panique

quinola

Tout autour de moi règne une nuit permanente. Ou presque. Un rai de lumière s'infiltre autour du volet disjoint, dessinant un carré brillant sur la cloison noire. Il projette sur le sol une tache tremblante qui n’éclaire que la crasse puante dans laquelle je vis cloîtré. Je suis seul entre quatre murs. Je tourne en rond dans un espace où j'ai à peine la place de m'étendre. De toute façon, je ne me couche pas. Je suis trop nerveux, trop perdu pour cela. Les idées surviennent, des souvenirs, les bribes. Tout se confond en moi. Je pense à Éden.

Où est Éden ?

Éden aux crins comme la paille et à la robe couleur de pain sec. Celle que les hommes appellent « la palomino » ou « mémère » pour ceux qui la connaissent mieux. La douce Éden, celle qui me rassure, celle qui, quand je suis arrivé, poulain effrayé, a trouvé la patience et la calme attention dont j'avais besoin. Lorsque j'ai peur, j'enfouis ma tête dans sa queue blonde et j'oublie ce qui m'entoure. Ainsi protégé, je pourrais la suivre au bout du monde. Depuis quand suis-je seul, sans elle ? Je ne sais plus. Je l'appelle. Un hennissement irrépressible, puissant, jaillit du plus profond de mon être. Le silence seul me répond. L'angoisse m'étreint. Je renouvelle mon appel, désespéré cette fois. Loin, très loin, un cri y fait écho. Je reconnais cette voix : Héraclius, un grand alezan qui fut un certain temps mon voisin de boxe. Ce n'est pas lui que je veux. Je veux Éden. Je hennis, encore et encore.

« Édeeeeen »

Le volet s'ouvre. Une marée de lumière s'engouffre par la fenêtre, envahit mon box, me submerge, me noie. Ébloui, je me tapis dans le coin opposé, les membres tremblants, espérant me fondre dans ce qui reste d’ombre. Une silhouette se découpe devant moi. Un humain.

— N’aie pas peur…

J'hésite. La voix est douce, c'est une femme, moins effrayante que les mâles. Puis la frayeur, pleine, étourdissante, jaillit et me pénètre tout entier.

Je veux fuir. Je ronfle, roule des yeux. J'essaie de galoper. Des reliquats du foin que je refuse de manger, du crottin, de la paille souillée et pourrissante glissent sous mes pieds. Mon postérieur droit se dérobe, je tombe, me relève et me jette contre le mur, éperdu.

Fuir, fuir.

— Calme-toi, dit la voix inquiète.

Je ne la comprends pas, je ne perçois que sa tonalité anxieuse. Elle redouble ma terreur.

Laissez-moi, partez !

Je tombe encore.

Une seconde voix résonne, ferme, autoritaire :

— Mais bon sang ! Qu'est-ce que vous foutez ? ! Fermez ce volet.

Je l'ai connu ce timbre assuré. Autrefois. Avant. Je ne sais pas, je ne sais plus. J'ai peur.

L'obscurité revient. Je suis seul. J'entends parler de l'autre côté du mur. Mes jambes me portent à peine. La sueur colle mon poil sale. Je la sens couler sur mon front, mon chanfrein, le long de mes flancs palpitants.

— Pourquoi vous le laissez enfermé dans le noir, dans toute cette merde ? Je vais prévenir la SPA, les associations, tout le monde.

— Vous n'allez rien faire du tout. Ce cheval est traumatisé. Il peut se tuer – ou vous tuer – si vous ouvrez. La seule chose qu'on puisse faire pour l'instant, c'est lui jeter rapidement du foin tous les jours. Même pas sûr qu'il le mange. Mais je ne peux me résoudre à une issue définitive. Pas encore. C'était un bon cheval. Un peu peureux, c'est tout. Venez, je vais vous raconter.

J'ai retenu mon souffle tout le temps de ce discours, paralysé par ces sons provenant de l’autre côté du mur. Je n'ai rien compris à ces paroles, mais, enfin, les voix s'éloignent. Je respire, toujours mal assuré sur mes jambes vacillantes. La lumière a fait renaître quelque chose en moi. Des images. Incertaines. Des souvenirs ? C’est si vague, loin et proche à la fois.

