Paulette.

José Herbert

Texte écrit rapidement à la suite d'un cauchemar: Paulette. Ne pas lire si on est sensible.

 

Je sortis finalement d'un sommeil profond, sans le souvenir du moindre rêve, tellement lourd que pendant les quelques minutes qui me parurent interminables je me suis demandé qui j'étais, où j'étais. Mentalement, la conscience engourdie, je passais en revue les endroits que j'avais fréquentés ces derniers temps et les actions qui furent les miennes récemment, en tentant de sonder une mémoire rebelle pour l'instant à toute sollicitation, aux fins de me resituer dans l'espace et dans le temps. N'ayant pas les réponses à mes atermoiements singuliers, j'ouvris les paupières, difficilement, et j'interrogeai les lieux m'environnant. La pièce où je reposais présentement au sol dans un angle était parfaitement carrée, de grandeur moyenne et basse de plafond. Deux mètres, tout au plus. Je crus qu'en me dressant, j'allais cogner mon cuir chevelu et mes cornes de supposé cocu. Non ! Impossible ! Paulette était tellement moche. Je ne fis point l'effort d'essayer de me dresser. Pas maintenant. La volonté pour le moindre geste me faisait défaut.

 

Pas de fenêtres. Une porte banale dont j'apercevais l'énorme clenche en faïence, qui pendouillait comme un œil humain hors de son orbite. Les murs autour de moi étaient de couleurs diversement panachées, sales et indéfinissables. Dans l'angle opposé il y avait une chaise en bois sur laquelle était assise une femme. Ma femme, qui me regardait fixement, les deux mains posées sur les genoux, un étrange sourire sur les lèvres, découvrant partiellement une dentition irrégulière et jaune, d'un jaune sale. Elle avait maigri, j'en étais sûr. Je criai à son encontre en grimaçant :

 

-Paulette, tu me fais chier. Pétasse !

 

Je ne connaissais pas les raisons qui me conduisirent à la maltraiter. De toute façon elle le méritait. Je n'ai jamais supporté le tablier à fleurs qu'elle portait en permanence. Ni cette façon de me servir du vin dans des verres à moutarde. La phrase m'était sortie toute seule. Un besoin en quelque sorte, jaillissant hors de mes entrailles comme une giclée de diarrhée. Elle ne répondit pas, ne remua ni un cil, ni un doigt de la main. M'avait-elle entendu ? Seules ses paupières battaient de temps en temps et sa poitrine se soulevait de façon régulière, preuves qu'elle était vivante. Elle continua à me fixer de ses grands yeux, trop grands pour son visage, au blanc rosi par la fatigue et la misère. En face d'elle se trouvait une table carrée, en bois également. Pourquoi diable ne posait-elle pas ses mains  sur la table ?

Aucun autre meuble n'occupait la pièce, à part une deuxième chaise, l'assise cachée sous la table, qui m'était destinée me sembla-t-il. Je me relevai, m'assis au sol en prenant appui sur mes deux mains, avec l'intention de rejoindre Paulette. J'aperçus près de moi une scie, qualifiée d'égoïne par les menuisiers, de belle taille, dont la lame, tremblotante sous le peu de clarté, me parut rouillée. En approchant mon regard je vis qu'il ne s'agissait nullement de rouille mais plutôt de sang bruni par le temps. Je le supposais sans en être sûr pourtant. Le sang maculait également la poignée en bois, comme si l'individu qui l'avait utilisée en avait sur les mains, entre les doigts. Les dents de ladite égoïne étaient souillées de substance filandreuse, blanchâtre, molle, dégoûtante, dont je ne sus définir l'origine. Que faisait cet outil à mes côtés ? Je ne sais pas scier. Je hais le bricolage. Je hais le bruit de la scie, cet horrible frottement qui déchire sans pitié les matières, quelle que soit leur dureté, sur un rythme binaire qui me faisait grincer des dents.

Je regardai ma femme.

 

- Paulette, pourquoi cet outil sanglant à mon flanc ? Réponds-moi, salope ! Tu sais bien que je ne supporte pas le bricolage. Tu me l'as assez reproché. Ta mère aussi d'ailleurs me le reprochait. Tu as voulu me narguer ?

 

Elle ignora mes remarques, bien que son sourire et ses yeux me fixassent intensément. Aucun son ne sortit de sa bouche. M'avait-elle entendu ? J'en doutais.

