Sacré Virtuose!

lilly-marie

- Non! Je n'en peux plus, tes caprices, vos caprices, j'en ai soupé, Déborah. Et cette fois, tu t'en vas dans ta chambre et sans manger.

 Comme à son habitude, elle se sentait incomprise, comme d'habitude, elle trouverait une solution. Vous pouvez en être sûre, les empêcheurs de tourner en rond, vous n'allez pas vous en sortir comme ça, pensait-elle. Déborah, dans toute la fougue de son adolescence bourgeonnante, était une jeune fille indisciplinée. Certains diront, et ils ont peut-être raison, que ce caractère des plus difficiles résultait d'une éducation quasiment inexistante. Fille unique, d'un père entrepreneur, riche à million, toujours en voyage, et d'une mère issue de la vieille noblesse française, moitié dépressive, moitié maniaque. Comment aurait elle pu trouver un équilibre?

 Déborah avait la solitude en horreur, comble pour une enfant unique. Elle aurait tant aimé que ses parents lui aient donné une petite sœur avec qui elle aurait pu jouer. Un frère était exclu. Elle en voulait à la terre entière d'être là, dans cet océan de trop. Trop grande maison, sorte de manoir anglais aussi triste qu'impersonnel, trop grande chambre, trop de jouets alibis du manque d'amour de ses formidables géniteurs démissionnaires.

 Dans une famille ordinaire, mettons papa, maman, deux enfants, soyons bon prince, le choix du roi, un garçon, une fille. La vie est rythmée par les rires et les pleurs. On s'aime. On se déteste. Faites moins de bruit les enfants! Arthur, arrête d'embêter Lily! Et pour que toute la famille retrouve la paix. Et si on offrait un chien aux enfants.

 Mais dans la famille à haute valeur ajoutée qu'étaient les Du Vivier, Madame offrait à sa fille un cheval. Autre budget, même effet. Déborah, pour son septième anniversaire, reçu donc une jolie jument robe "Isabelle", prénommée Virtuose de Palme. Virtuose était fière, impétueuse parfois, et surtout un vrai cœur d'artichaut, oui, les chevaux peuvent l'être aussi. Madame aurait dû y penser à deux fois avant d'offrir cette jument là. Se méfier du pédigree. Déborah avait tout de suite adopté l'animal, son trésor, sa meilleure amie criait-elle à tout va. Dans le désert affectif qu'était sa vie, la petite Déborah n'aurait pas pu rêver meilleur cadeau. Désormais, sa presque nouvelle maison étaient les écuries, au grand dam de sa gouvernante et accessoirement de sa maman.

 Il s'y passait, d'ailleurs, des choses bizarres dans les écuries. Virtuose descendait d'une illustre lignée de chevaux anglais, appartenant, dit-on, à Henri VIII, lui-même. Gageons que les chevaux descendant des écuries d'Henri VIII, lui-même, n'aient pas tous hérité du caractère quelque peu colérique, égoïste, soyons fou, despotique de celui-ci. "Qu'on leur coupe la tête." Mais le portait de la jument n'était pas tant éloigné de son ancêtre indirect. Sous son calme apparent se cachait bien souvent la tempête. Elle avait un petit coté fourbe et aimait beaucoup manipuler. Elle le déplorait d'ailleurs et essayait tant bien que mal de se soigner. Pas si facile quand on vit dans une écurie. Mais ne vous y trompez pas, malgré ses travers, Virtuose était une brave bête, toujours encline à contenter son maître, sa maîtresse en l'occurrence. Mais, la plus grande particularité de Virtuose, voire étrangeté, était qu'elle parlait le langage des hommes. Depuis peu, il est vrai. La langue française aime offrir son lot de difficulté à ses prétendants. Cela tombait bien, Virtuose adorait les défis. Mais chut, personne n'était encore au courant. Virtuose savait se faire discrète.  

 Elle correspondait tellement à sa jeune maitresse, que parfois on était étonné de l'extrême complicité qu'elles entretenaient toutes les deux. Quand le vent parle avec le ciel, à quoi bon les déranger. En voici un exemple parmi les mille qui existent.

