Parallélismes inexplicables

Xavier Reusser

Francis Bacon, Philip Roth, Aharon Appelfeld et la perspective historique

Aujourd'hui j'ai lu à droite et à gauche et comme par magie, tout m'a semblé se lier et se compléter !


J'aime beaucoup Francis Bacon, le peintre (qui n'a aucun rapport avec Kevin). Dans un livre de Luigi Ficacci chez Taschen qui lui est consacré, le premier chapitre qui parle de son oeuvre s'intitule "La poétique de Francis Bacon". C'est illisible. C'est de la critique d'art qui me dépasse complètement mais comme il n'y a que deux pages de texte entrecoupées de grandes reproductions de tableaux qui, eux, me parlent, j'ai relevé le défi d'aller au bout de la lecture.

Ce que j'ai retenu du texte, c'est que Bacon peint de manière subjective. Il représente sa vie intime et intérieure, pleine de violence, angoissée, noire, désespérée. Il n'y a pas dans son oeuvre de thématique générale, hormis lui. Or, c'est justement au moyen de cette vision personnelle et intime qu'il a une portée universelle, en étant en phase avec son époque (traumatisme post Seconde Guerre Mondiale, Holocauste...) A travers le personnel, il parvient, sans le vouloir semble dire Luigi Ficacci, à atteindre l'universel.


Récemment un ami m'a conseillé de lire Opération Shylock de Philip Roth qui trainait dans la bibliothèque (c'est génial d'avoir dans sa bibliothèque des livres qu'on n'a pas lus, dont on n'a aucune idée du sujet. On a, à portée de main, des mondes inconnus à découvrir, comme lors des lectures d'enfance, quand on prend l'Ile au Trésor ou Le Dernier des Mohicans (ou Le Club des Cinq !) et qu'on est transporté dans le livre...)

Je n'en suis qu'au début, mais pour résumer ce que j'ai compris, Philip Roth, l'auteur et héros du roman est ennuyé parce qu'un autre Philip Roth se fait passer pour lui à Jérusalem. Encore et toujours l'autofiction ! (cf "Turquetto et Cunningham")

A la page 131 et suivantes (édition Folio), Philip Roth interviewe Aharon Appelfeld, un autre écrivain, et remarque au sujet des personnages de ses romans (qui prennent place autour de la Seconde Guerre Mondiale, de l'Holocauste...) que "le destin tragique de ces victimes n'est jamais présenté comme une partie d'un cataclysme qui a frappé l'Europe toute entière. La perspective historique vient du lecteur qui comprend, contrairement aux victimes qui n'en ont pas la possibilité, l'immense étendue du mal qui les entoure. Votre réticence à recourir à l'Histoire, ajoutée à la vision historique que peut avoir un lecteur averti, explique l'effet étrange que produisent vos livres et la puissance qui émane d'histoires racontées avec une telle économie de moyens." Et là, Philip Roth dans son analyse d'Aharon Appelfeld rejoint Luigi Ficacci dans son analyse de Francis Bacon, et je me dis qu'il y a une drôle de coïncidence à lire ces deux passages à quelques heures d'intervalle !


Aharon Appelfeld (que je n'ai pas lu mais que je vais sûrement aller essayer, tiens ça me rappelle encore le post précédent) confirme l'analyse de Roth et ajoute : "les explications historiques me sont devenues étrangères depuis que j'ai pris conscience que j'étais un artiste. Et l'expérience que les Juifs ont de la Deuxième Guerre n'est pas "historique". Nous avons été au contact de forces mythiques archaïques, une espèce de subconscient obscur dont nous ne connaissions pas le sens, et dont nous ne connaissons toujours pas le sens aujourd'hui. C'est un monde qui nous semble rationnel (avec des trains, des heures de départ, des gares et des mécaniciens), mais en fait ce furent des voyages de l'imaginaire, des mensonges et des ruses, que seules des pulsions profondes et irrationnelles ont pu susciter. (...) J'étais une victime, et j'essaie de comprendre les victimes."

On pourrait lire ces lignes sous une toile de Bacon !


Et ce qui est magique à mes yeux, c'est que Philip Roth et Aharon Appelfeld existent, mais que dans Opération Shylock, Philip Roth interviewe Aharon Appelfeld dans un roman ! Est-ce qu'on est, dans ce passage, en pleine fiction, ou en plein documentaire ? Si vous avez lu mon dernier post ("Turquetto et Cunningham"), vous connaissez ma réponse à la question...



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