Je nous revois, Éden et moi. Nous nous tenons dans un pré jouxtant un bois aux feuilles déjà teintées de brun. Je sens la saveur de l'herbe de fin de saison dans ma bouche et la chaleur douce du soleil qui caresse mon poil. Éden et moi sommes seuls, je crois. Quelques heures de liberté où nous pouvons goûter la paix loin des cris et des jeux des enfants turbulents du club dans lequel nous travaillons. Une brise légère agite délicatement la forêt qui ressemble à une grosse bête tapie, prête à bondir. Je ne m'en effraie pas. Les arbres sont nos amis, barrière protectrice contre le vent, frais ombrage lors d'étés trop chauds. À mes côtés, la présence d’Éden, tranquille, m'assure que tout va bien. Elle me rappelle une autre jument dont je ne conserve qu'un indistinct souvenir, une silhouette, une odeur, une voix douce, un tendre ronflement des naseaux qui accompagnèrent mes premiers mois.

Un bruit. Des voitures ralentissent trop. Je lève la tête, aux aguets. Oreilles dressées, je hume l’air, tous mes sens en alerte. Éden continue à brouter avec sérénité. Si son calme m’apaise peu, il est insuffisant. Les hommes disent de moi : « Un cheval sur l'œil comme ça, on n'en fera jamais rien. Dommage, avec les origines qu'il a ! »

Je ne sais ce que ça signifie exactement, sauf que je suis très méfiant et plus prompt à fuir que d'autres.

Les voitures s'arrêtent l'une derrière l'autre le long du parc. Éden a dressé la tête à son tour. Elle a cessé de mâcher. Mon cœur bat plus fort.

Des portières s'ouvrent et claquent, des voix résonnent, des aboiements se mêlent. Je vois les chiens et commence à trembler. Je déteste ces animaux-là, toujours remuant, jappant, sautant au jarret ou au nez, passant sans prévenir entre nos jambes pendant le travail, surgissant d’on ne sait où sans aucun signe.

L'un des hommes s'approche de la clôture du pré qu’il inspecte avec attention. Il porte une tenue aux couleurs de la nature, de couleurs que j’aime d’habitude. Mais cette fois, quelque chose sonne faux en elles. Comme une tromperie. Il crie à l'adresse de ses congénères, alors que ceux-ci se tiennent près de lui :

— Vous croyez que c'est électrifié, ce truc ?

Pourquoi parle-t-il si fort ? J'ai peur.

Un autre lui répond, d'une voix plus basse, mais trop élevée cependant :

— Suffit de trouver l’électrificateur et de l’arrêter.

Sans comprendre, je les vois longer la clôture du parc, têtes baissées, lentement. Que cherchent-ils ? De quoi manger ? Mais il y a de l'herbe partout.

L'un d’eux se penche sur une boîte, et appuie sur un bouton. Je sais de quoi il s’agit : le bouton qui rend le fil non mordeur. Quand on le presse, on peut franchir la clôture sans aucun risque.

Un autre homme intervient :

— On pourrait peut-être contourner les prés. On va quand même pas faire passer les chiens par là. Vous avez vu, il y a des chevaux.

— Et alors ?

Le dernier à parler saisit le fil le plus bas et le soulève. Il siffle, une meute de chiens s'engouffre sous la clôture et pénètre chez nous.

Qu'est-ce qu'ils font là ? Non, je ne les veux pas, surtout pas. J'ai peur des chiens.

Partez !

Éden, Éden, aide-moi !

Mais Éden est inquiète, elle aussi. Elle s'est figée sur ses membres, encolure redressée et gonflée, queue levée, naseaux ouverts et palpitants, oreilles pointées vers la menace. Elle ne ressemble plus à une vieille jument fatiguée, mais à la fringante pouliche qu'elle a dû être, bien des années auparavant.

Éden a peur.

Si Éden a peur, c'est que le danger là, et mon cœur de cheval sait comment y réagir.

Fuir.

La fuite, il n'y a que ça, c'est écrit en nous. Alors, je démarre au petit galop. Je veux d'abord tester les intentions des envahisseurs, vérifier s’ils me poursuivent ou non pour m'attraper. Les chiens aboient, nerveux. Les humains les contiennent avec difficulté. Ils crient, ils sifflent, ils paraissent furieux. Ils font croître ma frayeur. Éden se met au trot en ronflant, muscles tendus, encolure arrondie, les yeux montrant leur blanc. Ses crins clairs volent autour d’elle.

Cette fois, c’en est trop : je pars, vite, vite, le plus vite possible. Je veux fuir, loin. Je ne peux pas rester ici.

Je cours.

Le vent bourdonne à mes oreilles. Je ne vois plus rien, je veux justement m’en aller. Je galope aussi rapidement que j'y arrive autour de mon pré, mais mes pas me ramènent continuellement vers les chiens. Alors, je ne trouve qu'une issue : la clôture. L'homme a appuyé sur le bouton de la boîte. Le fil ne me mordra pas. Je fonce vers lui sans ralentir. Mon poitrail le heurte à pleine vitesse. Les poteaux qui le tenaient cèdent. La clôture est franchie.

