Oups…
Olivier Des Mares
Sophie
Bordel !
Je sais, dans la bouche d'une fille, ça ne sonne pas terrible.
Mais quand tu es entourée par trois drones furieux qui s'acharnent à te démonter la figure, tu as tendance à zapper les formules de politesse.
— Bob, je ne t'entends plus. Argh, encore ces écouteurs de m…
C'était la deuxième fois de la soirée que le son se faisait la malle. Mais ce n'était pas le problème le plus important.
J'ai jamais été très bonne en cuisine, il faut l'avouer ; avec les couteaux surtout, je me coupais souvent. Eh bien cette nuit allait sûrement me combler de bonheur : là, devant moi, j'avais bien huit… douze… non, vingt-quatre couteaux qui tournoyaient à toute vitesse – je n'ai jamais su s'il fallait compter les pales des rotors par deux ou séparément. On s'en tape, de toutes façons, le résultat final sera le même : des confettis de Sophie.
Trois drones patibulaires me barraient donc le chemin, en dessinant un cercle de trois mètres de diamètre environ autour de moi. Patibulaires, oui. De vraies sales gueules. Des sournois en plus. Le genre qui dérive dans l'air avec une fausse impression de lenteur qui, d'après Bob, témoignait d'une technologie de contrôle de sustentation très évoluée. Mais d'une rapidité incroyable : dès que je faisais mine d'aller vers la gauche, l'un d'eux se portait pile devant moi à la vitesse de l'éclair ! Je ne pouvais même pas feinter, puisque dans un ensemble parfait c'étaient en fait les trois drones qui tournaient de concert chaque fois. Génial.
Enfin non : bordel !
La porte la plus proche était celle par laquelle nous étions rentrés, à quatre mètres sur la droite. Une porte coulissante : ouverture trop lente, aucune chance.
La baie vitrée était à dix mètres devant. Autant dire dix kilomètres. Mais je ne pense pas qu'on aurait pu la défoncer ; dans ce genre de labo ultra-moderne on devait sûrement avoir la fibre sécuritaire un chouïa plus que moi qui oubliais une fois sur deux de fermer à clé mon appart'. Vitrage blindé et tout le tralala.
Les quadricoptères qui nous entouraient de toute leur affection malsaine ne nous laisseraient jamais faire un seul mètre. Des contrôleurs de classe II renforcés, carbone composite, raidisseurs internes en alliage, soixante centimètres de côté. Entièrement noirs. Le genre furtif. Donc sournois, je l'avais bien dit ! Sans compter les pales, également renforcées, selon Bob. Une bonne tondeuse à gazon plus vraie que nature. Qui ne tond pas que le gazon, accessoirement.
Saletés.
— C'est bon, Sophie, je suis là, fit la voix de Bob dans mes écouteurs.
— Mais qu'est-ce que tu foutais, putain !
— Ben je tapais le carton avec un copain à quatre hélices, derrière toi ! Qu'est-ce que tu crois !
— Bob, je sais bien qu'au début je voulais qu'on filme un max de trucs, mais là… j'aimerais juste qu'on arrive à se tirer d'ici.
— Laisse-moi réfléchir deux secondes… Biiip, je vote pour !
Le drone éclaireur de Bob se stabilisa à une cinquantaine de centimètres sur ma droite. Ce petit auto-stable à pales contrarotatives ne payait vraiment pas de mine, avec son rotor surdimensionné et sa base ronde d'une dizaine de centimètres, mais il était vif et maniable. Pour l'instant, c'était uniquement grâce à lui que j'étais encore en un seul morceau.
À l'instar des trois horribles machines noires, il tournait autour de moi, mais lui, au moins, avait pour but de les repousser. Il y parvenait en utilisant une technique, comment dire, assez… discutable, mais jusqu'à présent ça avait fonctionné : il ciblait un drone, se propulsait vers lui et au dernier moment basculait son arrière-train vers l'avant pour essayer de l'emplafonner. Soit le drone ciblé arrivait à l'éviter au prix d'un écart vers l'arrière, soit il n'y arrivait pas et se faisait donc tout simplement bouler : même résultat.
Seul un surdoué de la dronautique comme Bob pouvait réaliser ce genre de manœuvres. Mais je sentais que ses réflexes commençaient à faiblir. Ça devenait chaud. Sans compter que le trio malfaisant semblait maintenant accélérer sa ronde autour de nous.
Tout ça était de ma faute.
Quelle idiote. Je m'entends encore : « On entre, on filme, on ressort, terminé ! »
C'était mission impossible, et moi, je n'étais pas Tom Cruise. Si vous ou l'un de vos collaborateurs étiez pris ou tués, le Département d'État nierait avoir eu connaissance de vos agissements… Ouais. Ce qui était bien dommage, parce que justement, le but, c'était que toute cette affaire éclate au grand jour.
Et dire qu'on en était là parce que mon frangin m'avait fait aimer les drones…
Jordan
Rove AG était la filiale allemande en charge de la Recherche et du Développement du pôle Drones de la Rove Corporation. Jordan n'était pas allemand, mais en tant que frontalier français il voyait plus d'un avantage à travailler ici.
— Le fric ? lui avait un jour demandé Sophie en faisant la moue, dépitée d'apprendre que son frère était aussi vénal que toute la branche masculine de la famille Altaca.
Non, pas le fric, vraiment pas le fric. Même si les salaires étaient conséquents. Non, ce qui l'intéressait avant tout, c'était la technologie de pointe et l'ambiance studieuse qui y régnaient. Une sorte de Silicon Valley à la taille d'une seule entreprise. Ici on cherchait. On prototypait, on testait, on qualifiait, on réinventait, on recommençait et, le plus souvent, on terminait – et ça, Jordan était pour.
— La vache, fit Sophie, c'est pire que le Pentagone, ici !
Jordan jeta un œil vers le poste de sécurité où il était venu récupérer sa sœur. C'était un bâtiment de deux étages à lui tout seul, de forme hexagonale, qui régulait toutes les entrées et sorties du périmètre de l'entreprise.
— Ah, tu sais, dès qu'il y a du fric en jeu, on met les moyens. Monte.
