VOUS DITES ?
mai-lys
8h37, il n'est toujours pas passé. De mon lit je regarde fixement la fenêtre qui donne sur la rue, mais rien. Trois nuages se battent en duel dans un ciel trop bleu, mais aucun n'a l'initiative de ressembler à un drone. Il est en retard, à moins qu'on n'ait changé d'heure sans que je le sache, ou qu'une main maligne n'ait déréglé mon réveil ? Non, il est en retard, et même si ce n'est pas la première fois, c'est qu'il y a eu un souci. Cela m'agace autant que ces trains qui n'arrivent pas ou qui s'arrêtent au milieu des voies sans aucune information. Pour un peu j'aurais pris un plaisir vicieux à houspiller un innocent contrôleur, seulement avec les drones, il n'y a guère que l'appli sur son téléphone que l'on peut copieusement insulter. Action parfaitement frustrante, parce que toute ergonomique soit-elle, une application ne répond jamais rien.
Revenons-en à nos drones, celui que j'attends n'arrive pas, et je rumine sous l'édredon. Il ne doit passer qu'une fois par semaine, et justement ce matin je voulais lire mon journal dans mon lit. Assurément, il y a encore des choses à améliorer. Même si, honnêtement, ces petits incidents restent rares. Quoique, c'est bizarre… Passons.
Emergé d'entre les draps, je me dirige laborieusement vers le miroir pour me planter devant. Trois mètres que mon esprit occupe à méditer sur la vie, ses aléas, le comment en est-on arrivé là, toutes ces réflexions profondes et stériles de l'enragé matinal. Ce tout petit accident me rappelle quand il y avait des drones dans tous les sens et que les ennuis étaient monnaie courante. Quand ils ont ouvert l'espace aérien aux drones, ce qui était un fantasme étonnant pour beaucoup de monde est devenu l'objet incontournable à avoir. Comme souvent, l'impulsion était partie des Etats-Unis, et n'en pouvant plus d'attendre, c'est arrivé très vite ici aussi. Au Noël qui a suivi, les drones ont bondi des paquets à travers tout le pays, scalpant quelques sapins au passage.
Après c'était étonnant, on a croisé de tout – et de rien aussi, disons-le. Depuis les mini machines volantes armées de pistolets à peinture qui ont accidentellement repeint nombre de salons jusqu'aux énormes appareils de surveillance, la gamme était plutôt diversifiée. Pour enfants, pour s'envoyer des messages entre amoureux, se faire livrer son lunch au bureau, prévenir ses amis de son retard, survoler une file de voitures à l'arrêt et voir la source du bouchon, faire de la randonnée – ou du shopping ! – sans avoir à porter les sacs, etc. Une vraie folie. Le drone comme nouvel apanage de la liberté du citoyen, tout le monde devait en avoir un à tout prix, quelle que soit sa qualité de fabrication ou sa fonction.
Pendant quelques mois, on a eu affaire à une campagne de publicité marrante aussi. Elle avait commencé avec des QRcodes un peu partout dans les rues, sans rien d'autre. Et puis au bout de quelques jours où ces carrés noir et blanc envahissaient les espaces libres dans les rues, quelques curieux ont commencé à les flasher. Puis de plus en plus. Un peu comme les tablettes de chocolat de Willy Wonka pour trouver le ticket d'or, les gens flashaient au hasard avec une frénésie croissante au fur et à mesure qu'on annonçait les gagnants. Parce que parfois il ne se passait rien, parfois ils gagnaient un petit quelque chose, mais parmi les milliers de QR code, une petite dizaine étaient véritablement gagnants. Ceux-là, une petite dizaine de personnes, ont été conviés à un événement de « Rodéo Drone ». En gros, une salle avec dix drones à apprivoiser. « Dites-lui bonjour » était la première règle. Suivait ensuite un « dressage » à coups d'applications et de codes à crypter, de mots de passe et de jeux de logique, à la fin duquel (si on y arrivait), on devenait propriétaire d'un drone définitivement fidèle. J'ai eu mon premier volatile comme ça.
