Page blanche
Jean Louis Michel
Aujourd’hui, nous abordons la dernière ligne droite avant l’arrivée du printemps. Nous sommes le deux mars, donc. Enfin, vous n’en avez certainement rien à foutre d’une intro pareille, et à vrai dire, moi-même j’ai un peu honte. Hier encore j’ai écris une nouvelle, somme toute bien sympathique, et je me suis levé ce matin en me disant qu’il m’en faudrait une autre aujourd’hui, aussi bien torchée. D’habitude, je n’écris que quand j’en ressens l’envie, jamais je ne m’impose de règle. Il y a quelques jours de cela, j’écoutais James Lee Burke raconter sa journée type : levé à 8h00, il se mettait devant son ordinateur à 9h00. Ensuite il écrivait jusqu’à midi. Pause, salle de gym, retour à la maison et rebelote, il reprenait le clavier jusqu’à pas d’heure, sept jours sur sept, et jamais de vacances.
Merde, je ne suis pas James Lee Burke ! Loin s’en faut ! J’écris peut-être une à deux fois par semaine quand ça me prend, trois ou quatre heures par jour quand je suis sur un roman, guère plus. Il y a au moins un avantage à cela : je ne connais pas l’angoisse de la page blanche.
Ce matin donc, je me suis imposé d’écrire, et rien ne vient. Je vous parle du printemps qui arrive et de James Lee Burke. J’ai le clavier au bout des doigts, et au lieu d’essayer de trouver la moindre parcelle d’histoire intéressante, je suis là, à vous raconter le printemps. Notez, je ne sais pas chez vous, mais ici ça fait déjà un mois que les jonquilles sont sorties de terre. Elles pointent le bout de leur nez tout vert, fièrement, devant la maison. Merde. J’ai vainement essayé de trouver un début de bout d’intrigue, je vous le jure, mais rien n’est venu. J’ai laissé tomber. Au lieu de ça, je suis toujours là, devant cette foutu machine. Je me gratte la tête, les couilles aussi
Je jette un œil dehors et rien ne vient. Qu’aurait trouvé James Lee Burke à raconter ce matin ? Je l’imagine sur la terrasse de sa grande maison dans le Montana : une vaste prairie devant les yeux, sirotant un café sans qu’aucun bruit ne vienne troubler la quiétude de son bout de paradis. J’imagine ses petits yeux bleus, plissés par l’âge, scruter le sommet des collines qui encadrent la vallée. Peut-être est-il en train de penser à ce groupe d’indiens Nez-Percés, descendant par la ravine, fuyant les tuniques bleues, et qui finiront quand même par se faire massacrer un peu plus loin, à deux pas de son bout de prairie. Peut-être laissera-t-il tomber Dave Robicheaux quelques temps pour écrire à son tour sur les indiens, comme Jim Harrison. Les américains ont une dette envers les indiens. Burke lui-même déclarait que tout le monde cache un cadavre dans un placard, que les indiens sont le cadavre dans le placard de l’Amérique. Moi je n’ai pas d’indien à porté de main. Je n’ai pas de massacre à raconter ce matin et mon cadavre, je le garde bien au chaud. Là-dessus il a raison : tout le monde cache un cadavre dans un placard.
De quoi pourrais-je bien écrire ce matin ? J’ai Paris, bien sûr, mais pas de matière, là, immédiatement sous la main. Oh, je pourrais essayer de pondre quelque-chose à propos de ce type, ce gamin plutôt, qui s’est pris un coup de fusil à pompe dans le hall d’un immeuble de banlieue. L’histoire est terrible, un groupe de jeunes qui discutent business, un type se pointe, d’un autre quartier, il sort un fusil à pompe et tire au hasard. Résultat, le jeune dont il est question plus haut s’est carrément fait arracher une jambe par la puissance de feu du canon. Vous l’imaginez bien, là ? Vous le visualisez, avec sa jambe qui traîne dans une mare de sang ? Détachée de son corps ? Vous voyez le moignon qui pisse du sang partout, l’artère sectionnée ? Vous croyez que je vous raconte des craques ? C’est pourtant une histoire vraie de vraie.