— Mmm, répondit Sophie en s'installant dans la petite voiture électrique. J'espère pour vous qu'il n'attire pas autant les objets volants mal identifiés…
Apercevant le regard réprobateur de son frère, elle fit mine de se zipper la bouche, sans pouvoir s'empêcher de sourire.
— Bon, ma petite Sophie, tu as voulu voir, alors regarde tout ce que tu peux. J'ai eu un mal fou à obtenir l'autorisation pour ta venue, alors profites-en ! Je vais te faire faire un tour général de la zone pour commencer.
Le soleil de juillet tapait dur sur la région. Alors que leur voiture électrique parcourait à vitesse réduite les grandes allées en béton d'une immense esplanade, Sophie jeta un coup d'œil circulaire avec sa main en visière. Il y avait des drones presque partout. Volant vers la gauche, vers la droite, en haut, en bas… Un vrai capharnaüm : il n'était pas évident de voir la régularité dans le schéma des trajets suivis.
— La zone est tellement grande, dit Jordan, qu'on n'a rien trouvé de mieux que les drones pour amener les livraisons provenant de l'extérieur au bon secteur, ou simplement pour déplacer des objets encombrants d'un bâtiment à l'autre. C'est pratique, rapide, et en plus ça nous permet de tester grandeur nature tous les protos qu'on sort.
Un énorme drone passa non loin d'eux en vrombissant lourdement. Il portait une sorte de casier en aluminium sous sa base blanche, fermement assujetti par quatre bras manipulateurs imposants. Pas moins de huit rotors surmontaient le tout.
— Purée, s'exclama Sophie, c'est pas un classe III ça ? Je croyais qu'ils n'étaient pas autorisés dans les espaces privés ?
— C'est bien un classe III. Deux mètre vingt de diamètre et près de cent cinquante kg de charge utile, excusez du peu. Et effectivement, ils ne sont pas autorisés… sauf si tu possèdes un LAM agréé.
— Hein ? Un lama gréé ? Faut un animal qui marche à voile ? Je ne vois pas bien le rapport…
— Attends, on va s'arrêter deux secondes un peu plus loin, fit Jordan en se retenant de rire. Je vais tout t'expliquer.
Sophie fronça les sourcils en apercevant un peu plus loin sur leur gauche un drone – un classe II, très certainement – qui semblait ne pas avoir repéré un de ses alter-ego qui allait le croiser à angle droit dans quelques secondes. Une sympathique collision se profilait. Pourtant les drones se croisèrent sans dévier de leur trajectoire. Sophie fut presque déçue lorsqu'elle constata après coup que les deux drones étaient tout simplement à des altitudes différentes ; la distance avait faussé la perspective.
Restait quand même le problème du nombre d'engins volants. Elle connaissait bien l'existence des mécanismes de type Sense and Avoid. N'importe quel drone digne de ce nom disposait d'un tas de senseurs et autres système de détection, couplés à une informatique capable de reprogrammer en un éclair la trajectoire en cas d'obstacle. D'autant plus quand il s'agissait de drones autonomes, non pilotés par un humain. Mais il devait forcément y avoir autre chose.
— Je pensais à un truc, Jordan. Même avec une IA embarquée dans chaque drone et des mécanismes anti-collisions hyper-balaises, statistiquement, il y a bien un moment où deux drones vont se percuter. Il y en a trop, chez vous ! En plus ils sont rapides. Si un drone en évite un autre et qu'au même moment un autre drone est en train d'en éviter un quatrième…
— Qui lui-même, etc. Oui. Ou de fortes rafales de vent. Effectivement, ça pourrait arriver. J'ai dit que j'allais t'expliquer, laisse-moi le temps !
Jordan arrêta le véhicule au bord de l'allée. Ils étaient encore à plusieurs centaines de mètres du bâtiment le plus proche.
— Deux éléments de réponse à ta question. Premièrement, en ce qui concerne « l'intelligence » du drone, la méthode la plus simple est en fait celle que tu utilises tous les jours sans t'en rendre compte, par exemple quand tu parles à ton smartphone pour qu'il exécute tes ordres. L'intelligence n'est pas dans le téléphone, elle est dans le cloud, et ton portable se contente d'acheminer les informations. Pour les drones c'est pareil : l'intelligence n'est pas dans chaque drone mais, en partie, au niveau du Central.
— Une sorte de super-tour de contrôle, si je comprends bien ?
— Exactement. Avec un taux de grévistes bien inférieur, cela dit.
Sophie sourit.
— Bon, alors c'est quoi le deuxième élément ? Cette IA ne suffit pas ?
— Non. Pour tout un tas de raisons, et la redondance de sécurité n'est pas la moindre, on a créé les LAM et les GLAM, il y a quelques années.
— Ah ! Tout de suite je comprends mieux, fit Sophie, narquoise.
— Le LAM c'est le Local Air Mesh. (Jordan traça dans l'air plusieurs traits parallèles.) Imagine en fait une grille virtuelle en trois dimensions qui sépare l'espace en unités de volume et sert de guide aux engins. Enfin disons qu'ils suivent des géodésiques bien calibrées, mais je ne vais pas t'embêter avec les détails. C'est comme si on avait adapté le concept de couloirs aériens à un espace donné. Notre entreprise dispose de son LAM, régulé par son Central. La boîte d'à côté peut avoir elle aussi son propre LAM. Avec son propre Central. Et dès que tu quittes un LAM, tu te retrouves dans le GLAM.
— Vu l'environnement de mecs je peux supposer que ça n'a rien à voir avec les charmes d'une jolie femme, donc ça veut dire…
— Global Air Mesh. Qui a bien sûr lui aussi son Central. Enfin il y en a plusieurs, mais peu importe. C'est l'espace aérien plus général, celui géré par le pays dans lequel tu te trouves.
Jordan se tut quelques secondes, le temps de balayer du regard la ligne d'horizon au-dessus des bâtiments alentour. Il repéra ce qu'il cherchait et le pointa du doigt.