Enfin bref, c'est surtout très vite devenu ingérable. Toutes les tailles et toutes les fonctions, du plus autonome à celui qui tombait en panne toutes les deux heures, il y avait de tout partout et ça rendait l'espace aérien dangereux… Surtout qu'il y en avait à toutes les hauteurs, depuis trente centimètres du sol jusqu'à cinq ou six mètres d'altitude, voir encore beaucoup plus, une série de dangers publics – qui ne s'excusaient même pas quand ils vous bousculaient ! Puis il y a eu pas mal d'accidents et de vagues de critiques, plus ou moins paniquées. Beaucoup se sont insurgés de l'usage miliaire qui en était fait, on a vu des affaires d'espionnage assez cocasses avec des célébrités épiées dans les coins les plus improbables…
Je ris en me rappelant l'épisode d'une voisine âgée à qui on avait offert un petit drone ménager, pour l'aider à porter les charges. Ne maîtrisant la technologie que très relativement, le drone lui avait un jour renversé le contenu de l'arrosoir qu'il portait sur la tête, étant censé arroser les hortensias… Enfin on a vu un peu de tout, de ceux qui tiraient consciencieusement sur les drones à coups de balles de tennis depuis leur fenêtre (trois points si l'appareil s'écrase du premier coup), à ceux développant toute une flotte originale et bourdonnante autour de chez eux, sans parler des expériences hallucinantes de copulation par drones interposés.
C'est quand on a retrouvé un homme pendu à son appareil qu'on a pensé avoir atteint une sorte de point de non retour. Du moins je crois. Mais il était évident qu'on n'allait pas arrêter tout cela, on ne pouvait déjà plus s'en passer, et pourtant il fallait réguler. Du coup, les collectivités se sont organisées, avec ce qu'on a appelé des nichoirs plus ou moins gros et nombreux selon les besoins de la ville.
Certes, ça n'empêche pas qu'il y ait toujours beaucoup d'artisanat plus ou moins frauduleux d'appareils non répertoriés, comme celui qui s'est écrasé dans la pelouse hier soir, mais au moins on peut marcher dans la rue sans casque. Un vrai plus.
Pendant que l'eau chauffe, je regarde le mien, ma petite fierté personnelle parfaitement inutile, qui repose sur le canapé. Je l'ai appelé Léonard. Qu'est-ce que je pourrais bien lui faire faire ? Rien, il est à plat. Il s'est fait tirer dessus – une balle de golf cette fois – par un sportif agacé – je crois. Bah tiens, pour occuper le peu de temps libre avant mon rendez-vous, je vais l'emmener au nichoir.
Le nichoir, c'est une jolie appellation pour un énorme hangar à mi-chemin entre le bunker et un vieux dock. Et cette grosse bâtisse, c'est une sorte de méga nurserie pour drones. Achat, revente, réparations, tuning, gardiennage, tout s'y fait. Tels des poules ils sont tous en rang sur leurs étagères, et on sélectionne celui qu'on veut, selon les besoins. Transport de charges, caméra, vitesse, coach, etc.
J'y ai mes entrées pour avoir fait un peu de drone-sitting l'été dernier. En gros, venir tous les matins, briquer les machines qui ne sortent pas, huiler les rouages qui grincent (pour ceux qui ont encore une forme de rouage), rassurer les propriétaires, non votre drone n'a pas été loué, non il n'est pas enrayé, non il n'a pas de virus. C'est là que j'ai découvert à quel point certaines personnes pouvaient devenir sentimentales avec une machine. Parce que disons-le, toutes « intelligentes » qu'elles soient devenues, ces petites merveilles restent des machines tout ce qu'il y a de plus classique, un alliage de composants avec un bouton marche-arrêt.
Une collègue a eu l'idée – lumineuse – de faire un mur d'infos en continu, un genre de journal de vacances pour les drones. La plupart étant quasi autonomes, ils sont capables de tweeter toutes les deux heures un « RAS – nichoir » sur le mur. Je n'ose imaginer le plaisir des propriétaires à lire ce type d'alerte pendant qu'ils arpentent des cités inconnues, mais pourquoi pas.
*
Le chauffeur de taxi appelé pour me conduire au nichoir rumine sa bile dans les embouteillages à la sortie de la ville. Autour de nous, tous les autres automobilistes font de même, bien que certains utilisent ce moment pour accompagner leur autoradio et faire quelques vocalises avec entrain. Je n'ai jamais autant aimé passer près de l'aéroport que depuis que les drones ont envahi le ciel des agglomérations. Parce que s'ils sont partout en ville, ici justement s'arrête leur « territoire ». Pour ne pas gêner les avions au décollage et à l'atterrissage, ils sont interdits dans un certain périmètre autour des aéroports. Du coup, c'est assez étonnant, le ciel paraît vide dans ces coins-là.
