On s'ennuirait

Totem De La Nuit Belle

« On s’ennuierait »

Je me suis tu bien des fois

Souvent à tort avec regret

Avec raison quand j’avais tort

 

Dans le doute je maintiens

Mais je l’écris alors

 

Sans l’ennui qui me pèse

Ni l’envie qui m’impose

De traduire mon silence

Par une diérèse

Voici une anecdote que je ne suis pas prêt d'oublier, à la fois banale et "meurtrière" comme j'aime à la qualifier. A l'instar de ces détails qui tuent. J'avais perdu ce jour là une si belle occasion de la mettre en veilleuse.

J'avais tendu une perche et cette vieille dame me l'avait renvoyée en pleine gueule, avec concision et précision. Gracieusement. La pique étant tout aussi gratuite que dénuée de méchanceté.

Le ton de ses propos, la vitesse d'élocution, ses yeux qui me fixaient, l'effet de surprise, son mouvement de tête final qui indiquait que l'affaire était close… En y repensant, je crois même que son cœur battait cette pulsation sereine des héros qui ne craignent rien.

Cette vieille folle, menue, fragile, friable, qui me fit affront sans esquisser le moindre hérissement par crainte d'un hypothétique retour de vanne me mettant à quia dans mes stupeurs et mes tremblements. Moi qui pensais ne jamais être à court de répartie, je m'étais fait moucher comme un morveux. J'en ai déjà dit beaucoup trop et cette histoire risque d'en perdre son effet mais je m'aventure tout de même à vous la raconter.

Il y a deux ans, dans un cinéma de Châtelet, fraîchement débarqué de Montparnasse et encombré d'un sac tortionnaire qui lacérait mes épaules, je m'apprêtais à tuer le temps en me faisant une toile avant un rendez-vous avec ma chérie d'alors.

Mi journée d'un milieu de semaine où les salles obscures sont rarement noires de monde, je plantais mon campement en lieu et place du traditionnel meilleur endroit d'un kinorama : le centre de la rangée du centre.

Intention saugrenue si la projection eut été l'avant-première d'un blockbuster. Un samedi soir à 21 heures, où les sabres lasers rivalisent d'étincelles avec les dialogues, alors que je savais devoir quitter mon strapontin bien avant le générique final pour être à l'heure au rendez-vous que j'avais convenu.

Mais ce n'était pas la foule des grands jours et je m'affalais donc en bonne et due forme, me confortant dans l'idée que, l'emplacement où je me trouvais, tout stratégique qu'il était, n'allait pas faire plus d'émules que ça.

Je vivais donc en paix quand cette dame survint.

Ma quiétude n'a pas vraiment trouvé le temps de se troubler puisque la première salve de bandes annonces inondait déjà le grand écran. Après une pub vantant les mérites d'une crème glacée et de ses conséquences gustatives, plus explicites que feu le film du dimanche soir, sur la libido du sexe complémentaire (pourquoi dire "opposé" alors qu'il est médicalement prouvé que ça s'emboîte?), la lumière revint.

Celle qui s’était improvisée ma voisine avoisinait de visu les soixante berges mourantes. Elle demeurait là, toute tassée dans un épais manteau qu’elle ne se donna pas la peine d’ôter.

La ménopause qui avait depuis des lustres enterrer la moindre envie de se délecter d'un Magnum ajoutée à ce physique qui s'acharnait furieusement à la rendre quelconque lui agréaient cette assise d'indifférence notoire qu'un veau n'aurait pas reniée.

Dans un sursaut, je la gratifiais d’un bonjour tout sourire qui signifiait « Vous ne m’aviez peut-être pas calculé mais vous avez posé votre séant à côté du seul type de la rangée alors qu’il y a de la place partout ailleurs ». L’affaire d’Etat n’étant pas de mon ressort, je ne cherchais donc pas querelle plus longtemps mais lui expliquais avec déférence :

-       « Madame, veuillez m’excuser par avance mais je dois m’esquiver avant la fin du film. Pour ne pas vous gêner durant la projection, je vais remballer mes petites affaires et me mettre au bout, là bas, près de la sortie. »

Un peu surprise que j’engage la conversation, l’information que je lui communique est transmise à qui de droit avec un léger décalage. Elle finit par me répondre très gentiment :

-       « Quelle délicate attention, je vous en prie jeune homme… »

Estimant que la mamie était gâteau, je décidais de faire le cake. Avec le rictus approprié du coin de bouche qui estampillait de fait la phrase que j’allais lancer comme ironique, je levais les yeux au plafond et formulais un vœu en guise de boutade :

-       « Ah, si tout le monde pouvait être comme moi…

-       On s’ennuierait. » concluait-elle…

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