— Tiens, par exemple : prends ce drone là-bas. Un classe III longue-distance, a priori, qui a son port d'attache dans une autre ville. Tant qu'il est dans le périmètre de notre entreprise, son plan de vol s'appuie sur le LAM. Mais dans quelques secondes, il va dépasser une certaine altitude et sera pris en charge par le GLAM, de manière totalement automatisée, avec de nouvelles lignes de guidage qui n'ont plus rien à voir avec celles de l'entreprise.
— Trop fort ! Eh bien ça doit quand même être un beau bordel à gérer, tout ça.
Jordan leva les yeux au ciel – elle est définitivement irrattrapable – tandis que sa sœur fouillait dans son sac à main.
— Tu m'as dis pas de photos, pour mon site web, mais j'ai le droit de dessiner, non ?
Elle ressortit un carnet et un stylo et commença à retranscrire le début de la conversation.
— Bon, continua-t-elle sans cesser d'écrire, il faut que tu me parles aussi des classe IV. Vous en avez ? Ça existe des plus gros ? Comment vous faites pour sécuriser les zones de livraison ? Tu crois que je pourrai voir à quoi ressemble votre Central ? Comment vous rechargez les drones ?
Jordan soupira. La journée allait être longue.
Sophie
Les trois spadassins aux longs couteaux étaient bel et bien en train d'accélérer autour de nous. Je sentais que la nuit allait être courte.
— Bob, tu vois ce que je vois ?
— Oui, attends, je réfléchis.
J'entendis un cliquetis dans mes écouteurs. Bob devait être en train de taper sur un des nombreux claviers qui l'entouraient. Quelques secondes plus tard, il enchaîna :
— Bon, voilà. Premier constat, il est impossible de les attaquer frontalement, on est clairement pas de taille (je sentais qu'il y avait une grosse part de moi dans ce « on »). Deux, ils sont autonomes et totalement hors de contrôle du Central. Dommage pour nous. Trois, ils sont synchronisés à la perfection. Mais c'est peut-être justement là leur faiblesse. Attends, encore une petite vérif…
Comme Bob se taisait, le bruit des pales ressortit de façon encore plus nette. De plus en plus saisissant. Coupant, presque. Douze rotors à plein régime, on ne se rend pas compte du boucan que ça fait. Un joli requiem en drone mineur…
Un requiem qui allait devoir cesser rapidement, parce que j'en avais plus que ma dose. La nuit n'était pas particulièrement froide, le bâtiment était hermétique, mais j'étais glacée. Le stress, la fatigue. La faible lumière prodiguée par l'éclairage de secours ajoutait une ambiance totalement glauque avec ses effets de clair-obscur sur les profilés en carbone des drones.
— J'y suis, fit Bob d'une voix plus énergique. Ça peut marcher. Je t'explique : je vais tenter de mettre hors jeu un des drones. Normalement, ça devrait contraindre les deux autres à le suivre, ou au minimum à se reconfigurer profondément. Ça devrait te laisser suffisamment de temps pour filer.
— Bah, heu, d'accord. Mais, hum – ne le prends pas mal – comment comptes-tu en dégommer un alors que jusqu'à présent tu as pu à peine les repousser ?
— Ah ah ! Régime tourbillonnaire, tu te souviens de ce que ça veut dire ? Tu sais que l'écoulement du flux d'air est très sensible, au niveau des pales. Le pire ennemi d'une hélice, ce sont les tourbillons induits par le bout des pales. C'est un truc que les pilotes d'hélico connaissent bien : si tu descends trop vite verticalement, les tourbillons formés rentrent en phase sous l'hélico et créent un paquet de turbulences. À côté d'elles, une séance d'auto-tamponneuses n'est que pure rigolade !
J'entendis Bob appuyer sur quelques boutons. Le régime moteur de son auto-stable diminua.
— Je vais coller mon appareil sous un des drones, précisa-t-il. Avec ma mini-pince je dois pouvoir m'y accrocher. En fait c'est la partie la plus difficile de l'opération ; pour le reste ça devrait rouler tout seul…
Je vis Bob, enfin son drone, partir vers le quadri qui passait en face de nous, tout en l'accompagnant dans sa boucle circulaire.
— Et maintenant, un petit pirofunnel à la sauce Big Bob… hop, je me cale sur le drone… vol dos… et… shit, turbulences…
Turbulences ou pas, Bob était impressionnant de précision. Il maintenait son appareil sur le dos, juste au-dessous du drone visé, tout en tournant autour de moi. J'entendis soudain le léger « clac » que fit la pince du petit auto-stable lorsqu'elle saisit un des patins de repos de sa cible.
— Et voilà le travail !
— C'en est presque désespérant tellement ça a l'air facile pour toi…
— Deux mille heures d'entraînement, ma p'tite dame. Le double, peut-être, si on compte les rêves pendant la nuit. Et puis n'oublie pas que c'est moi qui l'ai construit !
— Ah ça, ton Verne III, qu'est-ce que tu m'as saoulée avec…
Je sentis l'air réjoui de Bob lorsqu'il répondit :
— Eh ! Mais bon, c'est pas fini. Maintenant faut que j'arrive à bousiller son assiette.
Bob poussa alors le régime à fond. De par sa position inversée, il balançait une bonne partie de l'air vers les pales du vilain. Pas énorme, mais la modification des flux suffit à le déséquilibrer et le couple de drones solidarisés perdit presque instantanément de l'altitude. Comme par magie, les deux autres suivirent immédiatement.
C'était le moment de se fendre d'un « Yes ! » rageur.
— T'emballe pas, Soso. Il résiste, l'affreux, je le sens. Il rééquilibre trop vite. Je suis obligé de moduler le pas collectif sans arrêt…
— Tu m'étonnes. Ce ne sont pas des rigolos, les ingés d'ici. Z'ont sûrement tout prévu…
Oui, ils faisaient assez bien leur boulot. Je le savais : Jordan bossait pour eux. Enfin, pas pour longtemps probablement, après ce qu'il m'avait révélé le mois dernier.
Jordan
Jordan reposa son mug de café sur son bureau, devant son écran.
Fallait-il en parler à Sophie, ou non ?