Arrivé en ville, le chauffeur me dépose devant le nichoir d'où entrent et sortent sans discontinuer une kyrielle de drones en tous genres.
Dans le secteur des locations c'est le souk habituel, ça entre, ça sort, ça vrombit et ça couine, bipe de tous côtés et se presse aux terminaux de messages. Je hèle le gérant des lieux qui me fait un vague signe entre deux saisies de codes et le départ d'autres appareils. Ici, c'est comme une borne de Vélib' où les vélos seraient autonomes : les cyclistes les appelleraient là où ils sont, et eux se rangeraient et partiraient tout seuls. Sauf que là c'est dans un ballet aérien que tout se fait, mais étonnamment cela marche plutôt bien, ils ne se rentrent même pas dedans.
Je dépose l'objet de toute mon affection dans un petit couffin que m'enlève assez violemment des mains un technicien agacé. « Oui oui il a un pèt' sur la batterie, bon et après y'a pas mort d'homme, vrai ? » Non en effet, mais quand même, il… « Tsss c'est bon, je vous dritte quand il est prêt, d'ici quelques heures ». Un rapide remerciement et un regard d'adoration sur la coque bleutée plus loin, je suis de nouveau dans la rue, et pas en avance si j'en crois mon alarme qui sonne. Ah, me voilà dritté aussi, et cette fois ce n'est pas bon signe.
Oui aujourd'hui on « dritte » les personnes (en plus de twitter, liker, texter, pin et compagnie). Contraction de « drone » et « twitter », c'est quand le drone prévient de son arrivée sur les lieux de rendez-vous, qu'il a bien pris livraison d'un paquet, qu'il est ici ou là, etc. On peut les suivre en permanence grâce aux GPS si on le souhaite, mais en plus eux nous informent de leur petite vie.
Tiens d'ailleurs ! Des nouvelles de mon drone retardataire de ce matin. Le message m'informe qu'il y a eu un gros souci, ils parlent de « serveur occupé », de « bases de données vides », et même de « drone mort ». J'en reste perplexe. Qu'est-ce qu'un « drone mort » ?
Pas trop le temps d'y réfléchir pendant une éternité, c'est à mon tour d'être en retard, et sans excuse vraiment valable.
Au moment de traverser la rue, je me fais doubler par un basset en laisse emmené par son drone. La communication animal-machine me dépasse encore. Mais au moins quand l'animal veut impérativement aller faire sa promenade un soir de pluie, monsieur ou madame n'a plus à trainer les pieds pour un tour de l'immeuble au pas de course. C'est amusant de regarder comment le comportement des gens a changé depuis qu'ils se sont appropriés l'utilisation de ces machines. Il y a encore quelques années de cela, on les regardait comme de rigolos jouets dont personne ne savait trop quoi faire, hormis les militaires qui rêvaient de nouveaux espions pour leurs frappes chirurgicales, ou quelques passionnés qui se pâmaient devant les vols à travers un champ. Mais dès que tout le monde a pu s'en offrir un, c'est tout de suite passé de « drôle » à « potentiellement pratique ». Et puis quand la vedette du moment s'est affichée avec son drone chéri (c'est grâce à lui qu'elle avait pu surprendre son compagnon la tromper allègrement dans une propriété si bien cachée qu'il ne pouvait y avoir qu'un mouchard intelligent pour le débusquer), l'outil a fait le buzz, littéralement. Persuadés du changement, tous les compatissants s'étaient rués sur ce modèle. Il s'en était d'ailleurs suivi une grande vague de ruptures de couples et de crises affectives sur fond de tromperie démasquée et d'espionnage de mauvais goût. Ensuite les drones ont fait comme les iPhone à une période : amélioration constante mais de plus en plus discrète, fonctionnalités décuplées de façon exponentielle, détails insignifiants mais importants de mentionner, etc. Tout cela au final pour aller promener un chien quand il fait froid ou qu'il est trop tôt, pour faire savoir à un voisin qu'on se prépare à sortir de chez soi, pour fixer ses rendez-vous comme si on allait voir les gens en personne, pour aller ravitailler des coins perdus… J'ai vraiment saisi leur intérêt quand une unité de sauveteurs a compté sur eux pendant soixante-douze heures pour rester en contact visuel et auditif avec la base, et ravitailler une bande d'aventuriers intrépides perdus en montagne.
