniment. A leur âge, l’espérance revient vite. Il suffit d’un joli sourire aperçu dans le métro ou d’une gentille fille rencontrée dans l’entreprise.

Désormais, Kevin distingue l’immeuble. La lumière est allumée dans le salon. Karim doit éplucher les offres de Pôle Emploi. Jusqu’à la semaine dernière, il sillonnait les routes de la région sur une moto de petite cylindrée. Le boulot de coursier rapportait le SMIC, pas le Pérou, mais il appréciait la vie au grand air, l’indépendance relative, loin des chefaillons, la découverte de lieux inédits. Cinq accidents plus tard, il a mesuré les dangers. Le système pousse à multiplier les courses, brûler les feux, rouler sur les trottoirs, pour empocher une prime dérisoire. Quand il a eu le poignet cassé, sa mère l’a exhorté à changer de métier. Il a cédé. Mais, sans diplôme convaincant, la reconversion n’a rien d’évident.

En fait, Karim regarde un match de foot du championnat brésilien, diffusé en direct sur une des nombreuses chaînes du câble, leur seul luxe. Il décolle péniblement le regard. L’horloge indique une heure du matin, en bas à droite de l’écran.

-         Kevin ? Je t’attendais, je pensais que tu rentrerais plus tôt.

-         Moi aussi, je me suis endormi dans le RER.

-         Waouh ! Pas de bol. Tu vas bailler toute la journée, demain.

-         Ce n’est pas le pire. J’ai perdu mon Galaxy.

-         Non ! Celui que ta sœur t’a offert ?

-         Oui.

Un silence s’installe. Karim compatit. Lui aussi enregistre tout ce qui a de l’importance dans son mobile, un véritable coffre-fort ambulant, et sa réserve de musique, d’adresses, de sites de référence, de bons plans… C’est un dommage considérable. Il tente de minimiser l’affaire, par solidarité.

-         Tu avais les fichiers sur disque dur ?

-         Non, pas l’essentiel. J’avais même les photos de la soirée du Nouvel An chez Estelle, elle m’en voudra à mort. Je n’ai pas eu le temps de les transférer, en dehors de quelques-unes que j’ai incrusté sur Facebook.

Estelle, une copine, connue en BTS, une fille sympa, fiable, agréable, le genre de fille que la mère de Kevin aimerait recevoir à la maison. Mais le gaillard ne veut pas compromettre une belle amitié. Et puis, elle ne l’attire pas vraiment. Il se ménage pour une grande aventure. Les relations d’un soir, ou à peine plus longues, ne le satisfont plus. Il aspire à du solide, du durable. Il sent confusément qu’il serait plus fort s’il pouvait faire la sublime rencontre. A deux, ils dévoreraient la vie et vaincraient les obstacles, alors que, seul, il commence à douter. Les amis ne remplacent pas la tendre complicité espérée. Mais, pour l’heure, les difficultés matérielles le rongent. La perte du téléphone achève de le déprimer. Les pensées pessimistes l’assaillent lorsqu’il se couche.

Le lendemain confirme ses sombres pronostics. L’employeur l’accueille rudement. Il lui reproche de ne pas avoir pris connaissance d’un sms envoyé une heure auparavant. Il lui indiquait d’aller à l’antenne de Saint-Maur. L’équipe locale demandait du renfort, une commande urgente à honorer. Le patron crie son désappointement et sa colère. Le client a déjà menacé de changer de fournisseur, lors d’un précédent marché. Cette fois, il pourrait passer à l’acte. Quand le boss a fini d’éructer, le jeune homme plaide la bonne foi, le mobile égaré la veille dans le train de banlieue. S’il avait reçu le sms, il aurait couru à Saint-Maur. Jusqu’à présent, il a scrupuleusement exécuté les ordres, souvent au détriment de son confort ou de sa propre organisation. Mais l’autre n’en a cure, il poursuit sur un ton identique et fustige l’insouciance des jeunes, plus enclins selon lui à traîner des heures sur Internet et les réseaux sociaux qu’à effectuer sérieusement leurs taches.

