Papa totalement Stones

hannahkhy

C’est avec les mains bien lavées et avec des gants de velours enfilés que mon père prend plaisir à ouvrir et écouter Sticky Fingers sur son tourne disque vintage. C’est son album préféré. Il n’a jamais étudié l’anglais ni la musique et pourtant il connait, non seulement, les paroles par cœur, mais aussi, chaque partie de guitare solo et chaque sonorité de jazz & blues.

C’est en 1971 que le groupe sort cet album. A des années lumière de la Lune, les hommes partent à la conquête de Mars. Sur terre, les jeunes américains se rebellent, manifestent dans la rue contre la guerre du Vietnam et couvrent les tombes des soldats disparus de fleurs mortes. Alors que Jane Birkin change les couches de Charlotte Gainsbourg, Jean-Louis Aubert astique déjà son micro sur scène et prend son pied avec son groupe Masturbation.

71 c’est aussi, loin des salles de concert que mon père fait son entrée dans l’ombre en France. Il quitte Casablanca à 20 ans pour travailler dans une usine de jeans en Normandie. C’est sur la chaîne de fabrication, en train de coudre des braguettes et des fermetures éclairs qu’il entendra pour la première fois Sticky Fingers. Une révélation. Le patron de l’usine M. Jack Flash était un fan des Rolling Stones. Un anglais de Dartford. Il passait ses journées à diffuser de la musique dans les ateliers de l’usine. Il programmait tous les grands tubes de l’époque. C’est là que mon père se construisit un refuge musical. Lors du passage de la chanson Can’t you hear me knocking, il me confia un jour qu’il arrêta sa machine et qu’il s’imaginait lui aussi sur scène, les cheveux dans le vent à jouer de la guitare. Et le soir il s’envoyait en l’air, avec ses fans dans sa loge tel un cheval arabe sauvage. Hélas sans obtenir aucune réelle satisfaction. A la fin de cette journée, il alla voir son patron pour lui demander quel était le nom du groupe qu’il avait diffusé. « C’est les Rollings Stones Ahmed ! Vous aimez ? » Et papa pudique, répondit « Beaucoup ! ». « Ca change des Nass El Ghiwane », lui lança son patron en riant.

Ainsi chaque soir, Jack prêtait à mon père ses vinyles. Les Beatles, Led Zeppelin, ou encore les Sex Pistols. Mon père les a tous écouté. Mais papa ne joggait que pour Jagger.

Quelques mois plus tard, M. Flash rentrait chez lui en Angleterre. Un nouveau patron lui succéda flash éclair. Un français. Plus vieux et plus coincé des fesses. Il lui aurait fallu un bon coup de médiator sur la rondelle ! Il supprima la radio. « Plus de musique, plus de sympathie pour le diable, il faut produire !» répétait-t-il.

Mais avant de partir, Flash tint à faire un cadeau à mon père. Il lui offrit l’album Stinky Fingers. Un collector inestimable sur lequel mon père adore baver.

Depuis 40 ans maintenant, papa vit Rolling Stones. Il va même jusqu’à mettre du sucre brun dans son thé tous les matins. Il n’attend qu’une chose : les voir jouer sur sa terre natale à Rabat lors du Festival Mawazine en mai prochain.

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