Mais je n’ai pas envie de vous raconter une histoire sur un jeune de la banlieue qui se fait arracher la jambe d’un coup de fusil à pompe. Les histoires de banlieue ne m’intéressent pas, parce qu’à un moment donné il faut prendre position, et ça, j’ai pas envie. Il se trouvera toujours un bon gros connard pour vous la jouer du style : C’est mérité, de toute façon, depuis qu’on en parle du coup de Karcher !!! Mais qui nous dit, à nous, que ce môme méritait un coup de fusil ? Hein ? Personne. Alors je me garderais bien de juger. Mais pour le coup, ça ne me dit toujours pas ce que je pourrais bien vous raconter ce matin. Je me regratte là où ça me démange, avec application.
Sur mon bureau il y a une photo de Chinaski goguenard. Il me regarde avec ses yeux plissés, rieurs ; l’air de se foutre de ma gueule. Il a un sourire en coin et un bonnet sur la tête. Peut-être l’avez-vous déjà vu cette photo ? Non ? On ne peut pas le louper, c’est le type avec un gros pif, un nez de pochard, une fraise énorme. Enculé de Chinaski ! D’une main je plaque la photo sur le bureau, j’ai pas envie de voir sa tronche ce matin. J’ai passé tellement d’heures à le lire, à admirer sa façon d’écrire, sans fioritures, directe, allant à l’essentiel. J’ai admiré sa façon de parler de ses couilles et des courses de chevaux. Son incapacité chronique à communiquer avec le monde, la manière qu’il avait de se mettre minable avant une lecture de poèmes dans une université quelconque pour un billet de cent dollars. Parfois il me parle, et je bois quelques coups avec lui. Il me dit « t’en fais pas, il y aura toujours un connard pour te filer du blé pour ce que tu fais. Baise-les, il n’y a que ça qu’ils comprennent ». Ce matin il n’y a rien qui vient alors je lui réponds « ta gueule Chinaski, tu m’emmerde ! » J’entends sa voix étouffée sous le cadre renversé qui m’interpelle « Va faire un tour, ou alors va te faire sucer, pauvre con ! » Je jette le cadre par la fenêtre, il atterri dans le jardin avec un bruit de verre brisé. Chinaski n’a rien dit quand il s’est envolé. Quel con.
Que pourrais-je donc bien vous raconter… Je pourrais vous raconter ma soirée d’hier ? Non, pas intéressante. Comme d’habitude je suis rentré chez moi vers 18h00, j’ai pesté après mon fils pour des broutilles, et j’ai filé acheter un bouquet de roses pour ma femme et une bouteille de champagne. Pas de raison particulière à cela. C’est juste un truc pour faire tenir le soufflé, sinon il retombe. Vous croyez que j’attends Noël, la Saint Valentin et les anniversaires ? Non, je suis imprévisible. Ça vient quand ça peut, au hasard, c’est le jeu. C’est une drôle d’idée, n’est ce pas ? Que de comparer l’amour à un soufflé au fromage. C’est une alchimie, une cuisine aussi. Le coup du soufflé, c’est n’importe quoi, je touche le fond. Quelque part quelqu’un va bien s’apercevoir de l’imposture. On ne peut pas me laisser continuer d’écrire, surtout si les conneries que j’écris sont plus grosses que moi ! Il y aura bien quelqu’un pour crier « à l’imposteur ! »
Retour à James Lee Burke. Il fait comment Burke avec sa femme, Pearl ? Il lui offre des fleurs et du champagne, lui aussi ? Ou alors il attend les dates marquées sur le calendrier ? Que lui aurait inspiré ce fait divers, l’histoire de la jambe arrachée dans un hall d’immeuble ? Aurait-il fait intervenir Robicheaux ? Aurait-il placé la scène dans la banlieue de la Nouvelle Orléans ? Dans un ghetto noir en proie à une guerre de gangs sous fond de stupéfiants et de flics véreux ? C’est vrai ça, comment aurait-il fait ?
J’ai l’air malin avec mes couilles, mon champ’, mes fleurs, et mes putains de jonquilles qui pointent le bout de leur nez tout vert.