De loin, je suis le basset et son guide, et entre dans le parc central. A peine y ai-je mis les pieds, que j'aperçois une armada de coaches volants faisant suer un autre bataillon de sportifs motivés. Des drones coach, oui.
Je traverse la pelouse et remonte l'allée vers le point de rendez-vous – un vieux frêne, sans doute le seul à l'entour qui n'a pas eu la moitié de ses branches cisaillées par les drones quand c'était l'époque des tests. Là m'attend un petit modèle à hélice, orange chromé. « Tuné avec le dernier goût », comme dirait ce désormais célèbre « fly-styliste », spécialiste des remarques pertinentes et instructives sur la couleur des drones.
Il a un papier pendu à l'une de ses pattes, un autre signe du dernier chic-ultra-tendance ces dernières semaines. « Dans ce monde de l'ultra-digital (je ne fabule pas, je cite les propos de l'instigateur du mouvement), il était nécessaire de retrouver un contact avec le monde physique réel, et de ne pas oublier que le papier est la base de la communication ». D'où la mode des messages manuscrits, si possible sur des bouts de papier qui semblent avoir été arrachés en vitesse sur un coin de page, et attachés aux pattes des drones comme les mots sur les pigeons voyageurs il y a de cela quelques siècles. Le concept s'appelle « flyink piece » pour les intimes et les plus branchés.
Je souris quand même devant l'attention et décroche le morceau de papier où l'écriture hachée me rappelle avec toutes les formes voulues que l'on m'attend… l'appareil trépigne (autant que c'est possible de le faire sans pieds) littéralement, je lui tape le code convenu (sur ce modèle, parler n'a aucun intérêt, ils n'entendent rien). Il se met en route (en vol devrais-je dire) et je le suis, méditant sur notre nouvelle dépendance vis-à-vis de ces engins. Qu'est-ce que je médite depuis ce matin, c'est dingue. Un signe d'ennui profond, assurément.
Plus de lampadaires, plus de coursiers, plus de livreurs. Je baisse les yeux sur une peinture à la craie au sol, c'est joli…puis les relève au son du sifflet strident d'un agent de la maréchaussée qui vocifère et vitupère fortement contre un vieux modèle (il y a quinze ans, c'étaient les vieilles Citroën DS qu'on regardait avec ces yeux…). Evidemment, vu l'antiquité, ce modèle n'entend rien, inutile de s'échiner. Autant qu'on puisse en juger pour une machine, il semble égaré, bougeant à peine à droite puis à gauche, changeant vaguement d'altitude. Probablement alerté par les cris, le propriétaire sort de la boutique juste à côté, offensé qu'on s'acharne ainsi sur l'innocente machine. Après tout, personne n'aime voir son chien attaché devant le magasin se faire copieusement engueuler parce qu'on l'a stationné là sans qu'il n'ait rien demandé.
S'apprêtant à demander des comptes à l'agent, celui-ci se retourne et lui répète avec zèle ce qu'il vient de clamer d'un bout du trottoir à l'autre. Le propriétaire confus s'excuse, hausse les épaules, discute, « mais non enfin, trois minutes le temps de quérir une boîte de Spasfon, voyons monsieur l'agent enfin, … » Comment donc ? s'agace l'agent dont le timbre de voix monte d'un octave à présent. Comment, monsieur ne sait-il pas lire ? Un drone, cela ne se laisse pas n'importe où mais non, oui parfaitement une amende pour stationnement non autorisé, regardez plutôt ce panneau ici ! D'un doigt vibrant il désigne ledit panneau, cercle rouge sur fond vert.
