Partir.

Ce matin la voiture prend un autre chemin. Il n'ira pas là où on l'attend. Ce matin, il sait qu'il tremble un peu, mais qu'il prend la bonne décision. Elle est encore endormie et il ne l'a pas réveillée, c'est la même chose chaque matin. Il se lève aux aurores pour être seul face à lui-même, pour se préparer à la journée qui commence, se préparer à agir comme un être social, quand il voudrait être le vent. Il pense à celle qui est endormie, et ça lui fait comme une morsure de sa lâcheté, elle ouvrira les yeux et ne le cherchera même pas. Elle pensera qu'il rentrera ce soir, et il ne rentrera pas.

Il n'y a pas de bonne manière de blesser ceux qui vous aiment. Parfois c'est eux ou vous, dans une sorte d'urgence. Il a préféré partir pendant qu'elle dormait. Il y a déjà trop de blessures ouvertes comme des fossés béants entre eux. Il sait qu'elle pourrait noyer tous les départs dans ses grands yeux de larmes et d'amour. Qu'un regard d'elle peut suffire à lui lier les poings et le ramener pour l'éternité. Et il doit partir.

Il pense à celle qui est endormie et il pense à celle qui ne dort pas. Il sait que c'est vers elle qu'il va, ce matin. Il ne sait pas si elle voudra le suivre. Celle qui ne dort pas a les ailes liées dans le dos. Elle est comme lui. Il voudrait dormir près d'elle cette nuit. Il voudrait des nuits claires comme de l'eau, claires et douces comme l'été contre sa peau. Il sait qu'elle résistera sûrement. Mais aujourd'hui, il choisit pour elle. Il la libère de tous les combats. Il est le chevalier blanc dont ils riaient ensemble. Elle dit qu'elle ne sait pas de quoi elle sera faite demain. Il l'aime parce qu'elle est libre et il vient la libérer. Il l'aime parce qu'elle est venue le toucher dans des endroits baignés de nuit centenaire. Il va prendre un à un tous les maillons des chaînes autour de ses chevilles et les briser dans ses mains.

Il conduit et sa lâcheté et son courage lui semblent légers comme ses os d'oiseau. Menus, menus. Il s'en souvient si bien. Poser ses lèvres contre les siennes. Plonger dans son regard. Entendre son rire-cheval sauvage. Dans trois heures, peut-être quatre, il sera devant elle. Elle n'en sait rien.

Et la nuit, et demain. Il n'en sait rien.

Celle qui est endormie et celle qui ne dort pas ont cela en commun qu'elles aiment celui qui part d'un amour pur, immense et bienveillant. Elles le voient.

Un jour, celle qui ne dort pas laissera celui qui est endormi dans un élan de courage. Ou de magnifique lâcheté.

Pourvu qu'elle soit vivante. Et ivre.

Si celui qui part vient jusqu'à elle, elle le suivra. Elle l'attend depuis mille ans. Mais ce n'est pas un chevalier blanc. Elle dit que les chevaliers blancs dans la vraie vie sont sans doute des psychopathes finis, alors tant pis. Tant mieux. Ils rient. De leurs blessures de leurs chaînes, de leur lâcheté et du courage.

Tout est alors léger, léger, menu comme ses os d'oiseau. Qu'elle viendra déposer dans ses mains demain. C'est décidé. Demain, elle le rejoint.