Olivier

Julie Bobine

Lauréat au concours de nouvelles décembre 2019 sous l’égide d’Eric Emmanuel Schmitt.


Page 98, Moleskin® de Nathalia, couverture déchirée en haut à droite.

11 juillet 2021, 19h04, Paris 14ème, sur mon sofa.

Adam est parti il y a trois heures et je sens en moi un vide profond. Je suis seule. J'ai l'impression de n'être que des yeux. J'observe mon appartement terni par les nuages bas qui surplombent la fenêtre. Tout paraît tourner dans la pièce. Je suis ensevelie dans mon canapé, paralysée. Un bulldozer a écrasé mon crâne,réduisant en bouillie toute mon histoire. Mon cortex me démange, comme si des milliers de fourmis piétinaient mon front, paradant sans fin autour d'un rond-point de pensées. Se sentir vide, c'est être pleine… saturée de doutes, remplie de rien. Ma main ne cesse de s'agiter frénétiquement autour de mon stylo, me contraignant à pratiquer l'écriture automatique. Je noircis cette page d'un message de l'au-delà : je vis une expérience de mort « éminente ». J'en veux à Adam. Je meurs d'injustice.

13 juillet 2021, 9h06, sur le quai de la gare de Marseille St-Charles. 
Adam devrait arriver d'une minute à l'autre. Je m'apprête à rencontrer ses parents pour la première fois. Ma motivation et mon enthousiasme sont proches du néant. Suis-je vraiment à ma place ici ? Est-ce le bon moment pour faire les présentations ? Je suis perdue. Lorsqu' Adam est sûr de lui, je vacille dans les méandres de mes incertitudes. D'habitude, il y en a toujours un de nous deux pour relever l'autre. Là, je me trouve si profondément enfoncée dans mes sables mouvants, qu'Adam, même en y mettant toute sa force, ne ferait que m'engouffrer davantage dans le précipice de ma désolation. Cela fait quinze minutes que je l'attends. Que fait-il ? Il n'est jamais à l'heure …Je prends racine.

14 juillet 2021, 10h12, dans le TGV Marseille-Paris. 
Nous rentrons à Paris. Adam, désemparé par la situation, s'est endormi, la tête sur mon épaule. Sa mère est petite, son regard est bienveillant. Son père est grand et élancé, plutôt en retrait, peut-être un peu timide. Il m'a souri tendrement à plusieurs reprises, heureux de voir son fils bien accompagné. Il est rassuré. Tout le monde est serein. Tous, sauf moi… Mon foutu cerveau est en effervescence. C'est le feu d'artifice dans ma tête, le défilé militaire place de l'Etoile,l'armistice le plus belligérant qu'il m'ait été donné de vivre… Le jingle de la SNCF sonne leglas. “Naître, c'est seulement commencer à mourir.”, Théophile Gautier.

15 juillet 2021, 01h31, Paris 14ème, sur ce maudit sofa. 
J'ai pleuré, tellement, que mes yeux sont gonflés, embués. Des larmes sèches, douloureuses, s'enfoncent comme des pointes de couteau à chaque clignement de paupières, griffes de ma tristesse, signature de mon désarroi. Je me suis retournée et me voici métamorphosée à jamais en statue de sel. Je n'ai plus envie d'écrire pour aujourd'hui. Je vais me relire, explorer les couloirs du temps, tenter de rattraper à tâtons, mon fil d'Ariane, ma ligne de vie.

Page 76, Moleskin® de Nathalia.

9 mai 2021, 14h02, Paris 16ème, dans la salle d'attente de Dr Lakant, gynécologue.
J'ai la nausée, la poitrine lourde, un retard de règles… Certains diront qu'il est trop tôt : qu'importe ! La vie est belle ! Hier j'ai soufflé ma 26ème bougie. Adam a été adorable. Nous avons trinqué au Point Ephémère, avant de dîner sur le pouce à la Recyclerie. Il m'a offert un test ADN ! Je m'apprête à cocher le questionnaire et prélever ma salive. J'ai hâte de procéder à cette fouille ancestrale pour révéler ma propre genèse. D'origine portugaise par ma mère, bretonne par mon père, il y a 26 ans, je naissais. 

10 mai 2021, 18h36, Paris 16ème, dans le métro.
Je sors du laboratoire d'analyses : je suis enceinte de deux semaines ! Je vais acheter des petits chaussons blancs et les glisser ce soir dans l'assiette d'Adam. Je porte la vie et la vie me porte !

8 juillet 2021, 15h15, Paris 14ème, par terre dans ma cuisine.
J'ai ouvert l'enveloppe estampillée ADN Services®, curieuse des résultats. A la première lecture, la lettre m'est tombée des mains. Je me suis baissée pour la ramasser. Incapable de me relever, je me suis laissée tomber sur le carrelage glacé. Le papier blanc au tapuscrit noir, gisait à terre comme un cadavre. Prudemment, j'ai saisi la missive froide du bout des doigts. J'ai lu, attentivement, de nouveau. 
« 70% italienne… 10% malgache… […]
N.B : les enfants nés sous X disposent du droit de retrouver l'identité de leurs parents si ces derniers ont eux aussi souscrit à notre test. » 
Je suis morte, le jour où j'ai appris comment je suis née. 

9 juillet 2021, 9h58, Paris 14ème, dans mon lit. 
Je suis effondrée. Adam tente de me consoler, m'exprimant sa culpabilité et sa compassion, mais je refuse toute pitié. Durant 26 années, ils m'ont aimée, ils m'ont chérie, ils m'ont reprise des centaines de fois sur mon comportement turbulent à l'école... Je suis souillée par leur mensonge, larguée là, sur le bord de la route, au beau milieu d'une forêt sombre, avec pour seule boussole mon ventre qui grossit. Leur annoncer qu'ils seront grands-parents adoptifs ne rime à rien. 
Ils sont morts, le jour de ma naissance. 

10 juillet 2021, 11h33, dans la voiture, vers Fontainebleau.
Adam conduit en fredonnant « I want to break Free » de Queen, qui passe à la radio. Nous sommes bientôt arrivés chez mes « parents ». Des haut-le-cœur impulsent mon estomac de turbulences écœurantes. Un arrière-goût acide remonte dans ma trachée. J'ouvre et referme le dossier d'ADN Services® machinalement, dans un mouvement maniaque, cherchant à apaiser vainement cette agitation incontrôlable. 
Dans 7 mois, il naîtra. 

Page 126, Moleskin® de Nathalia, griffonné de petits ronds à l'endroit déchiré.

14 février 2022, 6h57, Paris 14ème, sur mon rocking-chair Ikea®.
C'est miraculeux : j'oriente sa minuscule bouche vers mon sein gorgé de miellat maternel. Nous l'avons nommé Olivier. Ce petit être est mon arbre, mon tronc, mes branches et mon fruit. Dans son sang coule ma sève. Je renais, depuis que je suis mère. 

 

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