D'un côté il risquait la porte si on découvrait d'où l'information avait fuité. D'un autre côté, laisser les choses continuer comme ça risquait de les rendre rapidement incontrôlables. Néfastes. Pour lui comme pour des millions de gens.
Mathématiquement parlant, il était plus logique de rechercher le bénéfice pour le plus grand nombre. Mais psychologiquement parlant, l'homme avait toujours eu tendance à favoriser d'abord sa propre survie, au détriment des autres. Confinant souvent à la stupidité la plus absolue. Jordan aimait bien la notion d'absolu et son côté rassurant, mais il était surtout mathématicien.
Il prit son smartphone, rédigea un court message à l'attention de sa sœur, et l'envoya.
— Qu'est-ce donc qui ne peut pas attendre qu'on se voit ce week-end pour en parler ? Ton message m'a vachement intrigué, dit Sophie après avoir embrassé son frère.
Elle s'assit à la petite table du bar le Blue Lagoon où il l'attendait depuis une trentaine de minutes. Jordan lui commanda une bière et observa un instant les poissons qui passaient benoîtement dans l'aquarium mural à côté d'eux, comme pour rassembler ses idées.
— Dis-moi Sophie, ça fait à peu près trois ans que tu suis la dronautique de près, c'est bien ça ?
— A peu près. Depuis que tu m'as fait le panégyrique de ta boîte sooo beautiful !
— Tu te souviens de la loi sur les MD5 passée au Parlement européen il y a deux ans ?
Sophie leva les yeux pour mieux chercher dans sa mémoire.
— Les MD5 ? Ah, tu veux parler de la loi qui interdit l'usage des drones de moins de cinq centimètres pour les particuliers ?
— Pour tout le monde : les particuliers mais aussi les professionnels, je te rappelle. Même la NSA s'est fait taper sur les doigts, suite à l'affaire du Glenn Gate, là-bas.
— Tout le monde sauf l'armée, tu veux dire. Ça m'étonnerait qu'ils n'aient pas quelques Libellules longue portée de derrière les fagots pour leurs espionnages à la noix. Enfin oui, je me souviens bien, et pour une fois je suis d'accord avec la loi… Laisser voler des MD5, c'est purement et simplement faire disparaître la notion de vie privée. Les gens sont trop cons. Toujours à chercher le détail malsain chez leur voisin. Je te leur ficherais des claques, à tous.
Jordan sourit amèrement.
— Eh bien il se pourrait que tu aies bientôt à distribuer plus de claques que jamais, petite sœur…
Sophie se figea et attendit la suite.
— Tu sais que je suis spécialiste des algorithmes sur grilles, à la Rove.
— Oui.
— Ce que je ne t'ai pas dit – je n'en avais pas l'autorisation bien sûr – c'est qu'il nous arrive de bosser pour l'organisme de gestion du GLAM. C'est gouvernemental bien sûr. Ils sous-traitent pas mal de trucs à la Rove, en fait. Ce qui est plutôt bien et nous permet d'être toujours sur les starting-blocks au niveau du marché. Bon. Il y a quelques mois, on nous a demandé de travailler sur une nouvelle sorte de mesh à granularité variable avec sous-dimensions.
Devant le haussement de sourcil de sa sœur, Jordan détailla :
— Je te passe le jargon technique mais, en gros, ça veut dire ceci : il y seulement quelques années, les couloirs aériens des vols long-courriers étaient espacés de trois cents mètres environ, en altitude. L'arrivée des drones a généré des couloirs de cinquante mètres de hauteur seulement, avec échelonnement selon la classe de l'appareil et un directionnel très précis. Par exemple, les drones de classe I qui vont vers le nord sont sur le niveau 150-200, ceux qui vont vers le sud sont sur le 200-250. Voilà, en gros.
Jordan se redressa sur sa chaise et fixa Sophie intensément.
— Écoute bien : la nouvelle grille va impliquer des couloirs réduits jusqu'à la taille de cinq centimètres !
Sophie prit le temps d'assimiler l'information. Un ange passa. Quelques poissons également.
— Sophie : ils préparent un truc à grande échelle.
— Bon bon bon. Restons calme. D'habitude, c'est moi la parano. Voyons d'abord si ça ne peut pas être autre chose. Est-ce qu'ils ne pourraient pas faire ça pour avoir un système plus élaboré, tout simplement, permettant de mieux sécuriser l'espace aérien ?
Jordan gratta sa barbe naissante.
— Le secteur D de Rove a vu récemment le niveau de son contrôle d'accès augmenter radicalement. Je n'ai pas accès à la prod d'une manière générale, mais je peux te dire que chez nous, à la cafét', ça jase. Le secteur D dispose de dix mille mètre carrés et peut produire plusieurs centaines d'unités par jour, si nécessaire. Personne ne sait ce qu'il s'y passe désormais, depuis quatre semaines.
— Bordeeel !
— Pour une fois je suis d'accord.
— Ça craint. Attends, je regarde un truc.
Sophie tapota sur son smartphone quelques instants. Sans lever les yeux, elle se mit à lire en pointillés l'article sur lequel elle était tombée.
— Le député Lem Svoden… bla bla on s'en fout… dépose un amendement bla bla… vise à assouplir la loi anti-drones… restrictif… libre concurrence… bla bla bla point.
Elle reposa son appareil sur la table.
— Ils disent que l'amendement va être débattu dans deux mois environ au Parlement. Svoden… Tu connais ? Encore un politique complètement lobotomisé, sûrement.
— Et lobbyisé, surtout. M'étonnerait pas qu'il ait des accointances avec la Rove.
— On pourrait le prouver ?
— Ça ne servirait à rien. Pas suffisant. Non, s'il y a quelque chose à faire, c'est alerter l'opinion publique, et pour cela trouver ce qu'ils sont en train d'essayer de produire.
Sophie s'accouda sur la table en posant sa tête au milieu de ses deux mains croisées.