La révélation

 C'était un jour d'été comme tous les jours d'été ordinaires. Un soleil éclatant brillait, ni trop chaud, ni trop sec, peu de vent, les oiseaux chantaient, les grillons chantaient, les papillons venaient embellir par leur bleu, leur rouge, leur jaune les champs de blé. Après avoir avalé son petit déjeuner à la hâte, la petite Déborah alors âgée de huit ans, s'en allait gaiement à l'écurie rendre visite à son "Isabelle" de meilleure amie. Elle se donnait tellement de peine à coiffer, abreuver, caresser sa jolie jument. Déborah si colérique d'ordinaire paraissait changée, apaisée. Elle n'en demeurait pas moins légèrement indisciplinée. Pour le bien de l'animal, aucun effort n'était inutile. Maintenant, qu'elle passait le plus clair de son temps dans les box à chevaux, Déborah avait eu tout loisir d'observer les palefreniers au travail. Elle avait remarqué que les chevaux  se faisaient tondre (pas tous les chevaux et pas à cette saison, malheureuse!). Elle s'était donc mise en tête de tondre Virtuose, pour le bien de l'animal, bien sûr. Déborah n'avait que huit ans lors des faits, et à huit ans, les gestes ne sont pas toujours assurés. Elle se mit donc à l'œuvre, et, ce qui devait arriver, arriva…

- Aïe!

- (Déborah surprise) Qui a crié Aïe? Qui est là?

- Pff! moi qui m'étais promise de ne jamais parler en présence d'un humain, me voilà bien… Quelle idiote! Bonjour.

- (Déborah interloquée et aussi immensément heureuse) Virtuose, tu parles, tu parles! Virtuose parle! Se mit-elle à crier. On pouvait entendre dans le timbre de sa voix une joie à peine camoufler.

- Chut! Moins de bruit! On risquerait de nous entendre. Je tiens à rester discrète, jeune fille! Tu m'as bien amoché avec ta tondeuse.

- Euh, je t'ai fait mal? Tu sais, je n'ai pas vraiment l'habitude des ces appareils.

- Quand on ne sait pas, on ne fait pas. On ne t'a jamais appris ça? Mais je te pardonne, tu as une bonne tête et tu es souvent gentille avec moi.

- Souvent? (d'un ton quand-même un peu vexé, elle se donnait tant de mal pour s'occuper de l'animal).

- Jeune fille, quel est ton nom?

- Déborah.

- Oh, Déborah, prénom intelligent, beau et guerrier. J'aime toutes les Deborah. Tu savais que ton nom veut dire abeille en hébreu.

- Non! Mais comment sais-tu toutes ces choses? Tu es un cheval?

- Là, d'où je viens, les chevaux sont érudits et les hommes ne parlent pas. Tu connais la planète des singes? …Le film?

- Non!

- Ce n'est pas grave. Je ne t'en veux pas, tu es jeune. Ta culture est encore à faire, mais ne t'inquiète pas, je suis là maintenant. Tu seras mon amie, Déborah. Ensemble on fera de grandes choses, tu verras.

Cette nuit là, Déborah ne dormit pas. Elle était bien trop occupée à rêver sa nouvelle vie Virtuose…

Les Amours

 Nous avons appris plus haut que Virtuose était un cœur d'artichaut, caractéristique peu commune pour un cheval. Il faut savoir qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Dans sa prime jeunesse, Virtuose était très fleur bleue. Elle croyait dur comme fer à l'étalon charmant, celui des contes de fée. Elle en rêvait souvent. Un jour, elle crut le rencontrer. C'était lui, elle le lisait dans son regard, elle en état sûre. Mais dans la vie rien n'est jamais sûr et le bel étalon de ses rêves en aimait une autre. Virtuose tomba dans une profonde dépression. Elle mit beaucoup de temps à s'en remettre mais maintenant qu'elle était guérie, elle s'était faite une promesse. Ne jamais plus  tomber dans le piège incertain de l'amour. Elle avait le droit de  laisser planer son cœur au gré des amourettes, mais rien de plus.  C'est bien connu, les papillons ne vivent jamais longtemps. Peu d'implication, peu de déception. Son jeu favori : tomber amoureuse encore et encore, pour le grand frisson, puis, comme pour se défendre d'une maladie imaginaire, stopper net cette envolée de béatitude naissante. Elle passait à autre chose.  Autre saveur, autre bonheur. Surtout ne la jugeons pas, les choix de vie appartiennent à chacun, et, sont souvent dictés par des mécaniques pas toujours bien huilées. Elle était si triste au fond.

