Petit Tom
mandragore
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usée deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il guette. L’ampoule du lampadaire proche grésille et clignote. Le brouillard étend ses bras froids sur la ville, transportant une odeur de poubelles et de vomis.
Plus personne ne traîne dehors à cette heure de la nuit, à part un groupe d’hommes qui titubent de l’autre côté de la rue, trop alcoolisés pour le remarquer. Tom ne bouge pas. Ce n’est pas eux qu’il attend. Il les laisse disparaître à l’angle d’un entrepôt.
Un break gris passe sur la route. La lumière de ses phares, diffusée par la brume, se reflète sur la peau pâle du garçon et fait briller ses yeux verts. Après l’avoir dépassé de quelques mètres, la voiture s’arrête puis recule tout doucement, jusqu’à s’immobiliser devant lui.
La fenêtre s’ouvre et apparaît la tête d’un homme aux cheveux poivre et sel. Une multitude de rides marquent son visage fatigué et jaunâtre.
― Qu’est-ce que tu fais dehors aussi tard ?
Petit Tom lève les épaules.
― Tu es tout seul ? ajoute l’homme. Où sont tes parents ?
Réponse identique. L’adulte au pull brun hésite quelques secondes avant de sortir du véhicule. Un regard à droite. À gauche. Personne, à part eux, n’erre dans cette rue et le brouillard les isole du reste du monde. Sa respiration s’accélère alors qu’il se mord les lèvres jusqu’au sang. Sa main tremblante se pose sur le genou du garçon.
― Tu veux venir avec moi chercher tes parents ? Tu auras plus chaud dans la voiture.
Petit Tom se lève et saisit sa valise. Elle est lourde. Si lourde qu’il doit la traîner sur le goudron.
― Je vais t’aider.
― Ça ira, soupire le garçon.
Sa voix est si faible que ses murmures se perdent dans la brume. Il tire son bagage sur la banquette arrière et s’installe à côté, sur le siège rehausseur qui s’y trouve. Il est heureux, cet homme a des enfants. Il voudra sûrement de lui.
Avant d’entrer dans la voiture, l'adulte balaye une dernière fois les environs du regard. Un sourire déforme un instant le coin de sa bouche, ravalé immédiatement par une déglutition gênée.
Ils partent.
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usée deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il attend. L’ampoule du lampadaire s’est définitivement soumise à la loi du brouillard, noyée parmi les relents de poubelles et de sang.
Il est seul. Il a peur.
― Pourquoi ? sanglote-t-il, les dents serrées. Pourquoi…
Ce matin-là, il courut plein de joie et d’insouciance à la cuisine.
― Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama-t-il en voyant son père y travailler.
― Je coupe la viande, répondit l’homme en abattant son hachoir avec force pour bien sectionner le cartilage.
― Pourquoi ce n’est pas maman qui le fait ? Tu dis toujours que c’est son travail à elle ?
― Pas cette fois. Les morceaux sont trop durs pour qu’elle arrive à les couper.
― Je n’aime pas quand les morceaux sont trop durs.
― Tu ne vas pas jouer les bébés ! le gronda son père. Tu as des dents, comme tout le monde, c’est pour t’en servir.
Petit Tom regarda autour de lui.
― Où est maman ?
Son père se retourna, son tablier plein de taches vermeilles. Il lui sourit.
― Elle se repose. Tu sais bien que maman a souvent besoin de dormir.
Une goutte de sang coula de son hachoir et s’écrasa sur le sol, émettant un bruit qui sembla résonner dans toute la maison.
― Tu vois ce que tu m’as fait faire ! explosa l’homme. Je dois nettoyer maintenant !
Les yeux de petit Tom se remplirent de larmes.
― Allons, allons, reprit son père d’une voix plus douce. Tu ne vas pas pleurer pour si peu. Tu es grand. Monte jouer dans ta chambre. Je t’appellerai quand ce sera prêt.
Le garçon acquiesça. Son père soupira et se remit au travail, assénant un coup de hachoir.
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usée deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il espère. L’ampoule du lampadaire proche a été changée. Pourtant, elle recommence à clignoter. Le brouillard est si épais qu’il semble absorber la nuit, la baignant dans une odeur subtile de pourriture.
Petit Tom est seul. Il ne veut plus être seul.
― Pourquoi ? sanglote-t-il, les dents serrées. Qu’est-ce que j’ai fait ?