— Tu sais quoi ? J'en parlerais bien sur mon site… Holà, c'est quoi ce sourire ! C'est exactement ce que tu espérais, hein ? Tsss. On peut pas laisser passer ça, de toutes façons. Mais avant ça, c'est clair qu'il nous faut plus d'infos. C'est un peu maigre, un « mesh à granularité variable »…
Regardant son frère droit dans les yeux, elle ajouta :
— Mais toi, au fait, tu n'as pas peur pour ton job ?
— Bah, fit-il d'un ton faussement sarcastique. Ils ont osé ne pas faire appel à moi pour créer ces MD5 ou quels que soient ces machins, alors autant le leur faire payer !
— Fais gaffe quand même. Dans les films de série B, en général, c'est à ce moment-là que l'informateur se fait dézinguer…
Jordan lui fit un clin d'œil.
— Mais on n'est pas dans un film de série B, n'est-ce pas ? T'inquiète, paupiette. Sinon, tu as une idée pour la suite ?
Sophie se redressa sur son siège et suivit du regard le petit banc de Néons Cardinaux qui se propulsait le long de la vitre de l'aquarium. Elle esquissa un demi-sourire :
— Je crois que c'est le moment de faire appel à Bob. Il va être comme un fou…
Sophie
Bob faisait varier le pas et le régime moteur de son auto-stable toutes les deux ou trois secondes. Il réussit de nouveau à faire perdre de l'altitude à son hôte, entraînant par la même occasion l'ensemble du groupe synchronisé. Je l'entendis marmonner entre ses dents :
— Ces manœuvres vont me rendre fou… 'sont fatigants, à la fin.
L'instant d'après le groupe reprenait une partie des dix centimètres perdus, et Bob s'escrimait de nouveau sur ses manettes pour faire « turbuler » au maximum l'environnement. Je ne suis pas sûre que ça se dise, mais une chose est sûre : j'aimerais bien que ça marche.
— Bobby, tu veux pas que j'essaye de me déplacer, maintenant, pour voir ?
— Vas-y, mais doucement.
J'avais à peine esquissé mon mouvement vers la droite que le drone le plus proche accélérait sa ronde pour se positionner devant moi. Moins rapide qu'avant. Moins stable qu'avant. Le cercle entier de drones oscillait bizarrement sur son écliptique. Mais il répondait toujours présent, et restait trop rapide pour moi.
— Bob, c'est une impression ou ils se sont rapprochés ?
Bob violentait de nouveau fortement ses manettes, quand il ne frappait pas les touches d'un des claviers attenant.
— Sais pas, me rends pas bien compte. Tu sais que j'ai la tête en bas, en ce moment ?
Ah zut, j'avais oublié. Le système de caméra intégré dans l'auto-stable retransmettait la scène en temps réel et en position réelle au casque à immersion totale que portait Bob, confortablement installé dans son garage. Le drone avait la tête en bas, donc Bob avait la tête en bas. Enfin, virtuellement parlant. Un des inconvénients du téléguidage à immersion totale. Rien que d'y penser, ça me donnait mal au cœur.
— Bob, je te confirme : ils se rapprochent.
Depuis une dizaine de secondes, ce que je prenais pour un effet d'optique était bel et bien réel : le cercle de drones perdait légèrement de l'altitude, mais dans le même temps se resserrait progressivement.
Vers le centre du cercle.
Vers moi, donc.
De plus en plus rapidement.
— Bob, dis quelque chose…
Bob tapait, secouait, triturait, mais rien n'y faisait.
— C'est la merde, Sophie. Je crois que le drone sur lequel je suis fixé est en train de passer en régime d'autorotation… il ventile de manière asymétrique à cause de moi, et trop lentement… j'ai peur que…
Je n'en menais pas large. Le sifflement de l'air autour de moi était de plus en plus effrayant.
— Que ?
— Qu'il décroche d'un coup… Il faudrait que tu…
Bob se mit soudain à crier :
— Putain il décroche vers toi !
Bordel.
Et c'était peu de le dire.
Bob
Il faisait beau, la luminosité était parfaite, c'était le jour idéal pour faire une virée à la campagne et utiliser avec Sophie ses joujoux en vol à vue. Un doute assaillit Bob tout à coup. Ne risquait-elle pas de le prendre comme une pitoyable séance de séduction ? Bah, au moins, c'était plus original que de l'inviter au ciné.
Évidemment, il voulait lui faire essayer une de ses plus belles œuvres. (Qui n'est rien comparé à toi, cependant !)
Évidemment, elle avait refusé. (Ah, la féminité !)
Évidemment, il avait insisté. (L'imbécile…)
Évidemment, elle était sur le point de tout casser. (Non, vraiment, quel imbécile…)
— Bob, aide-moi, il décroche !
— Attends, non, pas comme ça, tire la manette vers toi ! Nooon, redresse ! Redonne du régime ! Ah !
L'appareil termina sa course dans l'herbe, un peu rapidement, mais en un seul morceau.
— Oups ! fit Sophie en souriant d'un air ingénu.
— Bon, grommela-t-il, ça va, on dirait qu'il n'y a rien de cassé. Mais sérieusement, il faut vraiment que tu t'entraînes un max avant de…
Sophie venait de lever les mains pour ajuster le chignon qui retenait ses cheveux derrière sa tête. Le chemisier blanc qu'elle portait ce jour-là n'eut d'autre choix que de suivre le mouvement, dévoilant au-dessus du jean taille basse son bas-ventre jusqu'au nombril. C'était peu. Mais beaucoup trop pour Bob, qui se sentit fondre encore une fois.
*
La première fois qu'il avait fondu, c'était il y a un an, quand Jordan lui avait présenté sa sœur. Il disait qu'elle avait envie de tout connaître sur les drones, et qu'il ne connaissait pas professeur plus indiqué que lui. Un professeur qui aurait un paquet de temps à lui consacrer.
— Fous-toi de moi, avait-il failli répondre.
Mais les mots n'avaient pas dépassé le stade de l'idée, devant les yeux couleur noisette qui le regardaient, pétillants de questions prometteuses. Qui le regardaient, lui ! Les longs cils. Le fard à paupières, noir, qui renforçait la pétulance des yeux. Les cheveux mi-longs, ondulant, noirs, qui tombaient en désordre sur ses épaules. Sur une veste cintrée. Et un jean serré. Noir tous les deux, évidemment. Elle n'était pas vraiment du genre gothique, non ; elle était juste… parfaite !
