Tired
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Et sinon, tu fais quoi dans la vie au fait ? Comme je hais véritablement cette question, pendant un instant je me demande si je vais y répondre. Je soupire, et mon souffle vient perturber la minuscule colonne de fumée qui s’échappe du cendrier. Rien, je fais rien. Pas mal ça, concis et tout. Comment ça, rien, tu veux dire que tu travailles pas ? Non, je veux juste dire que je t’emmerde. Oui, quelque chose comme ça. J’attends. Moins bon ça déjà. C’est plus ou moins faux et c’est sujet à plein de questions à la con dont je n’ai même pas les réponses, maintenant à tous les coups elle va me demander ce que j’attends exactement. Ah, et tu attends quoi au juste ? Bingo. Que tu me surprennes connasse, mais c’est plutôt mal barré pour le moment. Je réponds avec un haussement d’épaule un truc pompé dans un film : qu’il m’arrive quelque chose. Je tire sur ma clope en me disant que je suis ouvertement désagréable et que ça m’étonne. J’assure que dalle. Je dis n’importe quoi. J’aurais pas dû donner un rendez-vous à cette fille aujourd’hui. J’ai même pas envie de la baiser. Je crois que je commence à fatiguer. Mais pas elle apparemment : et tu fais comment pour vivre, tu touches le chômage ? Mon dieu, mais il faut vraiment que je réponde à ça ? Ouais, je suis une grande dilettante. Je fous rien. Je sors pas. Je lis pas. Je vois personne. Je bois tout seul. J’engrange les allocs. Je les claque dans des conneries et après je bouffe que des pâtes jusqu’à la fin du mois. Je vote à droite par pur masochisme. La belle vie quoi. Là pour le coup, je me rapproche de la vérité. J’observe le visage de la fille. Une brune. Yeux marrons. Gros nichons. Petit pull moulant. Elle fronce les sourcils en me regardant. Je crois qu’elle tente d’évaluer jusqu’à quel point je me fous de sa gueule. Jolie, mais pas très futée. Ou alors elle aussi est masochiste, j’en sais rien. Ça lui conférerait un peu d’intérêt en tout cas. Et ça te convient cette vie-là, je veux dire, tu es heureux ? Si j’étais vraiment heureux connasse, je passerais pas mon temps sur le net à chercher des culs. Je soupire une nouvelle fois. Le morceau de papier est toujours en train de se consumer. Je l’avais plié le plus serré possible en attendant l’autre conne, qui était en retard, évidemment. La petite colonne de fumée acre est pour quelques instants déviée vers la fille. Je vois ses narines protester. Elle cligne des yeux. Elle retient un éternuement. Je regarde au-dessus de moi. Les branches des platanes se découpent parfaitement sur le bleu dense de ce ciel de fin d’après-midi, et ça me plait. La journée tire sur sa fin. Dans deux heures il fera nuit. Je soupire encore. Je baisse les yeux sur la fille. J’ai plus ou moins oublié sa question. Ah oui. Si je suis heureux ? Bordel. Je termine mon demi. Je commence à répondre au moment où elle décide que je suis définitivement un connard. Du coup je fais un effort.
Tu sais, ma plus grande peur depuis que je suis tout petit c’est de vivre ma vie et un jour de me retourner et de constater que j’en ai rien fait d’extraordinaire, qu’il n’y a rien dont je puisse me vanter, que je n’ai rien d’exceptionnel. Je crois qu’au fond c’est ça que j’ai toujours voulu : avoir quelque chose que les autres n’ont pas, quelque chose qui fait de moi quelqu’un de particulier. Une position sociale, une fonction, un rôle, un titre, ce que tu veux. Aujourd’hui je constate que je suis en plein dedans. Je suis encore jeune et j’ai déjà la sensation d’avoir raté ma vie, comme si elle était déjà finie. Y a plus grand chose qui m’intéresse ou me motive. J’ai aucun intérêt à me lever le matin et pourtant je continue à le faire. Mes journées se déroulent sans entrain. Je suis tout le temps d’humeur égale, grise, peu de choses me contrarient, peu de choses me touchent. Le soir je dors seul, et souvent je me couche tout étonné d’avoir réussi à passer une de ces journées inutiles de plus. J’ai pas de but, je sais pas où je vais et je ne me pose même pas la question. Les questions, je les tue dans l’œuf à coup de vodka. Dès fois je me réveille au milieu de la nuit avec la bouche pâteuse, la tête lourde, le bide en vrac et avec les mains qui tremblent et dans ces moment-là, quand j’ai plus rien à boire, je pète complètement les plombs, je hurle et je me tape la tête contre les murs, parce que ma plus grande peur a fini par me tomber dessus et que je le voulais finalement, mais que je veux jamais ce qu’il me faut, ce dont j’ai besoin. Je m’endors au petit matin, lassé, et je me réveille quelques heures plus tard en me disant que mine de rien, je venais de vivre là des moments parmi les plus intenses de mon existence. Alors je vais vomir, et je descends racheter de la vodka. Mais pas trop non plus, juste assez histoire que je puisse me réveiller au milieu de la nuit avec une bouteille vide près de moi. Alors pour répondre à ta question, dans ces moments-là oui, du fond de mon désespoir je peux dire que je suis heureux, parce qu’être malheureux avec une vie de merde, sans jamais avoir voulu me l’avouer c’est exactement ce que je cherchais en fin de compte. J’ai pas fixé la barre trop haut. Je m’en sors plutôt bien je trouve.
Assis à la terrasse d’un café, je regarde une fille se demander si je suis juste extrêmement cynique, ou alors si je suis complètement dépressif en plus d’être un innommable connard aigri. En face de moi, un bout de papier plié très serré finit de se consumer dans le cendrier. Je souffle sur la fumée. La fumée va vers la fille. La fille éternue pour de bon ce coup-ci. La fille, si elle avait été normalement constituée, aurait déjà dû se barrer en courant après un monologue pareil. La fille, elle ferait mieux de me dire d’arrêter de lui envoyer de la fumée dans la gueule. La fille, la fille elle me gonfle déjà. Je décide de ne même pas lui laisser le temps de finir de m’évaluer. Je me lève au moment ou elle me propose de commander un autre demi. Non, ça m’étonnerait. J’y vais. Maintenant. Elle est un peu surprise. Désarçonnée, elle cherche un truc à dire pour me retenir mais je suis déjà en train de partir, remettant ma veste. Sans doute qu’elle pense que je vais rentrer chez moi pour me pendre. J’imagine qu’elle ne veut pas l’avoir sur la conscience. Limite ça me fait sourire, ça. J’aurais pas trop perdu mon temps du coup. Elle demande : tu veux qu’on se revoit, tu m’appelles ? Une deuxième chance. A croire qu’elle aime les dépressifs, si ça se trouve c’est vraiment une maso. Du menton je désigne le cendrier et son contenu. Tu vois ça ? C’était ton numéro de téléphone. Ça n’a rien à voir avec toi, t’es dans la bonne moyenne, mais aujourd’hui c’était couru d’avance. Marre de tout ça. Désolé. Salut.
Pour le moment le ciel est encore bleu, alors je rentre dans la première épicerie qui se trouve sur mon chemin et j’en ressors quelques instants plus tard avec une bouteille de vodka à la main, en me disant que oui, d’ici deux heures il fera vraiment nuit.