PESTBOOK

oliveir

PESTBOOK

Je suis de l’ancienne génération. Pour moi, le mot souris dénomme encore un animal. J’ai été heureux de voir l’arrivée de l’informatique, cela nous a facilité la vie, cela a été un vrai soulagement et une source d’émerveillement intarissable. Il a fallu s’adapter mais cela avait un côté ludique aussi. Internet est venu se greffé sur ce terreau, cela était une prolongation de la révolution informatique mais cela a changé notre façon de communiquer. J’ai été un peu plus réticent, j’ai traîné les pieds. J’ai bien aimé avoir toutes les informations à ma disposition mais cela a bouleversé notre vie et nous n’avons pas fini de découvrir ces nouveautés qui modifient le monde. Je ne me suis jamais fait à ces communications en instantané avec un grand nombre de personnes, je dois être de la vieille école. Le clan, les tribus… ce n’est pas mon truc. J’ai toujours eu du mal à comprendre ce que fait mon fils, planqué derrière son écran à tchatcher. Quand il regardait les émissions de téléréalité tout en commentant en direct ce qu’il voyait sur Facebook, j’ai trouvé cela un peu triste. Il jouait au poker parfois en regardant la télé, cela ne m’a pas rassuré. Il passait des heures derrière l’écran à jouer, tchater… et il s’en contentait, cela m’attristait. Je suis passé aussi derrière l’écran mais à petites doses ou dans un but professionnel… Je ne voulais me perdre dans un monde virtuel. Mon but n’était pas d’avoir plusieurs pages d’amis. Peut-on communiquer autre chose que des platitudes lorsqu’on s’adresse à un grand nombre de personnes ? J’ai été très impressionné par les blogs de certaines connaissances, de vrais rapports sur leurs activités, tenus à jour, illustrés… C’était très agréable de faire défiler les pages mais je me suis souvent demandé pourquoi ils faisaient cela, dans quel but. Cet étalage de la vie privée m’interpelait. Les photos des enfants, la maison, la dernière poésie, les lectures, les voyages… il n’y a plus de raison de s’arrêter.  Toutes les informations ne pouvaient être communiquées à tout le monde, il n’y avait plus de vie privée possible. A quoi bon s’afficher de la sorte ? « Pour vivre heureux, vivons cachés» était un adage oublié.  J’étais un peu hostile et réfractaire à cette hyper-communication et je ne suis jamais entré dans cette mouvance. Je me branchais de temps à autre sur Facebook, je n’en attendais pas grand-chose, parfois je notais qu’un tel déménageait, un autre nous indiquait la destination de ses vacances, cela s’arrêtait là.

J’avais raison de me méfier mais je ne méfiais pas assez parce que je me suis fait prendre dans ce réseau. Je me suis désinscris et je ne suis pas prêt à m’y frotter à nouveau.

Je crois être un type ordinaire, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, identique aux autres. Un type qui a eu une vie ordinaire. A l’époque où m’est arrivée cette histoire, j’étais près de la retraite. Pas plus fatigué qu’un autre, une nouvelle vie et tout son univers de possibles s’offrait à moi. Je redoutais par-dessus tout qu’il ne s’y passe rien.

Chez moi, l’ambiance était devenue extrêmement pesante. Ma femme, Patricia, était irascible, elle élevait le ton sans raison, elle attachait de l’importance à des choses auxquelles elle ne faisait pas attention auparavant. Ce n’était pas dans son caractère de s’énerver de la sorte, elle était plutôt d’un naturel tempéré. Bien-sûr, la vie avait changé. Lorsque notre fils, Jean, nous a quittés pour voler de ses propres ailes, les silences sont devenus d’autant plus pesants qu’il était loin, nous savions que nous ne le verrions plus souvent, il habitait à Philadelphie. Nous redoutions de le perdre, d’avoir de moins en moins de nouvelles… Cet éloignement est d’autant plus difficile à supporter pour une mère quand il s’agit d’un fils unique. Le temps s’écoulait aussi, je crois que Patricia comptait les belles années qui lui restaient à vivre et je me demandais si elle voulait les vivre avec moi. Un soir, elle a évoqué le départ de Jean et elle a employé l’expression « contrat rempli ». Je n’ai pas su exactement ce qu’elle voulait dire. Considérait-elle qu’elle avait fini de l’élever et qu’elle entendait s’occuper de nous ou d’elle ? Je me suis demandé si elle ne voulait pas me signifier que notre contrat de mariage était fini, que notre famille avait explosé comme si nous avions convenu, il y a longtemps déjà et que nous reprendrions chacun notre liberté quand Jean nous rendrait la nôtre. Je n’ai pas osé insister, j’aurais dû mais je suis monté pour terminer un dossier. Le doute planait, un malentendu s’était installé.

