Ouvrir la cage aux oiseaux
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Ils ont voulu savoir depuis quand je connaissais Gabriel.
J'ai répondu depuis toujours. Toujours c'était flou pour eux, alors ils m'ont demandé de préciser ce toujours et j'ai dit d'aussi loin que je me souvienne.
D'ailleurs, c'est la vérité. Peut-être même que Gabriel est mon premier souvenir. Sa place a grignoté celle qu'auraient pu prendre les autres. Mais les autres c'était déjà presque rien. Ça a toujours été ça : presque rien.
Après ils m'ont demandé si j'avais remarqué quelque chose, un changement dans son comportement, un comportement inhabituel, un truc qui expliquerait le moment où Gabriel avait pu basculer. C'est comme ça qu'ils disaient, qu'ils pensaient. Qu'à un moment Gabriel avait « basculé ».
C'est le plus grand qui posait les questions. Le plus grand et le plus vieux à la fois, j'ai pensé. Pas tant dans les traits ou dans son allure générale, rien ne le distinguait vraiment des deux autres physiquement, plus quelque chose dans son regard, de plus dur, de plus transperçant, de plus usé aussi.
Il a répété. Il a rapproché sa chaise de la table, croisé les mains dessus, avancé le buste, plus près, plus proche, comme pour mieux se faire comprendre. Je sentais son souffle chargé de caféine et de tabac sur mon visage, je me rappelle avoir trouvé ça agréable, ce souffle chaud, chargé de petites choses comme des traces qui parlaient pour lui. Il a repris en articulant, sans cesser de me fixer, comme s'il tentait de s'assurer que chacun de ses mots atteignent leur cible, déclenchent la réaction attendue. Est-ce que Gabriel n'avait pas changé brutalement ?
Je crois que j'ai souris.
Gabriel n'a jamais basculé. Il a toujours été le même.
Le même adolescent, le même enfant, et sans doute que si l'on pouvait remonter jusqu'au ventre de sa mère, on verrait, encore, que nicher dans ses entrailles, Gabriel était déjà comme il est maintenant.
C'est ce que je lui ai dit. Il a soupiré, un long soupir agacé avant de faire un signe aux deux autres qui sont sortis.
Il a reculé de nouveau contre sa chaise, brusquement moins proche, la voix plus haute. Puis il a tapé fort du plat de sa main contre la table. Comme ça, BAM ! Un grand coup avant de me cracher d'arrêter mes conneries, que je partirais pas d'ici comme ça en jouant les illuminées, que je n'allais pas lui faire croire qu'on pouvait vivre des années avec un salaud pareil et ne rien remarquer. Il a dit qu'il me laissait réfléchir, et il est sorti, lui aussi.
J'ai pensé que peut-être Gabriel se trouvait quelque part, derrière l'un des murs de la pièce, dans une autre pièce collée à celle-ci, et j'ai eu envie de me lever pour toucher l'un de ses murs, envie de m'y coller aussi. Au lieu de quoi je suis restée assise, les mains sur mes genoux, le dos bien contre la chaise. Et puis j'ai fermé les yeux et j'ai prié. Ma tante disait que quand il n'y avait plus rien à faire, on pouvait encore prier, que ça ne coutait rien. Elle n'était même pas très croyante, ni religieuse, la prière lui venait d'ailleurs, d'où je ne sais pas vraiment. Faut croire que Gabriel lui a laissé un petit bout de place, parce que c'est ce que je me suis dit exactement, comme si j'avais sa voix dans la tête, que ça coutait rien. Je n'étais pas dans l'illusion qu'ils le laissent partir, ça non, je savais bien que Gabriel ne reviendrait plus, mais juste que les choses se passent, vite.
L'un des deux qui était sortis un peu avant, est revenu, avec deux gobelets de café, il en a posé un devant moi que j'ai saisi de suite entre mes doigts. Il a souris en précisant que c'était un long avec deux sucres. J'ai répondu que de toute façon je n'aimais pas le café, alors peu importe. Juste que c'était agréable de sentir la chaleur sous mes doigts, ça a fané son sourire d'un coup. J'ai compris qu'il imaginait des choses sous mes mots, des choses qui me reliaient à Gabriel. Un peu comme si nous n'étions qu'un, ce qui est un peu vrai, mais pas de la façon qu'il s'imaginait, et que j'avais moi aussi du sang sur mes mains, entre mes doigts. Parfois je pense que oui, que j'en ai d'une certaine façon, et je ne sais pas vraiment si l'idée me trouble ou me laisse indifférente, mais sans doute que je n'y réfléchis pas assez fort. Quand on réfléchit fort, on finit toujours par trancher, sortir des réponses du brouillard. Je n'ai sans doute pas besoin ni envie de réponses.