— Bob Téhuni, à votre entier service ! Quand vous voulez ! Quand tu veux ! Tout de suite ?
— Ah ça, on sait quand ça commence, mais pour la fin c'est moins sûr, je te préviens ! avait lâché Jordan en riant, juste avant de prendre congés.
Jordan et lui se connaissaient depuis l'école préparatoire. Leur compétence indiscutée en physique des fluides les avaient rapidement rapprochés. Leur moindre compétence en physique des corps féminins aussi. La faute à un manque d'intérêt pour leur propre corps, peut-être. Ils étaient tous les deux assez grands, mais là où Jordan ressemblait plus à l'ingénieur de laboratoire archétypal, élancé, fin, limite dégingandé, Bob était très large d'épaule. Et, malheureusement, de ventre aussi.
À la fin de leurs études, Jordan s'était fait embaucher directement par la Rove Corp. Bob aussi, d'ailleurs, mais il avait décliné l'invitation. Son côté indépendant et geek prenait le pas sur tout le reste. Inventeur fou serait peut-être un qualificatif plus approprié. Résultat : au fil du temps, de nombreuses boîtes de premier ordre lui avaient confié la mise au point de leurs systèmes embarqués, et de petits contrats en plus gros contrats, Bob vivait finalement plus que correctement dans sa maison de plain pied, tout en disposant d'une bonne partie de ses journées pour bricoler ses jouets.
— Alors tu veux tout savoir sur les drones ? demanda-t-il à Sophie.
— Alors tu sais tout sur les drones ? répliqua Sophie avec un large sourire.
Bob l'emmena dans son « labo R&D ». Son garage, donc.
— 'Tention à la marche.
— Au fait, Bob, c'est bien le diminutif de Robert ?
— Eh oui ! Merci papa maman…
— Moi je trouve que les deux te vont bien !
Bob remercia le ciel d'être en train de descendre le petit escalier devant Sophie. Elle ne le verrait donc pas rougir.
— Bordeeel ! C'est un garage, ça ?
C'était la première fois que Bob entendait ce mot passablement vulgaire dans la bouche de Sophie. Sur le coup il trouva ça très « in ».
Ceci étant, il fallait convenir de deux choses : un, son garage était largement dans cet état que l'on qualifie usuellement de « bordel », et deux, l'ensemble de la surface, y compris les murs, ne pouvait que forcer l'admiration.
Pour commencer, le garage s'étalait sur une surface assez conséquente, au moins deux cents mètres carrés. Les murs n'étaient pas des murs. Plutôt des morceaux de coque interne d'un sous-marin, boulons de fixation compris. Avec des barres de renforcement courbes du sol au plafond, tous les deux mètres. Des hublots cuivrés disposés à intervalles réguliers amenaient une lumière adoucie de l'extérieur. Au fond, une porte écoutille donnait sur une autre pièce. Des lambris en acajou, sur le mur en face. Des étagères remplies de bouquins. Un bureau de capitaine.
Une table immense en acajou massif, au centre de la pièce principale, captait tous les regards – enfin ceux qui restaient. Elle était encombrée de tout un fatras d'outils et de composants définitivement haute-technologie : servomoteurs, pales, tournevis de précision, ordinateurs, multimètres, oscilloscopes. Comble de l'anachronisme, une vieille lampe tempête trônait fièrement sur l'une des extrémités de la table, entre un téléphone portable à moitié démonté et une imprimante 3D.
Des néons à la blancheur sans pitié plombaient la table, tandis que les bords de la pièce baignaient dans une douceur crépusculaire, teintée de reflets rouge-cuivre.
Sophie décida au bout de quelques minutes qu'elle avait eu suffisamment l'air d'une demeurée avec sa bouche grande ouverte. Elle se tourna vers Bob.
— Laisse-moi deviner… Vingt mille lieues sous les mers ?
— Touché ! J'aime bien Jules Verne. Bon, en fait, j'adore.
— Pourquoi le Nautilus plus qu'autre chose ?
— T'as déjà essayé de faire ressembler un garage à une montgolfière ou un obus de canon géant ?
— Vu sous cet angle…
Sophie avisa au milieu de la table centrale deux drones à l'allure inhabituelle.
— Ah, tu viens de repérer mes bébés ! fit Bob. Viens que je te présente.
Le premier était de taille relativement conventionnelle, un tri-rotors d'une quarantaine de centimètres, avec des pales de taille moyenne.
— Le Verne II. Oui je sais, pour le nom, je ne me suis pas foulé.
— Je n'ai rien dit ! Qu'est-ce qu'il a comme particularités ?
— Eh bien… il est deux fois mieux que le Verne I…
Sophie le regarda de biais avec ce demi-sourire qu'il allait apprendre à connaître et à craindre. On ne devrait pas autoriser des sourires comme ça. Pas en face d'un homme en train d'essayer de dire quelque chose d'intelligible. Encore moins en face d'un homme qui essaye de faire de l'humour pour… bon. Bob s'éclaircit la gorge d'un air gêné et continua :
— C'est un découvreur. Une version largement améliorée du premier, que tu ne verras pas d'ailleurs, parce qu'un jour il a décidé de découvrir la signification du mot amerrir. Une mauvaise manip' dont je ne suis pas fier, mais bon, on n'apprend jamais aussi bien que par ses erreurs, hein ? La version que tu as devant toi peut embarquer tout un tas de systèmes d'acquisition, vidéos, radars, embrouilleurs, ce genre de trucs. Il a une qualité de vol stationnaire top niveau. Et peut flotter, ce qui n'est pas forcément de première utilité, mais j'avais une revanche à prendre.
— Et le petit là ?
— Bon, promets-moi de ne pas rigoler… Le Verne III.
— Il est super mignon, en fait !
