Où l’on se fâche parce qu’il fait trop chaud

hel

Le thermomètre indique trente-neuf degrés. Trente-neuf degrés à l'ombre de la terrasse.

Je surveille mon Auguste du coin de l'œil, parce qu'à son âge… faudrait pas qu'il me claque entre les tomettes à l'ombre du grand pin, en plein désert aoûtien. Car les rues sont vides et le village silence. Il ne reste plus qu'Auguste et moi. Auguste, moi, et… bon d'accord, quelques figurants : l'épicière-boulangère-mercière, le boucher, le facteur, la pharmacienne, les étals du marché (mais seulement un jour sur deux, et exit celui du seigneur qui doit tenir à notre ennui), le patron du bar-tabac, son comptoir, ses quatre tables fleuries de parasols qui attendent septembre.

— Qu'est-ce vous avez donc à me reluquer comme ça, jouez donc, plutôt !
— Je regarde comme vous êtes beau. C'est interdit ?

Auguste hausse les épaules, lève les yeux au ciel, lisse sa blanche moustache, pas dupe. Mais avec un peu de plaisir quand même, je le vois, là, dans le fond de son œil. Je suis très douée pour lire les fonds d'œil, c'est là ma principale qualité. Le plaisir qui rougit une demi-seconde, avant de se ressaisir. Il aurait vingt ans de moins que j'aurais pu l'avoir, embarrasser mon Auguste. Et encore… parce que dans le fond d'à côté il y a beaucoup, beaucoup d'intelligence. Pas certaine qu'on la fasse à des fonds d'œil comme celui-là.

— Seulement si cela vous trouble au point d'en oublier de jouer.
— J'en ai assez de jouer. Y'a-t-il un jeu plus ennuyeux que les dames ? C'est un jeu qui n'amuse que les petits enfants et les vieillards.
— Doucement mon petit, vous pourriez bien vexer le vieillard que je suis.

J'aime quand Auguste me donne du « mon petit », comme si j'avais l'âge des sucreries, l'âge encore, de dire des bêtises qu'on pardonne. 

— Peur de vous vexer, vous ? Non. Et puis même, vous reviendriez.
— Vraiment ? Vous avez l'air bien sûr de vous.
— Vous iriez où ? Puisqu'il n'y a que moi.
— Je pourrais rester chez moi, tranquille, au frais.
— Si vous le dites…

Auguste range le jeu, les petits pions dans les casiers, méticuleux du bout des doigts, les petits pions un à un de chaque côté du damier, et même je crois qu'il les compte sans en avoir l'air pour ne pas m'agacer. Et il fait trainer, trainer, si bien qu'à la fin, je lui chipe le jeu des mains.

— Rah vous la patience…
— Oui, moi, la patience.
— Que fait-on alors ?
— Pourquoi devrait-on faire quelque chose ?

Auguste soupire. Long, long soupir. Hausse les épaules (c'est un tic).

— Je ne sais pas, ça risque d'être long, non ? Le temps comme ça.
— On est en plein août, en plein désert, néant, soleil et petits oiseaux, sans même rien qui passe sous les yeux, qui pourrait nous donner sujet à commérage, alors d'emblée le temps est long forcément et c'est ça qui est bien.
— Si je peux me permettre, je vous trouve de fâcheuse humeur aujourd'hui. D'habitude…
— Non, justement. Vous ne pouvez pas… vous permettre. Rappelez-vous que nous n'avez que moi pour traverser le désert.
— C'est ce qui vous met de méchante humeur ? Vous auriez pu partir, vous…
— Bon ça suffit ! Voilà à force de me le dire, ça y est ! Je ne suis plus d'humeur !

Auguste tressaute. J'ai les joues rouges. Mais il fait trente-neuf degrés à l'ombre de la terrasse.

— Rentrez chez vous, vous ennuyer tout seul. Et ne revenez pas demain.

Il me regarde longuement, sans un mot, est-elle sérieuse ou non, et moi je regarde droit devant (le portail, allé pépé va) les joues rouges, puis dans son fond d'œil, ma méchanceté plantée dedans, qui sent la tristesse, ma méchanceté qui en ressort triste, mais triste, que je pourrais pleurer là maintenant et Auguste ramasse son chapeau, se couvre la tête, et s'en va, sans se retourner.

Les feuilles qui craquent sous ses pas, trop de feuilles déjà, comme l'a titré le journal qui n'avait rien à dire d'autre : « Août sous les feuilles ».

Signaler ce texte