 Je travaillais dans un garage de bonne taille, j’y étais responsable de la comptabilité et du contrôle de gestion. Je devais finir d’entrer les heures travaillées dans mon micro pour sortir les fiches d’activité. Il fallait aussi préparer l’arrivée du nouveau système de gestion centralisé. Le boss, Robert, conscient des soirées que je passais pour tout mettre au point, m’avait promis une prime, quelque chose de conséquent. Il est vrai que si je l’avais planté, il aurait été mal, mais je crois pouvoir dire que j’aimais mon travail.

C’est à cette époque que ma femme m’a dit qu’elle souhaitait divorcer. Pour moi qui craignais la monotonie, cela commençait bien même si je subissais le divorce. C’était regrettable de se quitter après tant d’années alors que l’horizon se dégageait. Je ne me suis pas opposé au choix de Patricia. Le pouvais-je d’ailleurs ? J’ai essayé de discuter avec elle mais j’ai vite compris qu’elle était résolue, je ne me suis pas opposé à notre séparation, cela a rétabli un peu la balance en ma faveur. De toute façon, je ne pouvais contraindre sa liberté. Nous n’avions plus rien à nous dire. Jean était parti, cela nous a peut-être donné bonne conscience, nous avions réussi à tenir jusque là. Nous n’avions plus de projets en commun. Bien-sûr, quand Jean a appris la nouvelle, il a été bouleversé, il est revenu de Philadelphie pour évaluer les dégâts. Il nous a trouvé résolus. Nous n’avions jamais formé une famille exemplaire, je me demandais sur quoi il allait pouvoir s’appuyer pour fonder lui-même un foyer. Peut-être n’y pensait-il pas ? Il avait l’air plongé dans son circuit relationnel et ses jeux sur internet, mais peut-on savoir ce qui se passe dans la tête d’autrui ?  Jean n’était pas d’un naturel à se confier. Il nous a quand-même dit qu’il croyait que notre foyer était solide à défaut d’être joyeux ou harmonieux. Il est vrai que nous n’étions ni l’un ni l’autre d’un naturel expansif. Il était surpris que sa mère soit à l’origine de notre séparation, cela contrecarrait les principes intangibles qu’elle professait.

C’était un divorce ordinaire, comme il y en a des centaines. Je crois que c’est le décès de ma belle-mère qui a précipité le mouvement. Je l’aimais bien cette femme même si elle me préférait son autre gendre ! Un flambeur, toujours en vadrouille, il n’était jamais bien nulle part. Pourtant il n’a pas dû être bien fidèle à sa femme, il aimait se pavaner dans les cocktails, je crois que ce monde en paillettes devait manquer à ma belle-mère. Pour elle, les vacances idéales, c’était dans un hôtel en bord de mer. Patricia a été affectée par la disparition de sa mère, elles étaient très liées, la mère s’était projetée dans sa fille, la fille avait voulu ressembler à sa mère. Sa mère organisait sa vie autour de voyages, surtout depuis la mort de son mari. Patricia tirait la langue quand sa mère lui racontait ses escapades. Elle savait que les croisières-conférence n’étaient pas mon truc. Peut-être m’a-t-elle quitté pour voyager à sa guise ? Elle a préféré vivre autrement donc sans moi. Elle m’a reproché de ne plus faire attention à elle. Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage, c’est bien connu. Elle prétendait que je ne remarquais même pas les nouvelles robes qu’elle achetait. Pourtant quand elle revenait du salon de coiffure, je lui disais toujours qu’elle était belle. Sa mère lui a légué deux studios, elle en loue un et vit dans l’autre. Si sa mère n’était pas décédée, elle ne serait peut-être pas partie.

Signaler ce texte