Parce que soigner doit rapporter
ttr-telling
Il entend souvent ces phrases, prononcées avec un ton mi admiratif, mi craintif : "C'est pas trop dur comme métier?", "Je sais pas comment tu fais... moi je pourrais pas", "Faut avoir une sacrée patience quand même non?"...
Si, c'est dur.
Lui non plus, il ne sait pas trop comment il fait.
Oui, il faut de la patience.
Lui, il ne sait pas comment font les gens pour créer autant de détresse.
Pour fermer les yeux sur autant de malheur.
Pour accepter sans broncher de voir tout un système soit disant avant-gardiste se faire laminer à coup de restrictions budgétaires.
Pour accepter de voir une organisation maltraiter les personnes qui tentent de prendre soin des autres.
Pour accepter d'agresser des personnes qui s'évertuent à trouver des solutions pour proposer un semblant d'attention à la détresse des gens souffrants, alors qu'on leur donne de moins en moins de moyens humains et matériels.
Oui, c'est dur.
Lui non plus, il ne sait pas trop comment il fait.
Oui, il faut de la patience.
Mais pas pour les raisons qu'ils pensent.
Pas parce que la souffrance psychique peut rendre agressif.
Pas parce que la maladie psychiatrique peut amener à avoir des comportements atypiques, et, ou, violents.
Pas parce qu'il doit parfois prendre quarante-cinq minutes avec une personne prostrée dans un coin pour réussir à lui faire décrocher les trois mots qui lui permettront de comprendre ce qu'elle vit.
Pas parce qu'il accueille des histoires de vie plus terrifiantes les unes que les autres.
Pas parce qu'il rentre parfois avec un muscle froissé, une morsure, ou même des points de suture.
Oui, c'est dur.
Lui non plus, il ne sait pas trop comment il fait.
Oui, il faut de la patience.
Parce qu'on lui demande d'accueillir une gamine de 13 ans, sédatée, attachée sur un brancard, dans une unité de psychiatrie adulte.
Parce que pour sa sécurité, il doit l'installer dans une "chambre de soins intensifs" (communément appelée "chambre d'isolement"), sur un matelas pourri, avec les chiottes à côté d'elle, sans oreiller, et surtout toujours attachée, parce que le psychiatre de garde craint un "passage à l'acte auto-agressif".
Parce qu'une gamine de 13 ans, dans une détresse psychique bien trop grande pour son âge, va se réveiller d'un sommeil neuroleptisé, attachée, changée (car oui, il a fallu la déshabiller pour la mettre en pyjama, alors qu'elle dormait grâce, ou à cause, des médicaments), dans un lieu inconnu.
Parce que faute de moyens, un lieu de soins devient un créateur de traumas.
Parce qu'on lui demande de prendre en charge des personnes diminuées physiquement et psychiquement, qui nécessiteraient une présence de un pour un, lorsqu'ils sont trois pour trente.
Parce qu'on lui dit que pour mieux soigner, il faut passer plus de temps derrière un ordinateur à remplir des formulaires, plutôt que d'être physiquement présent avec les personnes en demande de soins.
Parce qu'on lui demande de remplir des montagnes de données administratives, de cocher des montagnes de petites cases, de tracer des montagnes de petits gestes anodins.
Parce que si il ne le trace pas, alors les grands décideurs estiment qu'il ne le fait pas.
Parce que son merveilleux métier se fait mutiler à grands coups de "mesures économiques".
Parce que l'hôpital public doit être rentable.
Parce que soigner doit rapporter.
Oui, c'est dur.
Lui non plus, il ne sait pas trop comment il fait.
Oui, il faut de la patience.
Oui, il est infirmier en psychiatrie.
TTR.
Tu me surprendras toujours, c'est le premier texte qui sonne comme un coup de gueule, et à raison. Bravo!
· Il y a plus d'un an ·Christophe Hulé
Merci :)
· Il y a plus d'un an ·ttr-telling
Percutant. Un texte qui devrait pouvoir gagner en visibilité pour faire entendre la voix que vous portez. ça saigne aux entournures.
· Il y a plus d'un an ·fragon
Je crains qu'elle n'ait été déjà portée un bon nombre de fois. La visibilité ne semble pas impacter "les décideurs" malheureusement.
· Il y a plus d'un an ·ttr-telling