— Ultra-léger, ultra-rapide, quasi indétectable par tous les types de senseurs. Tu vois le principe des rotors, ici ? En fait il y en a deux, ils sont coaxiaux et contrarotatifs. Trois pales sur chaque rotor. Avec ce système tu as un des drones les plus maniables qui soit. Il s'inspire fortement du Kamov KA-50, un hélico créé par les Russes dans les années quatre-vingts. Une référence en la matière ! Évidemment ce type de système amène d'autres problèmes puisque le contrôle de l'axe de lacet ne peut pas être réalisé par le rotor d'anti-couple. Puisqu'il n'existe pas. Heu… tu suis ? Tu me dis si je vais trop vite…
— Bon, je ne te cacherai pas que je suis à la limite de mes compétences, mais vas-y, j'adore quand les gens s'y connaissent vraiment ! Ça me change des clampins qui essaient de m'impressionner avec leur voiture de sport à sept rapports…
À ces mots, Bob ne se sentit pas de joie, comme aurait dit un certain poète. En tous cas il allait essayer de ne pas laisser tomber sa proie.
— Super. Allez, on verra ça en détail plus tard, si tu veux. Sache juste qu'avec cet appareil je bats à plate couture n'importe quel drone médic, même s'il est sur un couloir à prio zéro ! Et les Libellules des affreux en kaki peuvent aussi aller se faire déplumer, niveau maniabilité.
— Dis donc, tu dis ça comme si tu avais testé grandeur nature… Que je sache, les drones pilotés par humain sont interdits dans la plupart des couloirs. Ils sont tous contrôlés par l'un ou l'autre des Centraux du GLAM, non ? Sinon ça fout un sacré bordel, il me semble…
Bob prit le petit drone entre ses mains et le fit tourner machinalement comme pour l'ausculter, avec l'air de celui qui s'est fait prendre la main dans le sac.
— Il est possible que j'ai… un peu… oublié de faire agréer ma carte UAV-SIM. Mais comme il n'est pas détectable de toutes façons…
*
La semaine dernière, Sophie déboulait chez lui, tambourinant à la porte comme une hystérique. C'était comme si une avalanche s'était abattu sur sa porte d'entrée. C'était Sophie, quoi.
— On est prié de laisser la porte d'entrée dans l'état où on l'a trouvée en arrivant ! grogna-t-il en ouvrant.
— Bob, j'ai un truc de malade à t'annoncer !
Sophie ressemblait encore plus à un ressort que d'habitude. Il devait y avoir quelque chose d'important.
— Descendons dans ma salle de réunion sécurisée, dit-il en lui indiquant la porte d'accès au garage.
Ils s'assirent de part et d'autre du bureau du Capitaine Némo – en tous cas Bob était certain que ce dernier ne l'aurait pas désavoué. Sophie lui raconta son frère, la Rove, les MD5, le secteur D, l'amendement.
— Alors, le pressa-t-elle lorsqu'elle eut fini, qu'est-ce que tu en penses ?
Bob se grattait machinalement la joue depuis un moment, le regard dans le vague.
— Si je devais paraphraser quelqu'un que je connais bien, je dirais : bordel ! Mais en fait, ça fait un moment que j'ai des soupçons. J'ai un vieux pote à Atlanta qui m'a remonté des infos, il y a quelques jours. C'est pas pour me la jouer Hitchcock, mais d'après les rumeurs, on parle même de… MD2.
— Bordel !
— Déjà dit !
— Bobby, je sais que tu es comme moi un fervent défenseur de la vie privée. On ne peut pas laisser faire ça, t'es d'accord ?
Bob se leva et commença à faire les cents pas.
— Avec tout le respect que j'ai pour ton frangin, ça fait un bail que je ne porte pas la Rove Corp. dans mon cœur. Ils sont trop gros. Ils sont en passe d'avoir plusieurs monopoles dans le domaine de la dronautique. Et ça, c'est jamais bon.
Il s'arrêta et tapa du poing sur la table. Sa décision était prise depuis longtemps.
— On les démonte, bien sûr !
Sophie arbora son plus beau sourire. Bob continua :
— Et pour commencer, il faut qu'on découvre ce qu'ils trafiquent.
— Écoute, je suis déjà entrée une fois à la Rove, même si ce n'était qu'en simple visiteuse. Visiteur. Bref. Je peux sûrement le refaire une fois. Jordan n'a pas les accès voulus, mais je me suis dit que, peut-être, tu pourrais m'aider à distance… Les systèmes de sécurité n'ont pas de secret pour toi, non ? Et tu pourrais assurer mes arrières… Avec le Verne III, peut-être ?
— Mmm. Possible. Possible. Je vois que tu as pas mal réfléchi !
Bob se remit à faire les cent pas en se parlant à lui-même.
— Liaison codée, basse fréquence, pour ne pas perturber le Central. Système secondaire anti-collision porté à la magnitude max, ça devrait pouvoir nous servir de sonar, pour nous prévenir des allées et venues gênantes non gérées par le Central… Faut que je bidouille un truc. Je devrais avoir assez de débit pour l'acquisition et le traitement des codes des sas… Jordan m'avait déjà donné quelques infos là-dessus, ils ont un niveau de sécurité suffisant pour un humain, mais pas pour un drone assisté par ordinateur… On a une chance… Il y a aussi les systèmes à touches, plus ennuyeux…
— Ben tu calcules, et moi je tape avec mes petits doigts !
Bob lui jeta un regard malicieux du haut de son mètre quatre-vingt-dix.
— On va faire mieux que ça, ma petite Sophie, on va faire mieux que ça !
Sophie
Les trois drones de sécurité étaient en train de plonger vers moi, toutes pales dehors, si je puis dire, et je ne pouvais rien faire de mieux que les regarder.
Deux secondes encore et tout serait fini.
On dit parfois que dans des situations extrêmes, l'adrénaline vous fait réagir au quart de tour. Moi non. J'étais tétanisée. La nuit noire, dehors. La luminosité blafarde de l'éclairage de secours. Le bruit sifflant des pales, frigorifiant. L'échec. Cuisant.