Le garçon laisse passer l’orage. Mais l’autre ne le lâche pas. Il lui jure que, s’il perd le client, Kevin en sera tenu responsable. Une partie du préjudice sera prélevé sur sa paye. Le jeune homme ne peut s’empêcher de sourire. Sa paye, six-cents euros remis de la main à la main, non déclarés, pour qu’il puisse émarger chez Pôle Emploi, et la promesse d’un CDI qui n’arrivera jamais. Le patron ne manque pas d’arguments, entre la crise économique qui n’en finit pas, la lourdeur de la réglementation et la concurrence qui casse les prix. Kevin a compris qu’il ne verrait pas le fameux CDI, une carotte pour les naïfs. Il sort le badge d’accès et le claque sur la table, puis il file vers la sortie. Dans son dos, il entend le piteux chef qui le hèle, s’excuse de s’être emballé, promet …

Il ne saura pas ce que le gars promettait, la porte s’est refermée sur les paroles mielleuses et inutiles.   

Dehors, le chômeur, désormais confirmé dans son statut de sans-emploi, respire. Autour de lui, la ville s’agite. Des voitures démarrent, roulent, s’arrêtent, des gens marchent, poursuivent un but, parlent. Ils ont une identité, un logement, un travail, une famille, une existence parsemée de petits désagréments et de formidables joies. Lui ne sait pas où il va, ce que l’avenir lui réserve, quand il pourra enfin bâtir des projets solides.

Il n’a plus le mobile pour envoyer un SOS à un ami. D’ailleurs, ses amis partagent sa galère, pas mieux lotis, une génération sacrifiée, une vie de merde.

Sur une affiche géante, un Samsung Galaxy le nargue, dernier modèle, compatible 3D. Les mots de l’employé de la RATP lui reviennent à l’esprit : le service des objets trouvés, rue des Morillons. Puisqu’il n’a plus d’emploi, il peut faire un détour par le XVème, plutôt que de s’enfermer entre quatre murs, à Tremblay, et ruminer devant l’ordinateur ou la télé.

Les statues en bronze de deux bœufs, à l’entrée du parc Georges Brassens, attirent son regard. Elles témoignent de la présence des abattoirs de Vaugirard, il y a longtemps. Brassens, un de ses artistes préférés depuis qu’il a découvert son univers, les mélodies soignées, les mots ciselés, les poèmes de Victor Hugo mis en musique. Il se dirige vers le 36, entre, débouche au premier étage dans une grande salle. Des gens attendent d’être appelés et s’avancent vers un guichet. Il tire sur le dérouleur et détache un ticket. En comparant le numéro à ceux qui défilent sur un écran, il réalise qu’il en a au moins pour une heure. Les locaux sont chauffés. Perdre son temps ici ou ailleurs.

Sur un banc, il ressasse son infortune. Impossible de dénicher un aspect positif dans les évènements récents, que des contrariétés. Une voix le convoque au guichet 4. Il se lève, explique sa recherche et les circonstances de la perte de l’objet. L’interlocutrice l’écoute, disparaît, revient. Elle n’a rien qui corresponde à la description. Le garçon remercie. Une vie de merde, décidément. Un ciel noir, un horizon bouché, une misère programmée, est-ce qu’il faut insister ou tirer sa révérence ?

Il s’éloigne.

-         Monsieur, monsieur !

La voix s’amplifie dans son dos. Il se retourne. Une jeune femme essoufflée lui tend un Samsung Galaxy.

-         Je vous ai entendu, je rapportais justement un téléphone, ma sœur l’a trouvé dans un wagon, au sol, à Vert Galant, elle ne voulait pas se déplacer. Comme j’habite à côté, je lui ai proposé de m’en charger. C’est bien le vôtre ?

Il vérifie. C’est le sien. La fille lui sourit. Elle doit avoir son âge. Deux grands yeux verts illuminent un visage franc. Il lui rend son sourire.

D’un coup, Kevin a la tête dans les étoiles. Le monde ne pèse plus. De nouveau, il a vingt-trois ans et le cœur léger.

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