Paris - Olgii, voyage intérieur

Sandrine Ruiz

A la faveur d'une crise existentielle, une photographe rencontre Anna, qui la mène en Mongolie, à Olgii, dans une yourte, où elle commence un voyage (chamanique ?) dont elle ne connaît pas l'issue.

L'intérieur de la yourte comme un sanctuaire : tentures souples / syrmaks épais / lits recouverts chaudement / bleu, damiers, nacre, noir profond, fuchsia / vêtements traditionnels suspendus autour de nous. Nous, c'est-à-dire moi, Anna, Alice, venue ici une dernière fois, dans cette région où elle vécut un amour hors normes avec Arshagul, un kasakh chasseur d'aigles. Après une journée de voyage, entre Paris et Oulan-Bator, puis une autre à parcourir en voiture les kilomètres qui nous séparaient d'Ulgii, j'ai succombé à la sensation d'enveloppement. Nous avons passé la soirée à bavarder autour du feu, et c'était comme si le monde extérieur n'existait plus. Là-bas ma vie, le chaos / ici chaleur, douceur, immobilité du temps. J'ai fini par m'endormir, bercée par les voix d'Anna et Alice / qui semblaient parler une langue très ancienne dont les sonorités liquides et arabisantes s'imprimèrent en moi en un seul mot / морь. Je rêvai qu'une très vieille femme à la peau d'ambre et aux yeux bridés me prenait par la main et me conduisait quelque part. Nous marchâmes longtemps et je sentais que nous étions suivies. Effrayée, je me retournai à plusieurs reprises. Mais la vieille m'obligeait à regarder devant moi. J'aperçus un cheval / immense / noir / naseaux fumants / yeux rieurs. Terrorisée, je cessai de me retourner et me retrouvai face à la paroi lisse et sombre d'une très haute montagne. Je fus subitement à l'intérieur. La vieille femme n'était plus là / j'étais totalement seule / dans l'obscurité / envahie par une épouvante qui me réveilla. J'avais dormi presque dix-huit heures. Ce qui s'était passé avant que je n'arrive là me revint. L'impression que c'était le pire de mon existence. Sensation quasi permanente d'étouffer / j'avais beau sortir dès l'aube / courir sur les sentiers du bois jusqu'à en avoir mal partout / marcher encore et encore chaque jour qui se présentait / rien. Je m'éveillais le matin avec ces mots « J'ai trente-six ans, si je vis jusqu'à quatre-vingt, je n'en ai pas parcouru la moitié. Comment vais-je tenir le coup ? » Mon travail de photographe ne m'intéressait plus, et je peinais à me rendre à l'agence où j'essayais de donner le change. Je n'eus même pas l'idée d'aller voir un médecin. Petite, j'avais appris à serrer les dents et à continuer coûte que coûte. Un pas après l'autre / une nuit, un matin, un soir / recommencer à chaque fois sans y croire vraiment / et vlan. Je m'effondrai devant l'entrée d'un club de gym. C'était un jour comme les autres, terne et sans avenir / ciel parisien grisâtre / brouillard dans la tête. Une intense douleur me parcourut, du périnée jusqu'au plexus, comme une main qui aurait tenté de se glisser vers mon cœur pour le broyer, passant par les intestins et remontant lentement, cruellement par la cage thoracique. Lorsque j'ouvris les yeux, j'étais allongée sur un futon dans une douce lumière orangée / au-dessus de moi, le beau visage d'une jeune femme qui souriait et me parlait avec une voix chaude et rassurante / Anna. Elle m'expliqua qu'elle était sortie parce qu'elle avait aperçu un attroupement sur le trottoir. Formée aux premiers soins, elle s'était avancée pour voir ce qu'elle pouvait faire. Etrangement, je m'étais levée (je ne me souvenais de rien) et avançant comme une somnambule, je m'étais agrippée à elle / qui m'avait conduite à l'intérieur du club où elle donnait des cours de yoga / puis je m'étais allongée sur le sol. Je ne sais pas ce que je lui racontai mais elle me répondit en me parlant des montagnes d'or de l'Altaï, là où semblent se rejoindre la terre et le ciel. Je l'écoutai, une heure durant. Au retour chez moi, dans mon loft spacieux et vide / murs laqués / mes meilleurs portraits en noir et blanc, très grand format / cuisine high-tech / je fus incapable de dormir, où même de travailler dans ma chambre noire. Je passai trois jours enfermée. Mon dernier contrat pour l'agence était bouclé et rien ne m'obligeait à y retourner. Sans trop réfléchir, j'appelai Anna, qui partait pour Olgii la semaine suivante. Je lui demandai de l'accompagner. Elle accepta. Je fis rapidement mes bagages / laissai mon vieux reflex argentique que j'avais l'habitude d'emporter partout / partis demander d'urgence un visa. Ma notoriété me servirait encore une fois. Pour moi, photographe internationale, voyager était facile. J'avais déjà parcouru plusieurs fois certains continents. Mais partir sans projet, ça c'était effrayant. C'est ainsi que débuta un voyage dont je ne connais ni la durée, ni l'issue. Par la rencontre d'une fée au large sourire à qui je confiais mon désespoir / une femme pourtant inconnue. Et me voici maintenant sur le seuil de la yourte. Derrière, bruit des préparatifs du petit-déjeuner / odeurs mélangées et un peu écœurantes de thé et de tsuivan. Devant, l'immensité d'un lac bleu glacial / au loin, des monts que parcourent toutes les nuances de gris et de mauve / et comme m'ouvrant les bras, un ciel d'une incroyable limpidité.

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