Je ne dirais pas que ma vie s'est mise à défiler devant moi d'un seul coup. Ce fut plutôt le souvenir de ces trente dernières minutes. De cette désolation à l'idée qu'on s'était fait avoir par trois stupides drones en allant si peu loin…
On n'avait réussi à pénétrer que dans le premier sas d'entrée du bâtiment principal du secteur D. Le code une fois expédiée par Bob, on était rentré, la fleur au fusil. Ici, on aurait pu s'en douter, la sécurité n'était pas assurée par des chiens ou des vigiles au fort embonpoint, mais par des drones. Ils n'avaient pas le droit d'être armés, bien sûr, mais cela ne faisait pas grande différence. Ces machines étaient des armes blanches en elles-mêmes. Sans compter tous les systèmes de vidéo embarquée voulus, reliés en temps réel au poste de sécurité.
Bob avait réussi à brouiller leurs connexions vidéos avec une de ces bidouilles dont il avait le secret. Mais il n'avait pas réussi à empêcher les drones de nous bloquer, proprement, net, et sans bavure. Enfin, pour la bavure, c'était maintenant, apparemment.
Une seconde avant impact.
Je pouvais presque sentir l'odeur graisseuse des rotors lubrifiés à la perfection. Une perfection démoniaque.
Le carbone couleur ténèbres envahissait tout mon champ de vision.
Contact.
Je crois que j'ai crié.
Puis rideau.
Bob
Fin de l'excursion.
Résultat sans appel. Rove : un, monde libre : zéro.
Épuisé, Bob retira avec lenteur son casque à immersion totale. Il reprit progressivement contact avec le monde réel, avec son garage, avec son fauteuil, les oreilles encore bourdonnantes de sifflements, de carbone disloqué, d'aluminium déchiré, de cris de Sophie. Quelques vers d'un de ses poèmes préférés refirent surface malgré lui.
La foudre part soudain ; elle tempête, tonne
Et l'air est tout rempli de ses longs roulements ;
Dans le fond des échos, l'immense bruit bourdonne,
Entoure, presse tout de ses cassants craquements.
Elle triple d'efforts ; l'éclair comme la bombe,
Se jette et rebondit sur le toit qui succombe,
Et le tonnerre éclate, et se répète, et tombe,
Prolonge jusqu'aux cieux ses épouvantements.
T'as raison, mon Jules, se dit-il. Une épouvantable claque qu'on s'est prise, là. Il se massa les yeux quelques secondes, puis se tourna vers le fauteuil sur sa gauche.
— Oups… fit Sophie en retirant à son tour son casque à immersion.
Elle paraissait aussi fatiguée que si elle avait couru un marathon.
— Bob, pour tes drones… Je te rembourserai ce qu'il faut, tu sais.
Elle était toujours aussi séduisante, même avec ses cheveux en bataille et ses yeux légèrement larmoyants. Trois heures d'immersion complète, ça vous mettait la tête de vrac déjà en temps normal, alors après une confrontation aussi éprouvante…
— C'est pas le problème, oublie. Deux drones de perdus, trois de reconstruits. Ce qui m'ennuie le plus, à dire vrai, c'est qu'on n'est pas plus avancé qu'il y a un mois, et que ces drones de sécurité étaient carrément flippants. C'est super louche. Probablement même illégal.
— Sans compter que je vais avoir du mal à reprendre les commandes d'un drone avant longtemps. J'ai été trop nulle. Adieu, mon Verne II. Hasta la vista, Verne III. À moins que ton drone ait survécu au crash collégial, au fait ? Je n'ai pas eu le temps de voir, ils m'ont empalé la caméra en premier, on dirait.
— Non. Le Verne III s'est fait écraser et ratatiner sous son hôte bien comme il faut.
Bob et Sophie se turent un moment, chacun ruminant de son côté ses pensées. Des pensées plutôt couleur carbone.
Sophie rompit le silence.
— Bon, ça me tue, quand même. Faut vraiment qu'on arrive à voir ce qu'ils manigancent. Tu crois qu'on a combien de temps encore ? Après le vote à l'Assemblée ? Ou bien ils oseraient déployer des trucs avant ?
— On peut s'attendre à tout. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Je ne t'en avais pas encore parlé, mais je bosse depuis un moment sur une nouvelle version d'éclaireur façon Libellule, qui pourrait bien nous servir. C'est pas très légal, mais… à la guerre comme à la guerre ! Viens voir.
Il se leva, précédant Sophie vers l'arrière du garage. Le fond de l'air devenait vraiment frais, en cette heure avancée. Il referma au passage le hublot qu'il avait entrouvert en début de soirée.
Dehors, l'abeille qui volait à bonne allure failli s'écraser sur la vitre semi-opaque. Son système anti-collision réagit en un éclair. Les micro-servomoteurs jouèrent. Les nano-biellettes coulissèrent. L'abeille se stabilisa, échangea des données connues d'elle seule avec son Central.
Puis partit dans la nuit rejoindre les autres.
Rythmée et technique juste ce qu'il faut, cette nouvelle nous emmène dans un univers futuriste moins noir que de coutume chez les auteurs de SF.
· Il y a environ 10 ans ·Un air de Dan Simmons pour les connaisseurs ... avec une héroïne moderne et curieuse qui entraîne ces hommes dans l'aventure ....
Un seul regret: que ce soit si court !
A quand la suite ?
abbi-belnett
Très SF, très technique, mais très réaliste aussi. Rien à dire sur le style, c'est fluide, coulant, et ça se lit tout seul. Les personnages sont pas mal caractérisés mais manquent un peu d'épaisseur, ce qui est peut-être normal pour une nouvelle (manque de temps). L'univers par contre est très réaliste, je pense un Tech ou un ingénieur prendra un réel plaisir à lire cette chouette petite oeuvre ! J'ai bien aimé les clins d’œils aussi, même s'il y en a un peu trop peut-être. Dans l'ensemble, j'ai passé un bon moment, que demander de plus ?
· Il y a environ 10 ans ·Rémy Heckmann
Très très technique ! J'ai parfois décroché, mais le ton est chouette, il y a du rythme, de vrais personnages, un bon texte.
· Il y a environ 10 ans ·Question : "j'ai jamais été très bonne en cuisine", c'est un clin d'oeil à Steven Seagal ?
blanzat