Une voiture approche rapidement. Un coupé sport bleu clair. La voix rauque de Kurt Cobain résonne suffisamment fort pour agiter la brume. Elle s’arrête devant l'enfant dans un crissement de pneus, puis reste là, immobile.
Un homme et une femme en descendent enfin. Lui : la trentaine, les cheveux bruns en bataille, un sourire engageant, des habits à la dernière mode. Elle : le même âge, méditerranéenne, vêtue comme une prostituée de luxe qui offrirait ses charmes uniquement à qui elle veut.
Le garçon les regarde timidement. Un couple. Ça aime les enfants. Une famille.
― Eh gamin ! Qu’est-ce que tu fais là ? demande l’homme.
Son haleine sent les oignons frits et l’alcool, encore plus que celle de la mère de petit Tom dans ses mauvais jours.
― Tu t’es enfui de chez tes parents ? ajoute sa copine.
Il lève les épaules. L’homme part d’un éclat de rire bruyant.
― T’en fais pas ! On te juge pas. Si tes vieux sont des cons, t’as bien fait de te tirer. Mais si tu veux vivre dans la rue, tu vas avoir besoin d’aide.
Il jette un coup d’œil à la femme et reprend :
― Qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois qu’on pourrait lui trouver du travail ?
Elle passe la main dans les cheveux du garçon, collés par l’humidité. Puis elle observe son visage, ses bras, ses doigts et ses jambes.
― Je suis sûre qu’il se débrouillera très bien.
― Dans ce cas, c’est décidé ! Viens mon gars, on va te présenter aux autres.
Petit Tom les suit, traînant son bagage. Il s’installe juste derrière eux, entre les sièges, heureux de les avoir trouvés. Le véhicule disparaît dans la brume.
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usé deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il attend.
― Pourquoi ? sanglote-t-il, les dents serrées. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Petit Tom était redescendu de sa chambre. Il avait faim, soif, envie de faire pipi… Il se sentait seul…
― Maman ? Tu es là ?
Il n’y avait pas un bruit. Il passa aux toilettes. Elles étaient bouchées. Une drôle d’odeur régnait derrière le parfum de lavande.
La cuisine était vide. Un gros morceau de viande traînait sur la planche à découper. Le garçon détourna les yeux. Tout ce sang lui faisait peur. Sa mère n’était pas là.
Il se rendit à la salle à manger. Des éclaboussures rouges constellaient le linoléum. Son père n’aimait pas qu’il y ait des taches. Il ne serait pas content. Petit Tom se pencha et les observa. Il lui fallut une seconde pour comprendre que ce n’est pas de la sauce. Il ouvrit la bouche pour hurler. La main d’un homme bloqua son cri dans sa gorge pendant qu’une autre l’agrippait fort et le soulevait.
― Tu es un vilain garçon ! s'exclama son père. Je t’avais dit de rester dans ta chambre. Tout ce qui arrive est de ta faute, si tu avais été un enfant obéissant, elle ne serait pas morte !
― Maman ! soupira petit Tom entre les doigts.
Il fut projeté avec force contre le comptoir de la cuisine. Étourdi par un voile de sang, il essaya de se relever en entendant des pas lourds et le grincement froid du métal.
― Elle m’a supplié de ne pas t’envoyer la rejoindre. Elle ne veut plus te voir, tu n’es pas assez sage.
Un sanglot traversa petit Tom, comme un soubresaut final alors que la lame du hachoir tranchait son cou.
― Mais comme moi je suis gentil, ajouta son père en se penchant vers lui pour embrasser son front encore chaud, je ne vais pas l’écouter.
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usé deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il patiente. Le brouillard a avalé la ville, la perdant dans ce parfum de vide et de fin.
― Pourquoi ? sanglote-t-il les dents serrées. Je suis désolé. Pourquoi est-ce que personne ne veut pas de moi ?
Un homme grand approche d’un bon pas. Il ajuste les pans de son manteau de laine autour de ses épaules puissantes, faisant disparaître son col blanc. Ses traits encore juvéniles sont tirés par la lassitude. Ses yeux bleus se fixent sur l’enfant. Il sourit imperceptiblement, se penche pour lui parler bien en face.
― Que fais-tu là mon garçon ?
Sa voix est chaude, douce et rassurante. Petit Tom ne lui répond pas. Les autres étaient méchants. Ils n’ont pas voulu l’aider. Celui-là n’est sans doute pas mieux. Mais le prêtre ne bouge pas. Il reste immobile jusqu’à ce que l'enfant murmure :
― J’attends.