La forêt de Fontainebleau bourgeonne, une nappe de brouillard recouvre le paysage. Ah, ça bien sûr, c’est pas la Nouvelle Orléans ! On est trèèèèès loin du Montana également. Personne n’imagine sérieusement une intrigue policière, par ici. Pourtant, on n’est pas manchot ! Loin de là ! Ces dernières années on a eu Streiber, on a eu quelques viols et quelques meurtres en forêt, aussi. Mais voilà, j’ai pas envie de raconter des histoires de viols et de meurtres dans les bois. Ces affaires-là sont véritablement sordides. Elles ont pour protagonistes des épouses sans histoires qui sont un jour parties se promener, faire un petit footing. Dans l’équation il y a aussi l’inconnu, le taré, le malade. Il y a la rencontre inattendue d’un monstre avec sa victime. Quoi de plus sordide qu’un sous-bois ? Quoi de plus affreux qu’un type costaud qui laisse donner libre cours à ses pulsions ? Ses pulsions les plus basses ? Il ne pouvait pas se contenter de se branler devant un porno ? Au lieu de ça, il leur saute dessus, les tabasse un peu pour les calmer. A moins qu’il ne les assomme, carrément, pour les tirer tranquille. Putain, c’est trop con.
Bref. Me voilà devant vous, ce matin. Moi et ce putain de clavier, à ne savoir quoi vous raconter. Mon esprit divague, j’ai une satanée grippe qui ne veux pas me quitter et un mal de crâne qui ne s’estompe qu’à coups de médocs. Je reste comme un con avec mes couilles qui me grattent, mes jonquilles et le printemps qui pointe le bout de son nez. J’aimerais faire au moins 10 000 signes, je ne sais même pas si je ferais la moitié. C’est le matin encore, pour quelques heures, la nappe de brouillard est toujours là, dehors. Le temps est humide, froid aussi, un peu. Il fait 21°C à la Nouvelle Orléans, chez Robicheaux, le ciel est à l’orage. Plus haut vers le Nord, plus à l’ouest aussi, du côté de Missoula, là où habite Burke, dans le Montana, il fait -1°C, et il neige. Burke ne prendra certainement pas son café sur sa terrasse en bois. Il restera bien au chaud, dans sa grande maison. La prairie, devant chez lui, est couverte d’une neige bien compacte et ses chevaux sont au box, au chaud également. Il y a fort à parier que s’il levait la tête, il ne verrait même pas le sommet des collines qui bordent la plaine. Sans doute pense t-il à la chaleur et à la moiteur de la brume électrique de la Nouvelle Orléans. Drôle d’idée que j’ai eue ce matin, de penser à Burke et à Robicheaux. Burke et le souvenir de ces indiens massacrés. Quel drôle d’idée de se faire construire une baraque sur les lieux d’un massacre.
Voilà, c’est à ça que ressemble ma page blanche. Des idées jetées en vrac, j’ai quand même passé le cap des 10 000… Je serais certainement plus inspiré demain. Quel imposture...
Oui, je sais, Eaven, mais bon, il n'y en a pas tant que ça quand même, si ? Mais j'ai des circonstances atténuantes, je suis en train de relire "Au sud de nulle part" de Bukowski... Je suis resté sobre, je trouve !
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Je m'en mêle, moi aussi, moi aussi ! Je me suis baladée dans ce texte, un vrai délice. Les femmes ont un faible pour les imposteurs faiseurs de soufflés et qui n'aiment pas les massacres. Sinon, quand même, une profusoin de cons et de couilles quoique les secondes me fascinent plus que les premiers.
· Il y a plus de 12 ans ·eaven
Merci, merci ! (J'vous jure, au début, je ne savais vraiment pas quoi raconter !!!)
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Un texte qui au détour de réflexions personnelles, rend hommage à Burke, à Bukowski et à leur héros ou doubles sur papier glacé ne peut être une imposture et encore moins une page blanche... Merci Jean-Louis... pour une fan des deux cités...j'ai hautement apprécié... :-))
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
ah non, pas imposture! super bien! j'ai adoré! bravo jean-louis!
· Il y a plus de 12 ans ·Karine Géhin