Ça y est ! J'ai réussi ! Je suis dehors.

Il faut que je me sauve, le plus loin possible, très vite, droit devant moi. Éden me suit. Dans mon dos, j'entends les chiens et les hommes qui crient.

Je cours.

Mes sabots ne semblent plus toucher terre, j'ai l'impression de voler, comme les oiseaux du ciel. Je n'en finis plus de courir. Éden et moi longeons la petite route par laquelle nous sommes arrivés quand on nous a conduits à la pâture. J'atteins une intersection. D'un côté, je vois les bâtiments du club, les écuries, le manège. Si je choisis ce chemin, on m'enfermera, je serai prisonnier, les hommes viendront, et les chiens avec eux. J'ai peur. Je ne veux pas. Je prends la direction opposée. Éden continue de me suivre. Le macadam sous mes fers résonne dans mes muscles et hurle à mes oreilles, entretenant ma course. Devant moi, la route débouche sur une autre, plus grande, où se croisent sans cesse des voitures. Leurs couleurs vives, leur bruit semblable au grondement d’un fauve, tout se bouscule en un ample tourbillon dans mon esprit. Je ne sais plus où aller, mais ma fuite m’entraîne malgré moi en avant, toujours plus loin en avant.

De l’autre côté du large ruban noir s’étendent de vastes prairies. J’ai l’impression qu’elles m’appellent, que leur verdure lénifiante représente l’ultime but à atteindre. Alors, je m’engage au milieu des voitures. Éden, derrière moi, prend du retard. Je l’entends qui souffle, mais mon instinct est plus fort que mon envie de l’attendre.

Les véhicules se croisent autour de moi dans un bruit de tonnerre. Je ne sais plus où je suis. Un rugissement attire mon attention. Un camion, énorme, fonce vers moi.

Je panique.

Frayeur.

Fuir.

Je dois galoper plus vite encore, traverser le route avant qu'il n'arrive, gagner les verts pâturages qui m’invitent. J’accélère.

Un souffle gigantesque me frôle. Les crins de ma queue volent et s’emmêlent.

Je suis passé.

Derrière moi retentit un abominable crissement qui hérisse tout mon poil. Et un choc. Et d’autres crissements, d’autres bruits. Je cours, j’atteins l’herbe, enfin. Je m’arrête, incapable de reprendre ma respiration, trempé de sueur, les flancs secoués de frissons.

Éden.

Je l’appelle sans recevoir de réponse. Je suis seul.

Je me tourne vers la chaussée où les bruits ont pris une consistance anormale. Je ne comprends pas, mais je devine que quelque chose s’est passé, quelque chose de grave. Je demeure figé, le cœur cognant trop fort. Il tape au point de me faire mal, je l’entends battre jusqu’à mes oreilles.

J’ai peur. Je ne sais pas où je suis.

Je reste là, longtemps, incapable de bouger. J’ai écouté le silence sur la route, faisant suite au vacarme. Puis, j’ai vu les voitures et les camions avec des lumières lançant des éclairs bleus sur leurs toits. J’ai frémi au bruit des sirènes.

En moi, la frayeur ne s’éteint pas, mais mon corps, paralysé par la terreur, s'oppose à une nouvelle fuite.

Le soleil est haut dans le ciel. Bientôt, il commencera à descendre vers l’horizon et la journée s’achèvera. Moi, je reste là, seul.

J’entends un craquement, tout prêt, et perçois une ombre mouvante. Des tremblements violents me reprennent. Mes muscles refusent de m’obéir. Seuls mes yeux suivent l’homme qui approche, un licol à la main. Je le connais, je crois. Peut-être. Je ne sais plus.

Il avance les doigts vers moi, avec précaution, puis, comme je ne bouge pas, il passe le licol autour de mon nez et le boucle au-dessus de ma tête. Il me parle doucement :

— Mon pauvre vieux… Qu’est-ce qui t’a pris. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Notre brave Éden, si calme. Traverser la nationale au galop. Pourquoi ? Si tu savais le mal que tu as fait… Non, ce n’est pas ta faute. Non. Mon pauvre Orphée de quoi as-tu encore eu peur ? Je pensais que ton caractère te jouerait des tours, mais pas à ce point. À présent, c’est trop tard, tu ne reverras plus cette gentille Éden.