 Déborah avait grandi, elle avait maintenant douze ans. Une petite fleur vient d'éclore. Ces préoccupations avaient changé et Virtuose l'avait compris. Elles pourraient afin parler étalon, thème qui lui était très chère, Ah! Futile Virtuose. Le cheval s'en réjouissait tellement qu'elle en oubliait parfois de s'alimenter. Qui n'a pas connu cet état mi-euphorique mi-angoissé où même un gâteau framboise-chocolat noir septante pourcent vous paraît complètement hors-sujet. Elle était complètement dingue de  cette sensation. Qui ne l'est pas?

- Quoi! L'étalon là? Celui-là? Mais tu es folle Virtuose! Sa robe n'est même pas unie. Je ne te crois pas. Et de toute façon, il ne te regarde jamais.

- Il ne me regarde jamais, mais c'est bon signe, tout ça. Je crois que je suis amoureuse.

- Je ne comprends pas.

- Déborah! Il faut que je t'apprenne un secret essentiel. D'une importance capitale pour ta vie sentimentale future.

- (Ce jour là, Déborah avait une autre chose en tête). Et si l'on allait se balader. Virtuose. T'as pas envie de grand air toi et il fait si beau aujourd'hui. Allez, ViVi, Viens!

- Mais bon sang Deborah, sois un peu attentive.

- Oui je t'écoute, Virtuose, tu sais bien que je t'écoute tout le temps.

- Regarde, Marc.

- Marc! Le beau palefrenier?

- Oui, celui-là même. Observe-le. Jamais il ne regarde Emilie, pourtant celle-ci est terriblement intéressée par lui. Pas plus tard que jeudi, je l'ai entendu le dire à son amie Lola. Au fait! Il n'est pas pour toi ce Marc, beaucoup trop vieux, Déborah. Intéresse-toi plutôt à Hans le dresseur de chevaux.

- Oh non, pas Hans, il m'embête tout le temps.

- Ecoute! Voilà le secret. L'amour est un doux mélange d'indifférents intéressés. Fuis moi je te suis, suis moi je te fuis, pour être plus précise.

- Hein!? Il faudrait fuir une personne pour qui l'on a des sentiments? Mais, tu es complètement folle! Virtuose. Il n'en saura jamais rien.

- C'est le risque. Mais crois-en mon expérience. Il faut parfois laisser planer le mystère pour mieux se faire désirer. Cette parole est vraie, ma petite, et elle ne souffrira aucune opposition.

- Ok, si tu veux…. Viens, on va se promener, tes discussions m'embêtent. Je n'y comprends rien…

Virtuose s'était peut-être réjouie trop vite. Déborah était encore trop jeune, trop indisciplinée, trop dissipée, trop distraite, trop trop trop, pour comprendre. Elle était déçue et elle était bien trop fière pour le montrer. Pauvre Virtuose.

Aujourd'hui

 Déborah était maintenant âgée de quinze ans. Elle n'acceptait pas vraiment l'âge des interrogations perpétuelles, l'âge rebelle ou il est primordial de trouver un sens à l'univers, à sa vie, aux écuries. Quand le monde de l'adolescence troublée et des animaux pas tout à fait comme les autres se rencontrent. On n'est jamais sûre de se qu'il peut se passer. Dans notre cas, quelque chose de tout à fait exceptionnelle. En ce jour d'hiver un peu rude, il faut dire, moins douze au thermomètre en plein après-midi. Virtuose venait de se faire brosser par Marc le palefrenier. Elle était de très mauvaise humeur, le froid, Marc, son indélicatesse naturelle. Pourquoi l'avait il engager celui-là? Elle eu une idée, un projet comme elle dira plus tard à Déborah. Il fallait partir pour enfin respirer, pour enfin vivre sa vie de cheval. Il fallait que son équilibre intérieur se rétablisse, sa liberté se retrouve. Elle avait entendu parler de chevaux vivant en liberté dans d'immenses territoires  sauvages où l'herbe était toujours verte, où le ciel était toujours bleu, où l'air caressait votre pelage d'une façon si étonnante qu'on croirait voler. Le paradis équin, en somme. Déborah aussi s'en trouverait mieux. Etait-ce une vie? Jamais un câlin, jamais un compliment de sa mère, qui, selon Virtuose était jalouse d'elle. Comment ne pas l'être?  Déborah était devenu une bien jolie jeune fille, cheveux noirs jais, yeux noirs jais, sauvage, surprenante, amusante, mais aussi très intelligente, 125 de QI, pas tout à fait surdouée, mais quand même. Et ne parlons pas de son père, l'homme invisible, où est tu? Que fais-tu? Ha! Caché dans un avion, avec ma secrétaire siliconée pour faire ronron. Non! Ce n'était pas une vie, ou alors une vie au rabais.