Il a bu son café, sans me lâcher des yeux, et quand il a eu terminé, il est reparti. Le type qui me questionnait depuis le début est venu de suite prendre sa place. Un long moment de silence et d'observation qu'il a brisés en m'annonçant qu'on allait s'y prendre autrement. Il parlait plus pour lui-même, je crois, un peu comme si je n'étais pas vraiment là, peut-être me pensait-il un peu attardée.
Il m'a demandé si je savais ce que Gabriel avait fait, pourquoi il avait été arrêté. J'ai hoché la tête, juste ça. Est-ce que ça m'étonnait ? J'ai haussé les épaules. Ses traits se sont crispés, ça faisait ressortir une veine toute violacée sur son front. J'ai compris que si je ne lui donnais pas quelque chose, non seulement ça ne se passerait pas vite, mais qu'en plus se serait désagréable. J'ai pensé à notre enfance, nos grands espaces, nos montagnes, là d'où nous venions, puis à ce que j'avais vu en chemin. Ces bâtiments entassés les uns sur les autres, la terre absente, noyée sous le béton. Un brouhaha permanent. En regardant les gens depuis la route, j'ai pensé à des fourmis, des colonnes de fourmis en marche.
J'ai regardé l'homme, un homme de la ville, qui ne connaissait pas la terre, ni ses rudeurs, un homme presque d'une dimension parallèle à la nôtre, perçu ses manières différentes des nôtres.
J'ai demandé à aller aux toilettes. L'homme m'a dévisagée un instant, avant de répondre que ça pouvait attendre. J'ai dit que non, que le petit appuyait sur ma vessie, que je ne tiendrais pas longtemps, mais que c'était comme il voulait. Comme il me dévisageait encore plus, je me suis levée pour dissiper le doute. J'ai retiré mon manteau, je l'ai plié, le geste lent, posé délicatement sur le dossier de la chaise et j'ai attendu. Il a eu ce regard, que l'on trouve chez certains hommes, pas tous, mais certains, ce regard qui porte une fascination certaine, une émotion dévote face aux ventres qui portent la vie. Et sous ses pupilles usées, j'ai vu un peu de compassion se mêler au mépris.
Il m'a conduite jusqu'aux toilettes, une silhouette de femme peinte sur la porte à moitié écaillée. Dans le couloir, je l'ai entendu râler après les autres, ceux qui m'avaient fait faire les cinq ou six heures de route, et qui sans doute n'avaient jugé utile de faire mention de mon « état ». Ce n'était pas de la délicatesse ou de la prévenance qu'on ne s'y trompe pas. J'ai vite compris à qui j'avais à faire.
J'ai repensé à la première fois.
Un matin blanc, et les yeux gris de Gabriel.
Plusieurs centimètres de neige étaient tombés durant la nuit, on pouvait le sentir sans même ouvrir les volets. La vie assourdie du dehors, le froid différent des autres jours. Gabriel avait gratté aux volets très tôt, je ne pensais qu'à rester blottie sous les couvertures, qu'il reviendrait plus tard si je ne répondais pas, que ce n'était pas si important. Mais il avait déjà ce pouvoir, et moi une ligne de conduite qui se dictait toute seule, et je m'étais levée. De la même façon j'avais sauté la fenêtre, à peine pris le temps de me vêtir plus chaudement, et en chausson, suivis les pas de Gabriel dans la neige.
Quand il a éclaté la tête de l'oiseau en la serrant dans son poing, je tremblais de la tête aux pieds.
Il était resté accroupi un long moment, le piaf ensanglanté dans une main, fouillant de l'autre les débris du crâne. Je ne regardais pas vraiment ce qu'il faisait, ça n'avait pas vraiment d'importance, juste l'éclat de son regard. Ses yeux gris de ce matin-là, qui avaient une autre teinte que celle des autres jours.
Je me souviens encore qu'il a peint mes lèvres avec le sang de l'oiseau, qu'il m'a portée jusque chez lui, que nous avons fait l'amour là pour la première fois. J'avais quatorze ans et lui vingt-deux, mais s'était déjà et sans se dire, à la vie à la mort entre nous. Et des morts il y en a eu beaucoup. Je le sais au nombre de fois que j'ai vu le regard gris de Gabriel, ce regard à la teinte différente des autres jours.