En levant les yeux vers Paulette j'aperçus au sol une rigole, qui traversait la pièce de part en part, droite, taillée parmi les carrelages, sorte de caniveau étroit destiné à drainer la flotte et les saletés lors des lavages au Carolin et à la raclette. Une tête humaine reposait dans la rigole, au centre géométrique de la pièce. Une tête sans corps. Une vraie tête, qui me regardait. Grâce à elle la mémoire me revint lentement, par bribes légères. Je la connaissais. L'évidence éclata dans mon esprit. La tête était celle de ma belle-mère, la mère de ma femme, toujours en position d'assise immobile dans un coin de la pièce. Elle affichait le même air con, accentué par l'absence de son corps, la même bouche fortement lippue, le même regard bovin, les mêmes narines amples et profondes. La couleur des cheveux, grisonnants chez ma belle-mère, et l'abondance des rides marquaient seules les différences. Je fus surpris, tout de même. Je l'avais encore vue hier, chez moi, sur son corps entier, un corps fané par le temps, déformé par les maladies. Elle râlait évidemment, comme d'habitude. D'après elle, j'étais trop jaloux, trop possessif, trop autoritaire, trop brutal, trop tout, et sa fille en souffrait. Fallait que ça change. Sinon !!!! Sinon quoi ? Pouffiasse ! T'es bien comme ta fille ! Même sang, mêmes gènes, même connerie ! Te voilà ridicule, sans corps. Ma foi, je ne fus pas mécontent, même si ma conscience ne m'incitait pas à la réjouissance. Un bourreau lui avait coupé la tête. Bien fait pour elle ! Avec quoi ? Une hache affûtée ? Une scie ? Un long couteau de boucher ? Je me retournai vers l'outil qui se trouvait là, tout proche, presque à me toucher, souillé de sang, de lambeaux de peaux et de glaires.

 

- J'ai soif, Paulette ! J'ai la bouche sèche. Tu as vu dans quel état est ta mère ? Tu n'as aucune pitié pour les gens qui souffrent. Chasse donc ce rat qui lui bouffe le visage ! Nom de Dieu trouve un balai et écrase-moi cette vermine, si tu veux vraiment garder un souvenir correct de ta génitrice !

 

Elle ne bougea pas. Elle avait sans doute décidé de ne plus bouger. J'étais de mon côté figé dans le coin de la pièce, incapable de me mettre debout et d'accomplir ne serait-ce qu'un pas, tandis que le rat bouffait la tête de ma belle-mère, qu'un filet de jus laiteux emplissait la rigole et suivait la pente. Bravo les maçons ! Du beau travail ! Y a pas à dire ! J'aurais voulu rejoindre Paulette, la consoler, lui bisouter ses lèvres charnues, lui réchauffer les mains, lui dire qu'il fallait continuer à vivre, qu'après tout sa mère était vieille, que même sans corps elle est maintenant au ciel. Là-haut il n'y a que les âmes. Pffff ! Connerie ! Mais il fallait que je passe non loin de ma belle-mère. De sa tête en fait, sa salle tête d'emmerdeuse. J'en fus incapable. Pauvre Paulette ! Elle avait sans doute besoin d'un peu de compassion, de tendresse. Elle en eut si peu dans sa vie. Sa vie de merde.

 

- Paulette, où est le corps de ta mère ? Qu'en as-tu fait ? Réponds-moi ! Ta mère t'a mise au monde, ne l'oublie pas ! Tu es sortie de son ventre, comme un étron puant. De son ventre qu'elle n'a plus. A l'époque elle en avait un, énorme, tu t'en souviens. Epargne-lui des souffrances inutiles! Je sais, il est trop tard, tu me diras. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Caresse-la, ta mère, ou du moins ce qu'il en reste.

 

Cette dernière sentence fut prononcée à voix basse, car je ne percevais que trop son inutilité. Ma femme n'avait aucune réaction. Las et découragé je me rallongeai dans l'angle de la pièce, sur ce sol râpeux. J'étais essoufflé. Pourtant je ne faisais aucun effort physique. Rapidement je me sentis tomber dans un puits et je sombrai dans un sommeil profond, comme abasourdi par les émotions que je venais de vivre.

 

Une éternité plus tard je fus réveillé par un puissant éternuement. Le mien, qui me secoua. Je mordis l'extrémité de ma langue. Une bestiole avait chatouillé mes narines. Une autre avait pénétré dans ma bouche, que j'avais probablement tenue ouverte pendant mon assoupissement. Je crachais et me frappais les joues, pensant ainsi me débarrasser des corps indésirables. J'ouvris les yeux. Ma chemise et mon pantalon étaient envahis par une nuée d'asticots blancs crémeux, gigotant et prenant des directions insensées. Les cons ! Je me levai et m'ébrouai. Ces larves n'ont aucune communication entre elles. Chacune de son côté, sans se soucier de sa voisine de fuite, elle cherche l'ombre, le refuge le plus proche qui lui permettra d'échapper, croit-elle, à l'éclatement de sa chair suite à la claque d'un prédateur humain, par définition mal intentionné.