 C'est bien connu Virtuose, l'herbe est toujours plus verte ailleurs. Mais attention, la fuite est-ce vraiment une solution? Est-elle une réponse adéquate? Est-ce vraiment un exemple à donner à une jeune fille en devenir? Mais Virtuose était décidée. Elle avait élaboré un plan digne d'une opération militaire. Il y avait du machiavel dans cet animal. Diversion, attente, action. Son plan était simple. Afin de réussir leur évasion et déjoué la surveillance quasi perpétuelle que subissait Déborah par sa gouvernante. Virtuose devait créer un gigantesque événement perturbateur qui capterait à lui seul toute l'attention de la maisonnée. Toujours se méfier du pédigree.

Diversion : Le jour j était arrivé, Virtuose avait bien briefé sa jeune amie.

- Souviens-toi, ma belle. La discrétion est de mise. Surtout, chut...

- Oui chef !

 C'était une fin de soirée calme. Il faisait déjà nuit. Déborah avait emprunté pour l'occasion le bleu de travail, vert pour être plus précis, de M. Tartani, le jardinier. La voilà, donc, accoutrée d'un sorte de treillis de l'ancienne armée allemande, la grande, disait il. M. Tartani avait une étrange façon de rendre hommage à l'histoire. Passons. La voilà, rampant, en direction des écuries, doucement, moitié feuille, moitié serpent. Elle avait pour mission, dans l'ordre : d'ouvrir les boxes de tous les chevaux, de mettre le feu aux écuries, d'ameuter tout le voisinage et de se faire prendre. Rien que ça.

 Les larmes coulaient aux yeux de Déborah. Ce feu, toute cette agitation, c'était quand même beaucoup. Sous les airs de caïd des jeunes filles se cachent souvent des âmes tendres. Elle se trouvait à une vingtaine de mètres des écuries, elle regardait les flammes. Pensive. Au loin, sa mère, arrivait. Tiens, sa mère.

- Non, je n'en peux plus, tes caprices, vos caprices, j'en ai soupé, Déborah. Et cette fois, tu t'en vas dans ta chambre et sans manger, lui vociféra-t-elle.

Tiens, sa mère.

 Attente : Déborah se trouve maintenant dans sa chambre, elle est punie. Elle attend. Elle attend le bon moment, celui qui lui permettra de s'enfuir dans le calme apaisant de la nuit. Le plan de Virtuose se déroule à merveille. Toute la maisonnée est affairée aux écuries. Une pagaille sans nom y règne. Personne ne se soucie de Virtuose. Elle aura tout lieu de s'enfuir dans la forêt toute proche, ni vu ni connu. Là, terrée, elle attendra, sa jeune amie.

 Action : Au milieu de la nuit, quand le brouhaha de l'incendie sera terminé. Déborah sautera de la fenêtre de sa chambre, sale chambre, ennui, pleurs, désespoir. Elle veillera à ne réveiller personne. Elle regardera à gauche, à droite. Tout sera calme. Tout doucement elle rejoindra Virtuose, caché dans la forêt, pas loin. Ensemble, elles s'en iront dans le monde merveilleux de ses trop nombreuses solitudes. Enfin, elle ne sera plus là, elle ne les entendra plus. Ils seront punis tous. La terre entière sera punie. Ô adolescence rebelle et indomptable. Ô chevaux indomptables et rebelles. Et puis mince, laissons les vivre.

Au revoir.

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