Quand nous sommes retournés dans la pièce, l'homme m'a parlé d'une seule femme, je voyais qu'il évitait de regarder mon ventre quand il parlait. Il allait dans le tranchant des détails pour me faire réagir sans doute, comment on avait trouvé la tête de la femme détachée du corps, puis chaque partie de son cerveau disséquée, que ce serait bien que je parle, que je dise quelque chose qui puisse l'aider, pour cette jeune femme, que je pense à sa famille. Puis à nouveau un autre ballet de questions. Est-ce que Gabriel prenait des drogues, buvait-il, avait-il eu un choc récemment, comment se passaient les choses entre nous, s'intéressait-il à la biologie ? N'était-ce pas curieux tous ces ouvrages scientifiques liés au même sujet sur les étagères de notre bibliothèque ? Cela ne m'avait-il pas interpellée, qu'en disait Gabriel.
J'ai nettement entrevu à ce moment-là la portée de son ignorance.
J'ai raconté. La mère de Gabriel morte en couche, la part de trouble que cela avait laissé chez Gabriel, et ce que son père lui avait raconté. Que sa mère avait tellement de bonheur, que ce bonheur avait grandi, grandi dans son cœur, jusqu'à déborder, et monter trop puissant de son corps à sa tête, jusqu'à faire rompre quelque chose dans son cerveau. Que Gabriel avait grandi, s'était construit sur cette histoire racontée par son père. J'ai rajouté que cela faisait trente ans pile que la mère de Gabriel était morte, le dix janvier.
J'ai vu le regard de l'homme changer après avoir entendu l'histoire que je venais d'inventer.
J'ai choisi le dix janvier, car c'était le dernier jour où Gabriel m'avait laissée seule. Ça devait forcément être ce jour-là que ça s'était passé. Gabriel reste toujours près de moi, contre moi, alors quand il a à faire, cela ne m'échappe pas.
Je ne sais pas plus ce qui est réellement arrivé à la mère de Gabriel, que ce qui est arrivé à ma tante.
Ce sont des choses, qu'elles aussi, je laisse dans le brouillard sans les trancher. Sans avoir envie ou besoin de réponse.
L'homme m'a dit qu'il y avait encore une dernière chose, et il a parlé des cages et des oiseaux par dizaines. J'ai haussé les épaules, dit que Gabriel avait toujours aimé les oiseaux, étudier les oiseaux j'ai précisé. Il a refermé ces dossiers, dit qu'on allait me reconduire, que peut-être il aurait besoin de m'interroger de nouveau, que je pouvais voir Gabriel un court moment avant qu'on me reconduise.
Quand j'ai décliné, j'ai vu la stupéfaction qu'il tentait de contenir.
Gabriel ne voudrait pas que je le vois comme ça, pareils à ses oiseaux, et ces hommes autour, qui pareils à Gabriel cherchent à savoir ce qu'il a dans la tête.
Bien sûr je le lui ai rien dit, je me suis contentée de caresser mon ventre. Et il a hoché la tête d'un air entendu.
Tout ça date un peu maintenant.
Quand Noé a eu cinq ans, quelque jour après, il est tombé plusieurs centimètres de neige pendant la nuit.
Au matin, un paysage blanc et la vie assourdie.
Les yeux bleus-gris de Noé.
J'ai ouvert ce jour-là toutes les cages et l'on a laissé les oiseaux s'envoler. Et puis la voix de ma tante, dans ma tête à nouveau, j'ai pris Noé dans mes bras, et nous nous sommes mis à priés. On ne sait jamais, ça ne coûte rien.
C'est sublime. Les souvenirs s’intercalent avec le présent, le futur, et c'est tellement naturel, tellement fluide... J'ai totalement été bercée par ce texte, merci.
· Il y a presque 9 ans ·ella
Merci à toi et contente que cela t'ait plu :)
· Il y a presque 9 ans ·hel
Terrible histoire dont vous avez su, peu à peu, dérouler l'intrique. J'ai dis "Mon Dieu"(moi qui ne suis pas croyante) et j'ai mis la main devant ma bouche, lorsqu'il a broyé l'oiseau de sa main ! La suite ne m'a bien sûr pas étonnée. J'ai crains un instant que l'enfant aux yeux bleu-gris ne tienne de son père, non ! Tous les oiseaux ont retrouvés leur liberté ! Magnifique texte !
· Il y a environ 9 ans ·Louve
:)
· Il y a environ 9 ans ·hel
:)
· Il y a environ 9 ans ·hel