Avec les drones, le code de la route s'est effectivement enrichi de panneaux. Le cryptogramme est une sorte de rectangle noir avec les coins qui remontent sur 4 petites hélices. Un peu dur à saisir, mais on s'y fait. Interdit, autorisé, attention traversée de drones, couloir de drones, nichoirs, stations, réparateurs, dépanneurs, etc., ils ont eux aussi toute leur panoplie de panneaux attitrés. Celui dont il s'agit là tout de suite, concerne l'interdiction de stationner pour cause de couloir de drones. Mais dans les faits, ces endroits sont comme les pistes cyclables. Un parking élargi pour les voitures d'un côté, une extension de trottoir pour les piétons de l'autre. En somme, une bande où les vélos sont toujours de trop et sont critiqués parce qu'ils roulent trop vite. En fait, tout le monde s'en sacre et « gare » son drone là.
Les gens ont beaucoup ri des premières amendes et contraventions dues aux drones. Puis ils ont moins ri quand les tarifs sont devenus équivalents à ceux des voitures. Là où ils ont encore moins apprécié, c'est quand les drones ont remplacé les radars fixes sur les routes. A force de vandalisme sur les machines, cela devenait cher. Et puis les drones se déplacent de manière quasiment autonome, ce qui évite la fâcheuse habitude qu'avaient les conducteurs de ralentir entre le panneau de prévention et ledit radar, pour accélérer tout de suite après. Alors on voit maintenant des drones qui sillonnent les routes avec de petites caméras et de quoi faire de jolis clichés des excès de vitesse. Un détail heureux quand même pour tous ceux qui trouvaient que les radars étaient trop bêtes de ne prendre en photo que les plaques : maintenant les drones prennent aussi la trombine du conducteur. Seulement ces drones sont banalisés. Du coup entre eux et les autres on ne sait plus lequel fait quoi, c'est frustrant. Enfin il y a quand même quelques petits malins qui ont développé des applications de repérage de ces drones. Ils les pistent, enregistrent et diffusent leurs identifiants pour avoir leur position GPS, et les joies de la petite pointe de vitesse peuvent perdurer. Du coup on attend de pied ferme les voitures qui rouleront toutes seules, plus dures à soudoyer pour leur faire augmenter la vitesse.
Le temps de méditer de tout cela, j'en ai perdu mon guide orange chromé de vue. Zut. Si j'avais connecté mon téléphone avec lui, il pourrait le localiser par GPS, mais là je n'ai enregistré aucune de ses données, dans la jungle je ne le retrouverai pas. Je peux en revanche – grande utilité – savoir ce que font les derniers en date auxquels je me suis connecté. Mon coach d'il y a trois semaines fait le tour du parc voisin, l'espion-caméra a changé de ville, le coursier est au nichoir… Marrant de pouvoir surveiller ses connaissances de robots volants au même titre que ses amis sur Facebook. Je me vois toujours faire des conquêtes, avec une superbe phrase d'approche au détour d'un verre : « nous utilisons le même drone pour nous faire livrer notre lunch, le saviez-vous ? » Accroche assurée.
Bon je cours, je vais me faire houspiller. Seulement je ne sais plus très bien où c'est… Pas si grave, je vais demander.
En quinze minutes j'ai fini par parcourir les trois rues qui me séparaient de ma destination. C'est assez fou comment le guidage par drone, GPS et autres plans interactifs qui tracent les routes, a fait perdre aux gens le sens de l'orientation et du repérage en ville. Enfin je peux parler …
Mon rendez-vous m'attend, c'est bien la bonne terrasse. Voilà une personne qui observe avec dépit son drone et me garde un regard assassin pour l'instant où j'approche.
- Flûte à la fin, ce n'est pas pour colorer les rues que je te l'envoie, quand vas-tu te décider à le regarder un peu ?
- …
- J'ai déjà commandé. J'espère pour toi que t'aimes le jus de tomate. Tu n'avais qu'à arriver à l'heure.
- Ça va désarme, je ne suis pas si en retard que cela.
- Mhmm. J'ai faim.
- Prends une soupe.
Non pas que je sois convaincu de la justesse de ma réponse, mais mon amie ne jure que par les liquides en termes d'alimentation.
- Non pas ici. Ils ont décidé de tester les drones-serveurs, je ne tiens pas à me retrouver brûlée au troisième degré parce qu'un robot a mal freiné en arrivant à la table.
- Bon. Alors une bière ? Du lait ? Un grog ?
Elle me regarde avec des yeux ronds. J'arrête là, elle va me gifler, je le vois à son auriculaire qui frémit sur le faux marbre de la table.