 

- Paulette, tu aurais pu nettoyer toute cette engeance ! Ma parole, tu ne fous rien ! Tu n'as jamais rien fichu de ta vie. Remue-toi un peu, tu vas prendre racine sur cette chaise ! Et puis j'ai soif ! Prépare-moi un whisky, nom d'une pipe ! Il faut tout te dire.

 

Elle avait nettoyé, balayé, donc quitté sa chaise avant d'y revenir. Elle aurait pu me le dire, me le crier, répondre à mon agressivité. Que nenni ! Muette comme la carpe elle me regardait en souriant. Mais je perçus comme un chouia de bizarrerie dans son sourire. Oui elle avait nettoyé. Le balai, au manche crasseux, était appuyé contre l'un de ces murs glauques. La tête de sa mère avait disparu, et la rigole où elle se trouvait montrait des traces de liquide blanchâtre qui, peu à peu, s'écoulait en suivant la pente, ou s'évaporait.

 

- Paulette, qu'as-tu fait de la tête de ta mère ? Tu l'as bouffée ? Ou alors tu as bouffé le rat qui a bouffé la tête de ta vioque ? Dis-moi donc ! Tu en serais capable. Ne me cache rien ! Tu disais tout à ta mère, même après que je te saute en gueulant.

 

Je m'approchai d'elle, doucement. Maintenant que la belle-mère avait cessé de me fixer avec ses yeux de cadavre, la voie était libre, même si marcher pieds nus sur des asticots ne m'allait guère. Paulette me regardait avancer vers elle, et cette bizarrerie qu'elle avait dans le faisceau de ses yeux s'accentua, sans que je pusse la définir.

 

- Oui ! C'est bien toi, Paulette. Je doutais, depuis l'autre coin de cette foutue pièce de merde. Ton sourire me fait mal. On dirait que tu as maigri. Tu n'as jamais eu les dents aussi jaunes. Tu ne fumes pas pourtant. C'est le seul défaut que tu n'as pas. La mémoire me revient, Paulette, enfin. Oui, c'est bien toi Paulette. J'ai douté.

 

Je la pris par les épaules. Elle posa ses deux mains sur la table, bien à plat. Des asticots rampaient entre ses doigts. Elle ne fit rien pour s'en débarrasser. Ses cheveux étaient poisseux. Sa lèvre inférieure tremblait. Soudain son sourire se transforma et une panique sans nom teinta son regard. Elle souleva sa main droite et montra de l'index une protubérance violacée, tel un furoncle, qui pointait son sommet jaunâtre sous le lobe de l'une de ses oreilles, la gauche. Je m'approchai. La bosse gonflait à vue d'œil. Sa peau devint mince, fragile, transparente jusqu'au moment où elle crissa puis creva, laissant échapper un mélange de sang, de pus, et d'asticots, sales bestioles, dont le souci principal fut de s'abriter, en rampant sur la peau, derrière les linges, dans les cheveux, à l'intérieur de l'oreille. L'asticot a-t-il des yeux ? Drôle de question ! Je m'en fiche. C'est son problème.

 

- Dis donc Paulette, tu as la même maladie que feue ta saloperie de mère, tu te pourris du dedans. Tu sais ce que j'ai trouvé à l'intérieur de sa tête quand je l'ai sciée ? De la merde ! Exactement la même que celle que tu craches en ce moment. C'est génétique. Elle avait les dents jaunes aussi ta mère, mais moins que toi.

 

Curieusement Paulette ne ressentait aucune douleur. Cependant son corps maintenant tremblait, ses dents claquaient et son regard s'emplissait d'une incroyable folie. J'eus le sentiment qu'elle suppliait. Son sourire étrange n'était en fait qu'une supplique, une prière qu'elle m'adressait.  Pourquoi diable ne s'est-elle pas enfuie par la porte pendant que je roupillais ? Elle savait sûrement ce qui l'attendait. J'oubliais qu'elle était fermée,  que j'en avais la clé dans ma poche, je la sentais au travers du tissu.

Je me levai, me dirigeai vers l'angle opposé de la pièce et me saisis de la scie égoïne qui y gisait. Oui ! C'était bien du sang bruni et des glaires infâmes qui la salissaient. Je passai mon index gauche sur les dents, pour m'assurer qu'elles étaient bien affûtées, enfin lentement je fis demi-tour et m'approchai de ma femme en agitant l'outil. Elle hurla en portant les deux mains à son cou comme pour le protéger. Un seul mot sortit de son gosier de pute:

 

- Non !!!!!!

 

 

 

 

 

 

 

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