Persistance de l'âme mémoire

edna

Captations à Central Park

 Un corps de femme échoué sur la rive droite du Harlem Meer, au Nord-Est de Central Park, avait attiré une foule de curieux ce matin d’automne 2088. Le commissaire Joshua Stones s’apprêtait à franchir la ligne de démarcation, lorsque son collègue, Jack Meyer de la brigade des mineurs l’agrippa par le bras.

- Joshua, j’ai le regret de t’annoncer que tu as été destitué de cette affaire, dit-il d’un air faussement compatissant.

- Jack, cela fait 20 ans que je travaille à la brigade anticriminelle, tu ne peux pas me faire ça, répondit Joshua la mine défaite. Il n’avait pas eu le temps de se raser ce matin-là, sa barbe de trois jours jurait avec le reste de son costume.

La foule grandissait autour du lac d’Harlem Meer. Les joggeurs matinaux, les nounous au retour de l’école et les mamies alertes constituaient bientôt un amas d’intrépides spectateurs.

- Je vous prie de reculer Madame, vous empiétez sur les lieux du crime, assenait un officier de police à une femme d’une cinquantaine d’année, blonde décolorée, en tailleur léopard qui du haut de son mètre cinquante se tordait le cou pour mieux contempler la scène.

On distinguait nettement les jambes de la victime, par-dessus le rebord du bassin, vêtues d’une jupe en jean délavée, trouée par endroits. Ses jambes nues étaient parsemées de blessures dont le sang coagulé avait dessiné sur la peau des motifs étranges. Une de ses jambes n’avait plus de pied. Le buste et la tête étaient quant à eux entièrement immergés dans le lac. D’immenses flaques de sang encerclaient la victime. Tellement abondantes qu’elles ne pouvaient provenir de la même personne. Plus loin, une main et un pied, désolidarisés, traînaient sur les feuilles brunes du châtaignier. Grisés par l’atmosphère, les badauds pianotaient sur leurs portables, dégainaient leurs appareils photos et se perdaient en onomatopées. « ohhhhhh, grrrrrrrr, pssssssssssssssss vous avez vu ça ? »

- La victime est la copine de ton fils, nous venons de recevoir l’information, tu ne peux pas enquêter sur cette affaire, poursuivit Jack.

- Je suis brouillé avec lui depuis 5 ans, une histoire compliquée avec sa mère. Je vais demander un recours, cette histoire me rappelle un cas que j’ai traité il y a 6 mois dans le Lower East Side. Ces mains et ces pieds coupés, ce n’est pas anodin, laisse-moi je t’en prie, dit-il en essayant de se dégager de Jack, qui le retenait par le bras depuis 5 bonnes minutes. Leur altercation avait attiré l’attention de gamins excités, que l’officier de police essayait de maîtriser.

Le corps était à présent recouvert d’une bâche. Les enquêteurs allaient et venaient. On avait fait venir le médecin légiste ainsi qu’un expert judiciaire. Les journalistes avaient pu poser leurs questions, auxquelles on avait répondu de manière expéditive, puis au bout de trois heures, le choc inouï de la scène s’était estompé pour laisser nos voyeurs retourner à leur quotidien. Profitant d’un moment de calme, l’équipe se pressant autour du stand de hot-dog, Joshua s’approcha du corps, accompagné d’Helen Lenendham, le médecin légiste.

-  Tu sais le faire ? lui dit-elle.

- Oui j’ai suivi une formation sur l’extraction de l’âme mémoire. Elle se situe sous l’aisselle droite.

- Parfait, dépêche-toi, ils seront de retour d’une minute à l’autre.

***

Plongés dans l’obscurité du cabinet, Helen et Joshua tentaient de regrouper les informations relatives aux dernières minutes de l’assassinat. L’âme mémoire répertoriait tout ce qu’avait fait, entendu, vu, ressenti, mémorisé la victime tous les jours de sa vie jusqu’à la dernière seconde.

- Joshua, branche l’âme mémoire et retire-nous les données de ces 6 derniers mois, d’après les motifs vaudous sur ses jambes, cela me fait penser à un meurtre expiatoire d’une secte du 3ème millénaire.

- Helen, je viens de retrouver la séquence relative à sa rencontre avec mon fils. Ils se sont vus la première fois au Tenement Museum d’Ochard Street, elle vendait les tickets.

- On s’en fiche, Joshua, et c’est anticonstitutionnel ce que tu fais. Seules les données relatives au meurtre, nous avons le droit d’investiguer. Je reviens dans 5 minutes, tu veux un café ?

- Oui, merci Helen.

A peine se fut-elle éclipsée qu’il tapa dans le moteur de recherche interne Brian Stones, le nom de son fils. Une succession de résultats s’affichèrent. Un dialogue datant de leur rencontre, des chansons aux paroles romantiques, des photos de leurs vacances à San Francisco, un poème qu’elle lui avait écrit. Tiens sur cette photo, son fils ressemblait beaucoup à sa mère. Il lui avait cité du Baudelaire, Joshua était fier de son fils. Plus il fouillait les données de l’âme mémoire, plus il se sentait proche de son fils, plus il se sentait coupable d’éplucher sa vie privée. Il se hâta de copier coller le reste des résultats sur un disque dur puis recentra ses recherches sur les derniers instants de la victime quand soudain, il reconnu la main de son fils, coupée au milieu des feuilles d’Harlem Meer. L’âme mémoire avait filmé la scène de viol, horrifiante, que seule ne surpassait pour Joshua le spectacle cette main familière.

***

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