Un silence. Autour de nous, ça bruisse. Les piétons, voitures, vélos et autres transports bien sûr, et au-dessus de cette faune grouillante, les hélices et petit moteurs (heureusement de plus en plus silencieux) des drones, que regardent avec rancune les pigeons. Allez savoir quelle rancœur peut être celle du pigeon face à son conquérant technologique.
- Et ce voyage en préparation ?
- Nan, je n'irai pas.
- Pourquoi donc ?
- J'ai envoyé un drone, pour voir un peu avant. Et en fait c'est nul.
- Quoi c'est nul ? Il a goûté les plats ? Testé le lit ? Parlé aux gens ? Tâté l'eau ?
- Non, mais il a saisi l'ambiance tu vois, il a capté le lieu.
- Mhmm…
Je doute vaguement de ses dires et de cette prétendue capacité des drones à « capter » les ambiances. Une autre grande mode en tout cas. On pilote un drone depuis l'étranger, qui filme et retransmet en direct tout ce qu'il survole. Une fois il y en a un comme cela qui s'est arrêté devant moi dans la rue et je me suis retrouvé en direct par webcam avec une fille handicapée de l'autre côté du globe qui me demandait comment c'était d'avoir de la neige entre les doigts de pieds. Etrange conversation.
- Je croyais que tu voulais bouger un peu ?
- Oui, mais pas n'importe où. A ce rythme je ferais aussi bien de rester chez moi, avec…
- Okay ma chère, stop, tu marmonnes, je ne comprends rien et de toute façon t'as décidé de râler. Venons-en au fait puisque ça te travaille autant, tu voulais me dire quoi ?
- Mhmm t'as raison, maintenant que tu es là, autant te mettre au courant.
Je me penche en avant, les oreilles en position attentive, j'ai attendu ce moment trop longtemps pour le gaspiller dans les bruitages environnants.
*
Hagard, je tourne au coin de la rue, plus tout à fait certain de l'itinéraire.
Au loin j'aperçois le gymnase, où je songe à aller m'abriter de la pluie qui s'est mise à tomber dru.
Dedans, il y a une séance d'entrainement d'une sorte de Quidditch évolué. C'est assez drôle ce sport, il est tout neuf mais déjà plutôt répandu. Enfin il n'y a pas encore de compétitions nationales ni rien, mais bon, dans les gazettes locales, ils ont quelques articles. Dans les années 2000, après le boom de Harry Potter, il y en a qui avaient donné réalité au Quidditch, aussi ridicule qu'aient pu le penser certains. Maintenant, on est toujours au sol à galoper derrière des ballons avec un balai entre les jambes, mais on lance le ballon en l'air. Et évidemment un gardien à deux mètres du sol, ce ne peut être qu'un drone. Il y a aussi le « drone-vif d'or », tout petit et peint en doré, qui vole en rase-mottes, coursé par deux sprinters. L'ensemble fait un peu combat de l'homme contre la machine, alors on évite d'en mettre de trop performants sur le terrain, sinon cela devient franchement ennuyeux – et vexant.
En regardant les joueurs cavaler à droite et à gauche, je réalise que j'ai mal au crâne. En y portant la main, je découvre mon arcade gauche en sang. Flûte. D'où ?
L'image d'un drone me heurtant violemment me revient en tête. Hmmm. Un coup d'œil à ma montre me renseigne sur l'heure… et m'apprend que j'ai un trou noir d'environ deux heures entre mon rendez-vous de tout à l'heure et maintenant. Il n'en faut pas plus pour me mettre en panique.
Alors que mon rythme cardiaque grimpe à toute vitesse, je me remémore tout un tas de scènes depuis ce matin. Et cet homme qui me fixait étrangement à l'entrée du parc ? Le drone-postier, qui n'est jamais arrivé avec le journal ? Sans parler du geste brutal de l'homme au nichoir… Suis-je suivi ? Poursuivi ? Epié ? Et que s'est-il passé entre temps ? Pourquoi cette absence de souvenirs ? Impossible de me remémorer ce qu'elle m'a dit tout à l'heure… Et ce sourire, quand j'ai porté mon verre à mes lèvres ?
Voilà que je vire paranoïaque, et alors que je ressors maladroitement du gymnase, une autre image vient m'apaiser brutalement.
