Où il est question de bouches

Sigolène Vinson

La Kangoo jaune est devenue son cinquième membre mais les dimanches soirs seulement. Avec, elle gravit le trottoir mouillé sans peur d’abîmer les essieux. Les roues avant ont parfaitement suivi l’ordre intimé, le même que la semaine précédente, toujours à l’heure, minuit moins vingt. S’estimant à distance raisonnable de la devanture NAF-NAF de l’avenue des Ternes, elle coupe le moteur. Alain et René s’approchent le sourire confiant et bienveillant aux lèvres. Ils lui ouvrent la portière et s’inclinent à son passage. Elle connait ces civilités et attend l’appel trivial qui les suit :

 - Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

 Elle ouvre le coffre. La cantine est dévoilée, elle dit :

 - Comme d’habitude : soupe, purée et saucisses.

Alain et René parlent de festin. Surtout quand il en reste pour Rex, le berger allemand. Pendant qu’ils se penchent sur les bols en plastique et les gobelets de café chaud, elle cherche Roger du regard.

Où est-il ? Dans le renfoncement du Monoprix d’en face ? Il ne peut pas ne pas l’avoir vue arriver. Tous les dimanches, il la voit arriver. Mieux que ça, il la cherche arriver. Il connait son parcours par cœur, d’abord la Bourse ensuite le théâtre de l’Odéon, le théâtre avant sa rénovation quand on pouvait encore passer la nuit sous ses arcades.

Finalement, elle le retrouve devant la FNAC, fermée à cette heure.

Ça n’empêche, Roger est comme chez lui, comme au rayon BD du grand magasin, un livre entre les mains : « Essai sur le libre arbitre » de Schopenhauer. Il lève enfin la tête et lui offre ses grandes lèvres flasques sans dents.

- Mon libre arbitre veut que mes gencives soient toute pourries.

Elle, elle rit. Sa bouche est parfaite et blanche, sans carries. Elle s’excuse.

- Roger, je pensais pourtant avoir tout révisé, mais j’ai oublié Schopenhauer. Je peux te parler de Spinoza ou de Nietzsche si tu veux ?

- C’est bon, passe-moi un café et ça ira bien. Si tu voulais aussi m’embrasser.

Roger tend ses lèvres, ça dégouline de partout. Elle se dit pourquoi pas, qu’est-ce que ça coûte, une haleine de mauvais vin, et après ? Alors, elle y va. Et Roger met la langue et Schopenhauer tout au bout.

- Putain, t’es dégueulasse, Roger. On avait dit pas la langue.

- On n’avait rien dit du tout.

- Tu baves trop.

- Il faut bien que mes larmes sortent de quelque part.

Alain et René ont fini, c’est au tour de Rex de mettre son museau dans le bol. Roger enfin demande une purée. Il est minuit dix et il faut repartir. Un autre véhicule s’approche et monte sur le trottoir, il est blanc celui-là et ceux qui en sortent ont un uniforme qu’elle n’a pas. En dehors de son badge, elle pourrait être n’importe quelle passante qui file un euro au mec qui le lui demande. Alain, René et Roger vont donc continuer la soirée avec le Samu Social. Roger a de nouveau son drôle de sourire, c’est qu’il y en a une mignonne dans le lot.

A regret, elle le laisse et remonte dans la voiture. Elle se répète « il faut lire Schopenhauer, il faut lire Schopenhauer ».

La semaine dernière, Roger lui a fait croire qu’il avait pris goût à la purée-saucisse à l’université de Caen de Michel Onfray. Elle sait pertinemment qu’il se fout de sa gueule et d’autant plus fort que la sienne est une cave noire.

Les rues de Paris sont désertes. De Ternes, elle doit filer sur l’avenue du Président Wilson. Là-bas, François s’est installé dans une colonne Moriss. Et pendant qu’elle traverse les beaux quartiers, elle pense à son Paris à elle, son arrondissement, le 19ème, au bassin de la Villette, au mal de mer qu’elle a quand elle est sur la passerelle qui relie le quai de Seine au quai de la Loire, la Tour Eiffel au loin qui se prend pour un phare et l’aileron de requin blanc qu’elle croit voir fendre l’eau dans la nuit et cette phrase qu’elle se répète, après celle « il faut lire Schopenhauer », « I need a bigger boat », parce que la Kangoo a beau être utilitaire, elle est toute petite pour la tâche qui reste à accomplir.

Après François, elle décide d’aller dans Paris à vue. Non, pas à vue. Sur le siège passager, un plan de la capitale est déplié. Un plan inimaginable, un plan que personne n’aurait idée d’avoir : Paris par ses bouches d’aération, Paris par ses sources de chaleur.

Ce plan existe bel et bien, c’est la police qui le lui a donné. Pour l’instant et peut-être pour toujours, c’est elle qui est la détentrice de cette carte aux trésors.

Il est 2 heures du matin, elle ramène la Kangoo jaune à l’entrepôt d’Aubervilliers et cache les clefs dans la boîte aux lettres de l’association. Elle récupère son vélo.

En pédalant en direction de la rue de Crimée, elle pense à ce requin blanc du bassin de la Villette, à toutes ces dents qu’il a et qu’il perd et dont elle pourrait faire un beau collier pour Roger.

Avis à Monsieur le maire de Paris : quand vous décidez d’installer une antenne de Paris-Plage sur le plan d’eau de la rotonde de Stalingrad n’oubliez pas que vos administrateurs prennent d’énormes risques à se baigner.

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