La Méthode

Alain Le Clerc

Parfois, il y a des crimes qui sont des bénédictions.

            Une page d'un vieux journal danse avec le vent froid sur la 44e Rue à Manhattan. Je montre mon badge d'inspecteur au policier qui garde l'entrée du 432 ouest. L'Actor Studio. Un lieu mythique pour les étudiants en théâtre qui désirent suivre les traces de Brando, DeNiro et Pacino.  Le berceau américain de la Méthode selon Stanislavski. 

                J'ouvre une des énormes portes blanches de l'entrée principale. Un policier me guide vers le lieu du crime. Le petit amphithéâtre sombre contient à peine deux cents places assises devant une scène minuscule. La photographe judiciaire prend plusieurs clichés du cadavre. Le jeune homme est affalé sur une chaise et regarde droit devant lui. Son corps est transpercé de plaies dégoulinantes.  Il s'agit probablement d'un simple accident, un poignard rétractable défectueux. Un crime banal dans le district  de Manhattan ... 

                C'est à ce moment précis que je la vois. Elle s'approche. Elle sourit. Malgré le cadavre, les flashes du photographe et les enquêteurs qui recueillent les preuves, elle apparaît comme une déesse en plein cauchemar. Elle me dit quelque chose. Je fixe son décolleté subtil pour revenir sur ses yeux vifs.  

-              .... N'est-ce  pas inspecteur ?

-              Euh oui. Bien sûr. Absolument.

C'est pas possible. Un vrai collégien.

-              Mademoiselle euh..

-              Appelez-moi Stéphanie. Je suis coach pour les étudiants à l'Actor Studio.

Elle me tend une main délicate. Son parfum me rend fou. Nous marchons un peu pour nous éloigner de l'étrange scène de crime.

-              Pouvez-vous me rappeler les circonstances de la mort de (je consulte mes notes) Antonio ?

-             Il est ... était un élève doué. Nous répétions un extrait de Zoo Story d'Edward Albee.  La scène du suicide. Je crois que son intensité l'a ... aveuglé. 

-              Vous étiez présente ?

Elle soupire lentement.

-              C'est plus compliqué.

-              Trop compliqué pour un policier, Stéphanie ?

Elle sourit sans conviction.

-              Vous connaissez Stanislavski ?

-              Un peu. Stanislavski, c'est la Méthode n'est-ce pas ? Les maniérismes, les tics. Comme Brando dans Le Parrain.

Elle grimace.

-              Les fondateurs de  l'Actor Studio ont adapté les enseignements de Stanislavski. C'est la quête de la vérité au théâtre, contrairement au jeu et aux simagrées convenues des acteurs classiques. 

-              La quête de la vérité ?

-              En voici un exemple : Stanislavski demande à une étudiante de jouer une scène toute simple = elle a perdu un bijou d' une grande valeur et elle doit tenter de  le retrouver. L'actrice, tout excitée de jouer devant le grand maître, s'exécute. Elle se frappe la poitrine et elle se jette dans tout les sens. Elle jubile, les joues roses de plaisir. Pour elle, il s'agit d'une performance parfaite. 

-              Et pour Stanislavski ?

-              Le  maître dit simplement :  '' C'est bien, mais... ou est le bijou ?'' L'étudiante ne comprend pas. Stanislavski lui dit froidement :  ''Trouvez le bijou où vous êtes exclue de ma classe''. L'étudiante  panique, elle court, elle soulève les rideaux. Rien. Elle s'effondre en pleurant. Stanislavski sourit et lui dit :  '' C’est de cette façon que vous devez jouer maintenant ''.

-              Intéressant...     

-               Et ce n'est pas sans risques.

Je la dévisage.

-              Des risques ? Vraiment ?

Stéphanie sonde mon regard.  Sa beauté est décuplée par sa passion évidente pour son métier. Je me fais violence pour éviter de l'embrasser.

-              Vous étiez coach pour Antonio ?

Je lis un soupçon de panique dans ses yeux noisette. Elle reprend rapidement sa contenance.

-              Antonio avait du mal à trouver le ton pour la scène. Il jouait faux.

-              Et vous l'avez aidé ?

Elle hésite.

-              J'ai suggéré ...

Elle se mord les lèvres.

-              Vous lui avez suggéré un vrai couteau... n'est-ce pas ?

-              C'était pour l'aider à trouver la vérité du personnage... C'était beau et terrifiant. La peur, le désespoir ...  Mais il était inexpérimenté. Il ... Il ne s'est pas arrêté à temps ...

-              Il s'est identifié au personnage et s'est suicidé, n'est-ce pas ?

-              ... un terrible accident.

Je m'approche et nous nous embrassons spontanément. C'est absurde. 

***

                L'enquête a corroboré la thèse de l'accident.

J'aime Stéphanie. M'aime-t-elle vraiment,  ou utilise-t-elle la Méthode ?

  Allez savoir ... 

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