PAPA

manulelela

PAPA

Je ne me souviens pas d’avoir jamais aimé mon père.

Nous avons toujours été tellement différents et ce sur de nombreux points. Sauf quelques caractéristiques  physiques : j’ai hérité de son nez, une grosse patate (au passage, merci du cadeau, papa !) et aussi ses poignées d’amour.

Je ne le trouvais ni beau ni intelligent. A l’adolescence, il m’est arrivé d’avoir honte de lui. Parfois. Son accent alsacien, son français pas toujours très correct, ses jambes courtes, ses manières de paysan, ses shorts, ses claquettes et ses chaussettes à l’allemande.

Je m’estimais à mille lieues de lui. Je m’estimais tellement mieux que lui.

La plupart de mes souvenirs le concernant sont plutôt mauvais. Les disputes avec ma mère. Les virées avec ses copains dont il revenait imbibé d’alcool à une heure plus qu’avancée. Les Noëls flingués car il avait l’alcool mauvais et aimait nous pourrir la soirée en faisant la gueule. Les infidélités que tout le village connaissait.

On ne peut pas vraiment dire qu’il était un modèle.

La meilleure chose que j’ai faite a été de partir, loin, très loin. J’ai mis près de 1000 kilomètres entre lui et moi. Je l’ai fui comme on fuit son tortionnaire.

Au moment du divorce, j’ai choisi mon camp. Car un camp il a fallu choisir ! Il ne pouvait pas envisager qu’on puisse les laisser régler leur histoire tous les deux. Non. Il fallait qu’il y mêle les enfants et que chacun choisisse son parti. Et si ça faisait des embrouilles entre nous, c’était encore mieux ! Comme en politique, sur les trois enfants, un a choisi la droite, l’autre la gauche et le dernier le centre.

Aujourd’hui, j’ai 36 ans et je regarde mon père, squelettique, livide, raide, relié à tous ces tuyaux sur ce lit blanc.

Il est malade.

Il va mourir.

« Cancer du rein » nous a dit l’urologue. J’ai tapoté sur internet. Mauvais. Très mauvais.

L’annonce a été rude, faite sans ménagement. Il a fallu que je prononce moi-même ce mot. Il a fallu que j’explique à mon père âgé de 60 ans qu’il avait un putain de cancer. Il n’avait pas vraiment réalisé. Ou bien il ne voulait pas.

Tout est allé très vite.

Entre le diagnostic et l’opération du rein il n’y a eu qu’une semaine. Une semaine durant laquelle il a peu à peu perdu l’appétit, perdu la force dans ses jambes, perdu la tête aussi un peu. Il a essayé de vivre comme si de rien n’était.  Il continuait à aller nourrir ses canards à l’étang, à voir ses copains au bar du coin, à pêcher, à jouer à la pétanque.

Mais au téléphone, je sentais dans sa voix qu’il avait peur.

Et moi aussi, j’ai ressenti pour la première fois cette peur. Peur de le perdre. Peur qu’il ne souffre. Peur d’être bientôt orpheline de père.

J’ai ressenti cette impuissance. J’étais loin, si loin. Je pouvais juste l’appeler. Je l’appelais d’ailleurs tous les jours. J’essayais de parler de tout et de rien, surtout de rien. Et cet éloignement autrefois salutaire est devenu un enfer.

Maintenant, je suis là et j’attends la fin. Je lui tiens la main.

Les médecins ont peu d’espoir.

Certes, l’opération s’est bien passée. Le chirurgien a enlevé le rein ainsi que les petits bourgeons dans la veine cave. Papa s’est bien réveillé, il a même parlé à mon frère, lui a souri et ils ont plaisanté. Quand mon frère s’est retourné une dernière fois pour le saluer en partant, mon père lui a fait un clin d’œil et a levé son pouce en signe de victoire. On l’aura ce putain de cancer !

Tout le monde y croyait.

Mais dans la nuit, il s’est mis à délirer. Les effets de l’anesthésie sans doute. Puis, il a eu du mal à respirer. Ils ont dû l’endormir car il était trop agité. Endormi, tu parles. Ca s’appelle un coma artificiel oui. Complications pulmonaires. Infection des bronches.

Chassez le cancer, il revient au galop.

Comme dans un cauchemar, j’ai pris l’appel de mon frère. Ma joie s’est transformée en terreur. Mon cœur s’est serré. J’ai eu du mal à respirer. Ça allait très mal. Trop mal.

Je ne me souviens plus avoir pris l’avion ni avoir ensuite marché jusqu’à l’hôpital. Je me souviens juste encore des yeux compatissants de l’infirmière assise derrière les médecins. Elle me regardait m’effondrer quand ils nous ont dit, à mon frère ma sœur et moi,  que c’était une question de jours voire d’heures. Ses yeux bruns, je m’y accrochais comme à une bouée. Un peu d’humanité au cœur du désastre.

Aujourd’hui je le regarde, je lui tiens la main et je l’aime.  Malgré tout.

J’aurais aimé qu’il connaisse mes enfants. 10 ans que j’essaye désespérément d’en avoir. 10 ans que je prie. 10 ans que je vis pour cela. Mais rien ne vient. Une punition peut-être ? D’avoir été une mauvaise fille, pas aimante, pas reconnaissante ; une ingrate. Ma punition.

Je l’aime et je crois que je lui ai dit plus en un jour qu’en 36 ans ! Mais j’aurais voulu qu’il l’entende, qu’il le sache. Même si je crois sentir une pression sur mes doigts quand je lui redis une dernière fois avant de partir. 

Je me retourne encore pour regarder ce corps si frêle sur le lit d’une blancheur immaculée.  La pompe respire à sa place. Il y a des tuyaux partout.  On le distingue à peine. Son corps est transposé sur des écrans. Des chiffres. Des bips. Des bruits.

J’ai le cœur déchiré. Je n’ai jamais eu aussi mal.

Je sais que, pour la dernière fois, je pose les yeux sur mon papa.

Sitôt la porte franchie, je m’écroule en larmes et c’est mon frère qui me rattrape, me console et me prête son épaule et ses bras. 

Plus de 400 morts par jour en France et cette nuit cette saloperie de maladie aura mon papa !

Le lendemain matin, le téléphone sonne.

« Bonjour Mme Justin. C’est l’hôpital. Votre père est décédé. »

Laconique. Froid. Impersonnel.

C’est fini.

Le 27 juillet. Je m’en souviens parfaitement comme du pire jour de ma vie.

Le téléphone sonne à nouveau.

« Bonjour. C’est le Dr Simon à l’appareil. Je vous appelle car nous avons les résultats des analyses de la semaine dernière. Félicitations ! Vous êtes enceinte Madame Justin. »

Le 27 juillet. Je m’en souviens parfaitement comme du plus beau jour de ma vie.

Tout commence.

Le 27 juillet. Le jour où mon papa m’a fait le plus beau des cadeaux. Mon fils.  Car dans ses yeux, dans son visage, dans son sourire, dans son cœur, il y aura toujours une partie de toi, papa.

A  mon papa

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