Une pizza. Parfaitement. Tout illogique que ce soit, il fait faim, et puis j'avais promis à mon voisin de palier de le voir ce soir. Commander des pizzas, voilà ce que je vais faire.
Grande décision, et petit plaisir immédiat, à l'idée que les pizzas seront chaudes et prêtes juste pour mon arrivée à la maison. Deux tonalités plus loin, la voix enjouée du cuisinier décroche.
- Bonsoir, je voudrais commander des pizzas s'il vous plaît, deux, pour ce soir.
- Avec plaisir, lesquelles ?
- Une avec de la crème et du saumon, et n'importe quoi avec du chorizo.
- OK, une Baltique et une Calabraise.
- Si vous voulez. Le code de livraison, c'est 379903.
- Très bien ! Elles seront prêtes pour vingt-deux heures, et chez vous juste ensuite.
- Merci bien, bonne soirée.
Clic. J'imagine les pizzas qui chauffent dans le four, puis à peine emballées dans leur carton le cuisinier tape le code sur sa machine, et le moteur se met en route, emmenant en vitesse les pizzas fumantes juste chez moi, me twittant en chemin qu'il est parti, puis quand il est devant la porte. Je me vois récupérer les deux cartons brûlants, insérer ma carte dans le lecteur du drone, régler, puis refermer ma porte et savourer mon repas… A cette idée j'en frémis et salive d'avance (et me sens beaucoup mieux).
Il ne me reste qu'à rentrer. Au dehors la pluie s'est arrêtée, et la nuit est tombée. Je décide de prendre un vélo, mais j'ai la tête ailleurs. Et si le drone livreur de pizzas se faisait attaquer lui aussi, en route vers chez moi ? Cela peut arriver après tout. Ou bien il peut s'emmêler avec un autre, même si c'est plus rare depuis qu'ils ont instauré les couloirs de circulation.
A chaque livraison je ne peux pas m'empêcher de penser à cette scène d'un des derniers Star Wars, où la reine Amidala dort dans sa chambre, et Anakin est chargé de veiller sur elle. Mais alors qu'il garde la porte, il y a une petite machine volante (ma première rencontre avec un drone en vérité) qui s'approche de la fenêtre où elle introduit des vers malintentionnés évidemment. Mouvement répugnant et choquant selon moi, j'imagine toujours le pire quand un drone se perd et vient taper contre la vitre.
En fait, l'Homme ne s'est pas envolé comme il l'aurait voulu. De toute façon à part les avions, on n'a pas fait voler nos voitures encore, ni nos trains. Finalement, on reste bien vissés sur le plancher des vaches (façon de parler, on les cherche lesdites représentantes de la race bovine), et ce sont des outils volants qu'on utilise pour se faire plaisir et dorer notre orgueil. Oui, nous sommes capables de vaincre la pesanteur, jusque dans la livraison de plateaux-repas le midi. Et toc.
Pour rentrer et vu la distance, je choisis le vélo, cherche une borne, en trouve une et me sers. A vélo, c'est encore un des rares moments où l'on n'est plus tellement concerné par ces nouveautés qui peuplent le ciel juste au-dessus de nos têtes. Il n'y a qu'au moment du parking de nuit que c'est un peu plus compliqué : dans les quartiers résidentiels il n'y a quasiment pas de parkings à vélo, et surtout une sacrée absence de lampadaires. Parce qu'en fait, les drones ont permis de faire pas mal de place au sol en mettant certains encombrants en lévitation au-dessus des trottoirs, à commencer par les lampadaires. Et puis pour des soucis d'économie d'énergie et de pollution lumineuse, ils ont supprimé beaucoup d'éclairage public jugé inutile. Cela a été remplacé par des drones lumineux qui accompagnent les promeneurs et autres noctambules passé le coucher du soleil, ou bien des points lumineux qui ne s'allument que quand ils détectent un mouvement (mais assez malins pour ne pas se déclencher au passage du premier hérisson venu). Le résultat fait comme un petit halo de lumière qui se déplace au rythme des pas de la personne, afin qu'elle y voie toujours bien sans que l'on ait besoin d'éclairer toute la rue. Enfin au moins on voit à nouveau les étoiles, un petit plaisir qu'on n'avait plus depuis longtemps en plein centre ville.
