Page vierge
elhys
Page vierge
Les yeux rivés sur son dos, je le regarde s’éloigner de moi, incapable de le retenir. J’ai trop longtemps accepté ses torts, j’ai trop souvent culpabilisé de ses écarts. Ses pas résonnent dans le grand hall, il ne se retourne pas. Je retiens difficilement mais larmes, l’envie de lui courir après, de le rattraper et de l’implorer de rester près de moi. Nous avons tellement changés, chacun de notre côté, sans tenir compte de ce qu’est devenu l’autre. J’ai mes torts, j’en suis consciente. Le baiser brûlant que nous venons d’échanger me reste sur les lèvres, rémanence d’un amour terminé, d’un cœur qui s’est essoufflé.
Il marche au ralenti, comme si je devais subir son départ pour l’éternité. Sa silhouette gracieuse, sa démarche, tout s’imprime dans ma rétine. J’en suis incapable. Je le voudrais tellement, mais je ne peux pas. Lui demander de rester est au-dessus de mes forces. Je voudrais hurler, le supplier de ne pas m’abandonner, mais je reste digne, figée dans la pierre qu’il m’a si souvent reprochée d’être. C’est à se demander si je suis sensible à son départ.
Ces mots, ces mots terribles qui tournent dans ma tête, prononcés par sa propre voix. Je ne sais pas ce qu’il en est, il ne m’a rien expliqué. Il me l’a seulement dit, à moi de l’assumer. Il me laisse là, seule, page vierge ne demandant que son écriture, sa plume qui m’inventait au fil du temps. Une histoire se termine dans les larmes, une autre s’écrit dans la douleur. Serai-je seulement capable de me réécrire ?
« Je crois que je ne t’aime plus… » m’a-t-il seulement dit.
Tu crois. Si rien n’est sûr, pourquoi ne pas donner une chance au temps ? Me laisser ainsi, vierge de tous tes mots, c’est comme me demander de cesser d’être. Moi qui t’ai donné tout ce que j’étais capable d’offrir. Le pardon. L’amour inconditionnel. Des enfants. Ma vie. J’ai tout partagé avec toi. Il faut croire que ce n’est pas assez ou que c’était trop. Mais quand je te vois partir, je m’en rends compte. C’est mon cœur que tu emportes avec toi.
« C’était bien… »
Tu as baissé la tête, hésitant.
« … ce qu’on avait… »
Tu t’es détourné, sans doute pour que je ne te vois pas pleurer. Tu as posé ta main sur ma taille et tu m’as embrassée. Je ne sais pas pourquoi je t’ai rendu ce baiser. Peut-être parce que sa poésie, aussi ironique soit-elle, m’a touchée. Lorsque tes lèvres m’ont abandonnée, tu avais ce regard, dur, froid.
« Mais c’est terminé… »
Ta voix s’est brisée. Tu mens et c’est ce que tu fais de mieux d’habitude. Pourtant je n’y ai pas cru. Tu ne peux pas dire que tu ne m’aimes plus. Tu ne peux pas me dire que ce que nous avons vécu n’était rien, que tu le balaies comme on chasse un nuage de fumée. Je n’y croirai pas. Je ne voulais pas y croire, mais tu t’es retourné.
« Adieu… »
Et tu t’éloignes de moi, emportant avec toi tout ce que je t’ai laissé, tout ce que tu m’as volé.
Ta main sur la poignée de la porte, ton regard lourd de sens vers moi. Le dernier regard que tu poses sur moi. Tu es aussi déchiré que je le suis, ne mens pas. Je ne comprends pas. Je ne veux pas y croire. Je n’ai connu que toi, je n’ai désiré que toi. Depuis toujours nous avons tout surmonté. J’ai pardonné tes infidélités, j’ai compris tes manipulations. Je n’ai jamais rien dit. Aujourd’hui, je suis cette page vierge que tu tournes sans scrupules, sans vouloir que l’histoire continue. Une page vierge de ta vie. Qui pourra m’écrire un sourire à présent ? Qui me donnera ces lignes qui me définiront à nouveau ? Tu étais le meilleur des auteurs, celui qui me décrivait le mieux.
La porte s’ouvre et je suis prête à courir la refermer. Mais je reste là, incapable du moindre mouvement. J’attends le prochain chapitre, celui où tu reviendras me dire que tu as commis une erreur, que tu veux tout effacer et tout réécrire. Mais aucune métaphore, aucune allégorie ne me permettra de comprendre ce que tu ressens. Ta couverture me laisse vulnérable, sans défense, sans aucun argument. Je suis vierge de tous tes mots.
A présent que la porte se referme, je me laisse tomber à genoux, le regard vide, le cœur lourd. Je ne suis plus qu’une page arrachée de ta vie. Les traits irréguliers de mes mots, écrits par ta main, s’effacent doucement. Il ne me reste que le meilleur, que le pire. Entre les deux, plus une phrase, plus une seule figure de style capable les relier. Je suis perdue. Je suis seule. Et toutes ces choses que tu as dites. Si seulement je pouvais les rayer de mon cœur. Mais elles sont imprimées là, en gros caractères que je suis obligée de relire sans pouvoir fermer le livre de notre amour. A présent, mes larmes viennent faire onduler le papier de notre vie à deux. Nos souvenirs illisibles me hantent et je suis incapable de les déchiffrer. Tout ça n’a donc été que fiction ?
Un texte accablant de tristesse, d'une finesse, d'une beauté et d'une profondeur que j'ai rarement lu ! Les sentiments à fleur de page, le travail sur la métaphore du papier... On ne peut que rester glacé d'admiration !
· Il y a environ 11 ans ·matt-anasazi
Les noeuds dans la gorge, et les doigts écrasés par la porte qu'a claqué sans qu'on puisse la retenir. Tout est là ...
· Il y a plus de 11 ans ·Toute l'émotion qu'il y a dans ce texte est décuplée par tes métaphores. Tu dépeins l'amour-douleur avec une telle justesse, c'est magnifique. Merci.
rafistoleuse
J'avais déjà lu ce texte ! Je me rappelle même de ce que je t'avais dit, parce que la même chose me vient à l'esprit aujourd'hui : tout ce travail autour du champ lexical du livre et de la page, c'est juste sublimement fait, et j'en reste baba d'admiration ! Un excellent texte, et je suis sûre que je me répète !
· Il y a plus de 11 ans ·Un seul truc... Relis-toi, y'a des fautes !
octobell