« Page blanche »

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          Elle fume. Elle fume trop, d'ailleurs. Mais c'est par angoisse. Angoisse de cette page blanche qu'elle n'arrive pas couvrir, au-dessus de laquelle s'arrête net la pointe de son stylo. Elle en a pourtant, des idées. Des idées plein la tête. Mais impossible de les noter, de les organiser, de les laisser s'échapper et devenir des histoires pleines de haine et d'amour, de peurs et d'espoirs.

          Elle a peur. Elle a peur de rechuter. Peur que tout recommence. Peur des voix, peur des silhouettes, peur des vertiges, peur que son cœur s'arrête, que son cerveau déraille, peur de vomir, peur de saigner, peur de brûler. Elle ne le supporterai pas. Après avoir tant de fois cherché cette frontière entre la vie et la mort, de s'être tenue au-dessus du vide, d'avoir chuté, parfois, mais d'en être toujours revenue, après tout cela, elle n'a plus de force. Elle ne peut plus. Ce serait trop dur. Ce serait la fois de trop.

          Mais qui peut la sauver ? Ses amis ? Ils seront là quand elle ira bien, rassurés par ses sourires, et impuissants face à son malheur. Sa famille ? Ils ne comprennent pas, souffrent de la voir souffrir, et en dignes humains, pour ne pas souffrir, ils s'éloignent. Elle leur glisse entre les doigts, à tous. Parcourt son chemin, seule, s'égare, perdue dans un no man's land, sans personne pour lui indiquer la route. Elle a trop longtemps écouter les voix, a trop choisi les chemins pervertis qu'elles lui faisaient emprunter. Maintenant, elle ne veut plus entendre qu'une seule voix. Celle qui provient de la lumière dans son cœur trop faible, celle de ce chanteur, là, dont elle oublie le nom dans la brume de ses médicaments. Ses yeux fatigués ne voient plus son visage. Mais il reste sa voix. A lui.

          Alors elle claque son carnet de rage, elle balance les feuilles, elle arrache les posters, les photos, les souvenirs sur ses murs. Elle déchire ses dessins, ses poèmes. Elle réduit sa vie en miettes, parce qu'elle est brisée, qu'elle se déteste, qu'elle déteste ce qu'elle est, ce qu'elle fait. Parce qu'elle n'y arrive pas. Elle n'arrive pas à écrire cette putain d'histoire où elle et lui vivent heureux, où ils s'aiment, où ils traversent ensemble toutes les épreuves de la Terre entière ! Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas là. Il n'est pas dans sa vie à elle. Il y a juste sa voix.

          Elle voit des gens faire la guerre, assise dans son canapé. Elle zappe et ils font l'amour. Tout est si confus, et elle a tant d'inspirations ! Des rencontres défilent sous ses yeux, des personnes se déchirent, se tuent, se blessent, meurent, aiment, vivent ! Et elle, elle ne vit pas. Avant, ses personnages vivaient pour elle dans ses histoires. Elle vivait à travers eux, parce qu'elle ne peut le faire seule. C'est si dur de vivre, surtout quand on est malade. C'est plus facile de s'apitoyer sur soi-même et de décréter que celle qui tombe éperdument amoureuse sur sa page manuscrite, c'est elle. La vie, c'est un mensonge. Mais maintenant qu'elle ne peut écrire sur sa page blanche, elle ne peut plus vivre.

          La voilà seule, seule pour vivre. Ouvrir la fenêtre, fumer sa clope, se l'écraser sur le bras, partir en cours. Maths, français, histoire. Les chiffres dansent, les mots sont creux, le sang s'efface avec le temps. Elle ne comprend pas. Tous ces pantins autour d'elle, avec leurs sacs et leurs pulls, leurs vestes en cuir et leurs longs manteaux, leurs conversations à deux balles sur la dernière interro. Elle s'en fout de tout ça. Elle veut juste que la mine de son crayon rencontre enfin le papier, qu'il vienne à elle, l'embrasse et la touche. Mais il n'est pas là. Il ne vient pas. Pourquoi lui ? Parce qu'il y a sa voix. C'est la seule chose à laquelle elle se raccrochait quand elle sombrait. Quand la mort venait à elle. La seule chose qu'elle regrettait.

          Bien sûr, elle a vécut de belles choses, avant sa maladie. Elle pourrait les regretter, tous ces rires, tous ces films, tous ces câlins, tous ces sourires, tous ces gens. Mais la maladie est comme un tsunami qui emporte tout, ne laisse rien, si ce n'est quelques bribes de souvenirs brisés. Alors qu'est-ce qu'il lui reste ? Des bouts de papiers, quelques rêves, plus trop d'espoirs, un peu d'amis et un brin de solitude...

          Elle ne veut pas de leur pitié. Alors elle garde la tête haute, le sourire, enfile chaque matin son masque et joue son rôle. Vous savez, celui de la fille heureuse, aussitôt vue, aussitôt oubliée, qui vous fait rire et mime le prof, qui a un coup une sale note, un coup une bonne. Mais si, vous savez bien, celle qui vous laisse la place dans la queue du self, qui vous tient la porte et dit bonjour à tous le monde. Vous voyez maintenant ? La fille du fond de la classe hier, absente aujourd'hui. Celle qui ne reviendra pas demain.

  • entre rêve et réalité désirée, il y a le regard de l'autre qui vous définit, pas comme vous auriez aimé...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Portrait pawel pou livre11x18

    Pawel Reklewski

  • Un texte plein de douleur et, à la fin, de colère, très sensible et infiniment touchant. "Elle" parait si brisée, et pourtant "elle" ne rompt pas, garde la tête haute, continue à faire semblant.
    Merci pour ces émotions.

    · Il y a environ 9 ans ·
    Vava wlw

    ella

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