Je n'ai pas la moindre idée du temps passé à pédaler, mais savoure l'accalmie. Après la pluie, tout me semble sentir bon dans la rue où je m'engage pour arriver chez moi. En passant devant chez lui, je surprends mon voisin, bricoleur de génie, en train de fabriquer un drone de transport dans son garage. Cela fait plusieurs mois qu'il travaille là-dessus, j'ai fait le cobaye plusieurs fois et ai frôlé de peu quelques côtes cassées, mais ça avançait bien. En gros, il projette un fauteuil bardé de moteurs avec un écran pour gérer l'ensemble. Il pensait y ajouter une carlingue, permettre un transport assez rapide et en altitude, qu'on conduirait à la voix, qui volerait réellement, etc. Quand je lui ai dit qu'il se préparait à nous faire un biplan numérique, il m'a mis dehors. Depuis, je n'ose plus revenir frapper à sa porte pour lui demander où en est son projet, ni quand il tentera d'aller faire ses emplettes avec. A moins qu'il ne lance le concept de la sieste mobile, mais là il va falloir négocier une nouvelle place dans l'espace aérien déjà largement encombré.
21h59. D'une ponctualité à faire peur, la patrouille de nuit a commencé. Il paraît que la criminalité nocturne va diminuer de cette façon, et c'est plus économe en hommes : des drones équipés d'infrarouges, qui volent en silencieux et sillonnent les rues sans bruit de vingt-deux heures à cinq heures du matin. En cas de pépin, ils alertent immédiatement la centrale, et peuvent lui fournir avec brio tous les détails sur l'incident pour épargner la surprise aux équipes appelées en urgence. Je n'ose pas dire que c'est rassurant.
Baissant la tête sous la pluie qui a recommencé à tomber, je dépose rapidement le vélo et presse le pas jusque chez moi. Alors que je tends déjà le bras vers la porte pour me mettre à l'abri, un violent coup sur le haut du crâne arrête net ma course et manque de me faire tomber.
Surpris, je lève les yeux pour me retrouver nez à nez avec un objet volant (parfaitement identifié) affublé d'un digicode sur le devant, et d'un anneau au-dessous auquel se balancent les cartons des deux pizzas commandées. Passé le choc, le parfum m'enivre et je reconnais là le drone qui fait office de livreur. Je tape machinalement le code sur l'appareil. Celui-ci ouvre l'anneau, j'attrape mes pizzas et lui fais bêtement une petite tape sur le dessus (mais les drones ne sont pas des chiens, ce genre de geste d'affection ne leur fait rien. Ou si, à la rigueur, une tape trop amicale pourrait leur dérégler quelque composant).
La machine repartie, les pizzas sous le bras, je dégage de la poche intérieure de ma veste les clefs et les glisse dans la serrure.
Au premier tour, j'entends comme un coup de feu qui me fige. En vitesse j'en fais un deuxième, mais n'ai pas même le temps de pousser la porte qu'elle s'arrache de mes mains et s'ouvre violemment. La lumière à l'intérieur s'allume sur un véritable chaos de bruit et de monde, et alors que je ne sens plus battre mon cœur, la main encore levée comme pour attraper la poignée, j'entends un grand cri :
- JOYEUX ANNIVERSAIRE !
Références à Harry Potter & Charlie&la chocolaterie gooood :p
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
C'est ma nouvelle préféré pour ce concours, et a priori vous allez le remporter; vous êtes du Québec ?
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
*préféréE évidemment
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
Pourquoi les matchs de quidditch ne se sont pas à cheval sur des drones-balais ?
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
Ne se Font pas, ou ne sont pas, dans le se, c'est insupportable de ne pas pouvoir modifier ce qu'on écrit !
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
Sans le se, caliss !
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
hihihi merci ! Mais non, je ne suis pas du Québec, qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
· Il y a environ 10 ans ·Quant à être à cheval sur des drones balai, c'est pas bête...je n'y avais pas pensé. Un concept à développer !
mai-lys
https://www.google.com/search?q=je+m%27en+sacre
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
http://vimeo.com/33845051
· Il y a environ 10 ans ·Aurélien Loste
mhmm, c'est pas faux. Sans doute un reste de quand j'y étais !
· Il y a environ 10 ans ·mai-lys
Longtemps apparemment, ou ce séjour vous a marquée !
· Il y a presque 10 ans ·Aurélien Loste