PARTIR

emilio

PARTIR

            - Je t’emmène loin.

           

            - C’est où loin ?

           

            - C’est à distance de l'enfermement.

           

            - Pourquoi  tu ne m’as pas laissé là-bas ?

           

            - Parce que ce n’est pas bien pour toi.

           

            - Et qu’est-ce que tu vas dire au médecin qui me soignait ?

           

            - Je me fous de ton médecin, des cachets qui t’endorment et font de toi un zombie !

           

            - Mais que vas-tu bien pouvoir lui raconter, quand il va s’apercevoir que j’ai disparu ?

           

            - Que je t’ai enlevé, parce que je ne supporte plus de te voir mourir à petit feu dans  l'univers de cet hôpital !

           

            - Mais tu sais bien que je n’aime pas la vie.

 

      Et j’ai accéléré comme un dingue sur la voie rapide qui nous conduirait où je voulais aller avec lui, pour oublier ce qu’il venait de me dire.  Si je ne traînais pas, nous serions arrivés à l'orée du jour à la maison au bord du lac, celles de nos parents et de nos souvenirs d'enfance.

 

      Depuis leur mort, je m'occupais de lui de toutes mes forces pour l'aider à combattre sa fragilité, jusqu'au jour où il a fait une T.S, comme on dit dans le jargon médical. Ce soir-là, en revenant de faire mes courses, je l'ai retrouvé exsangue sur le lit, une bouteille d'alcool finissant de s'épandre sur la moquette, au milieu de ces petites pilules si pratiques qui servent à s'endormir quand on n'a plus de rêves. Lui, il en faisait plus depuis si longtemps, que j'ai cru qu'il ne se réveillerait jamais. 

 

      C'était il y a trois mois, il lui ont lavé l'estomac et changé la couleur des cachets en y rajoutant des bulles et des ballons pour lui permettre de voir la vie en rose, mais comme rien ne marchait, essai après essai, ils ont voulu le garder encore, en attendant le traitement miracle qui le stabiliserait. Tellement beaucoup que je devins à mon tour fragile, à force d'être loin de lui.

 

      Dans l'habitacle de ma guimbarde qui roulait à un train d'enfer sur l'autoroute de l'espoir, je me suis du coup tourné vers lui pour revoir la couleur de ses yeux et j’ai bien vu qu’il avait froid.

           

            - Dis-moi, tu trembles, n'est-ce pas ?

           

            - Je n’ai pas l’habitude de sortir la nuit en voiture, je me sens pas bien, tu n’aurais pas dû me faire sortir de là-bas…

           

            - Mais merde, tu veux rester toute ta vie là-dedans ? Tu n’as pas encore compris que c’est plus beau dehors ?

           

            - J’ai froid…

           

            - Attends, tiens mon blouson !

 

            J’ai retiré mon blouson en tempêtant contre lui, tout en faisant une vilaine embardée et je le lui ai collé sans ménagement sur les épaules.

           

            - Alors, ça va mieux maintenant ?

           

            - Oui, mais pourquoi tu m’aimes tant ?

           

            - Mais putain, c’est normal !  Réveille-toi, tu es mon frère, bordel  de merde !

           

            - Je ne sais pas si j’ai pris mes médicaments…

           

            - Quoi ?

           

            - Mes médicaments, je ne me souviens plus si je les ai pris et sans eux, je ne me sens pas bien… Tu as déjoué la présence de l’infirmière pour me faire partir en pyjama de là-bas et je n’ai pas non plus eu le temps de prendre ma montre sur la table de chevet.  Sans ma montre, je suis perdu.

           

            - Calme-toi, il y a l’heure sur le tableau de bord et je suis sûr que toi et moi on peut s’en sortir sans eux. Tu dois me croire, il faut que tu me laisses le temps de te faire comprendre qu’on peut être heureux tous seuls ! D’accord ?

            - Oui, d’accord.

            Et il s'est endormi entre ciel et terre, dans la vitesse exponentielle du monde et de cette route, à l'intérieur d'un habitacle où je veillais sur lui, loin de la misère et du vacarme insupportable que font les âmes et les corps qui souffrent au fond des hôpitaux.

            - Dors, petit frère, j'ai murmuré, en le couvant du regard, tu vas voir comme on va être bien là-bas.

            On est arrivé comme prévu à destination au petit matin... Le jour déchirait le voile de la nuit pour éclairer le lac d'une lumière douce, encore vierge. Comme il était dans les vapes avec tous les cachetons qu'il prenait, je l'ai aidé à descendre du véhicule et nous avons marché en titubant vers le miroir de l'eau. Une volée d'oiseaux blancs fit comme un feu d'artifice en criant sa joie d'exister. Le dos d'un poisson argenté scintilla dans un froissement de vagues et des petites perles de soleil d'hiver allumèrent nos yeux d'une couleur oubliée.

            Alors mon frangin esquissa le même sourire que lorsqu'il avait dix ans et qu'on partait à la pêche sur la barque de papa.

            - Tu vois, frérot, elle est encore là ! M’enthousiasmai-je, en lui montrant l'esquif couché sur un nid d'herbe fraîche, tout près des frondaisons qui masquaient à peine la maison.

            - Tu sais ce qui me ferait plaisir ?

            - Quoi ?

            - C'est qu'on aille à la pêche !

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