Je n’ai pas compris ce qu’il m’a dit alors, mais j’ai su que quelque chose avait changé, pour toujours, car il y avait des larmes dans sa voix. Maintenant, je suis là, dans ce box noir. L’homme a dû me traîner jusqu’ici, tant mes jambes s’obstinaient à ne pas avancer. Il m’a enfermé, m’a donné de l’eau et du foin et est parti. Il est revenu peu de temps après, avec une autre personne, celle qu’on appelle « vétérinaire » qui m’a touché, manipulé, palpé et autres choses désagréables. J’étais toujours figé et tremblant, sans pouvoir rien y faire.

Le vétérinaire a quitté mon box pour dire, d’un ton sec qui a accru mes frissons :

— Physiquement, il n’a rien. Quelques petites atteintes sans gravité. Psychologiquement, c’est autre chose. On ne peut pas savoir comment ça va évoluer. Il peut devenir dangereux, ou déprimer. Il risque de ne plus être le cheval que vous connaissiez. Vous tenez un centre équestre, alors une bête traumatisée, ce n’est peut-être pas une bonne idée. Elle serait même très mauvaise. Vous ne tirerez plus  rien de cette bête. Si c’était moi… Enfin, à vous de voir.

L’autre a répondu, si bas que même mes efficaces oreilles l’entendaient à peine :

— Si vous ne pouvez rien faire, sortez de chez moi. Et gardez ce genre de conseils pour vous !

La nuit est venue, le calme également. Mes jambes ont cessé de trembler et le voile qui paralysait mes sens s’est levé. J’ai compris que la peur persistait. J’ai appelé Éden, mais elle n’était toujours pas là. Je devais fuir !

Fuir les hommes. Les hommes aux habits couleur de nature, les hommes avec des chiens, les hommes avec des voitures, les hommes avec des licols. Tous, sans exception.

Le danger vient d’eux.

Cette idée a résonné dans ma tête toute la nuit et au matin, quand le palefrenier est arrivé pour m’apporter mon foin, je me suis dressé debout, tout droit, et j’ai agité mes antérieurs encore et encore, en menaçant de le frapper à la tête. Un vétérinaire est revenu, un autre, pas celui de la première fois. Mais je les reconnais, ils portent tous la même odeur. Il a voulu me faire une piqure. Je me suis débattu. Ils m’ont maintenu de force, à cinq, et j’ai compris que j’avais raison de les craindre, qu’ils me trompaient de nouveau. Ma frayeur me donnait une énergie folle. Finalement, j’ai senti l’aiguille traverser ma peau et un liquide entrer en moi. J’ai lutté aussi longtemps que j’ai pu. Puis, je me suis endormi.

J’étais chancelant, trop abruti par cet étrange sommeil pour me rebeller quand ils m’ont conduit dans le box où je suis à présent. Un box bien clos, avec un volet au-dessus de la porte et un autre sur le mur opposé. Cette obscurité me calme. Elle me protège des humains. Elle tient ma peur enfermée.

La femme qui avait ouvert la fenêtre n’a jamais recommencé. Mais d’autres sont venus, d’autres ont essayé de me parler et, à chaque fois, la terreur s’est réveillée en moi. Elle ne me quitte jamais vraiment. Pendant des heures, je marche en rond dans mon étroit logement, en espérant qu’elle va refluer. En vain.

J’appelle Éden.

Sans résultat.

Alors je souffle, je tremble, j’appelle plus fort encore et j’ai peur.

Des voix s’approchent, je les entends juste de l’autre côté de la porte. Elles murmurent. Elles sont si graves, si basses, que pour la première fois depuis que je suis là, elles me calment au lieu de m’effrayer. Je sens quelque chose de doux et de triste en elles.

— On ne peut pas faire ça. Pas à Orphée ! Il va guérir, ce n’est qu’une question de temps.

— Le temps, on ne l’a pas. Tu as vu dans quel état il est ? Il ne mange plus depuis des jours. On ne peut pas le laisser comme ça. Que veux-tu faire d’autre ? C’est pour lui, tu sais, il souffre.

— On pourrait…

— Non, écoute, j’ai tout retourné dans tous les sens. C’est mieux comme ça. Ma décision est prise. J’ai déjà appelé le véto. Tiens, le voilà justement qui arrive. Il n’y en aura pas pour longtemps.

Les voix forment un ronronnement apaisant. J’ignore ce qu’elles disent, les hommes parlent trop pour qu’on les comprenne. Mais je devine une chose : je vais retrouver Éden, bientôt. Je la sens toute proche. Avec elle, je n’aurai plus jamais peur.

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