― Qu’est-ce que tu attends ?
Petit Tom lève les épaules.
― Tu m’emmènes chez toi ? continue l’homme.
Après un instant d’hésitation, petit Tom se met debout et part, traînant sa valise derrière lui. Le grand homme le suit. Le brouillard s’intensifie au fur et à mesure de leur avancée, comme s’il les avalait vers un autre monde.
Où sont-ils ? Vers où vont-ils ?
Le prêtre ne saurait le dire. Il resserre le col de son manteau et s'accroche à cet enfant, unique bouée au centre de cet océan laiteux.
Une maison abandonnée émerge. Elle semble plantée là, seule au milieu du blanc cotonneux, hors du temps et de l’espace. Une subtile odeur de moisissure et de pourriture mélangées règne dans l’air.
Petit Tom entre. Le prêtre s’arrête sur le pas de la porte, devant le spectacle qui s’offre à lui : le hall est tapissé d’un liquide vermeil qui paraît encore humide. Trois corps sans têtes gisent au centre de la pièce. Deux hommes et une femme exsangues.
L'adulte ferme les yeux et respire un grand coup. L’acide lui monte à la bouche, le forçant à vomir le vide de son estomac. L’odeur de mort est suffocante. Une envie de fuir ce lieu s’empare de ses jambes. Mais son cœur, ferme, s’efforce de les calmer. Il n’abandonnera pas cet enfant ici. Un coup d’œil à son téléphone. Pas de réseau. Ils sont seuls. Ou peut-être pas…
Il serre fort la croix accrochée à son cou et essaie de repérer petit Tom du regard. Mais ce dernier a disparu.
L’homme va chercher un bâton vermoulu dans le jardin, bien maigre protection. Puis il entre dans la maison, les sens aux aguets. Ses chaussures se collent et se décollent bruyamment au liquide visqueux alors qu’il s’approche des cadavres. Leur nuque semble avoir été rongée, découpée par de petites dents. Il adresse leur âme à Dieu d’une prière.
Où est le garçon ? Il doit le trouver et l’emmener au plus vite loin d’ici. Le bruit du frottement d’une valise contre le sol lui parvient d’un peu plus loin. L’homme s’y précipite lentement, prêt au pire.
Des éclaboussures de sang décorent le sol, les murs et le plafond de toute la maison. Un parfum entêtant de pourriture envahit les lieux, alors que la température baisse encore. La respiration rapide du prêtre projette une vapeur blanche dans l’atmosphère.
La cuisine. Dans le même état que le reste. Il y est accueilli par un nouveau cadavre, un homme portant un tablier maculé de sang.
― Il m’a fait mal, déclare une voix d’enfant dans son dos. Et il ne veut pas me dire où est maman.
Le prêtre tourne la tête, prêt à se battre. Mais ce n’est que petit Tom.
― C’est… ton père ? Que lui est-il arrivé ?
― Je ne veux pas me retrouver seul.
― Tu n’es pas seul. Quoi qu’il se soit passé, je suis là pour t’aider.
Petit Tom commence à pleurer.
― J’ai été un mauvais garçon.
Le grand homme s’approche et s’agenouille devant l’enfant. Il place sa main sous son menton et lui relève doucement les yeux. Il plonge son regard dans le sien.
― Quoi que tu aies fait, tu n’as pas à t’inquiéter. Dieu pardonne tout si on se repend sincèrement.
Les pleurs de petit Tom redoublent. Sa détresse transpire dans l’atmosphère de la cuisine, plus forte que l’odeur des cadavres.
― Alors pourquoi maman ne veut plus me voir ?
― C’est ton père qui prétend ça ? Il a menti. Ta maman t’attend certainement quelque part. Maintenant, nous devons partir d’ici.
Il veut prendre le garçon dans ses bras pour l’emmener. En vain. C’est comme s’il essayait de soulever un bloc de marbre. Petit Tom regarde sa valise.
― Les autres personnes m'ont voulu du mal. Comme papa. Pourquoi personne ne veut m'aimer ? Et toi, tu veux de moi ?
Pris d’un doute horrible, le prêtre se penche vers le bagage. Il doit découvrir la vérité. C'est plus fort que lui. Ses mains tremblantes font sauter les attaches.
Un petit garçon repose là, égorgé, entouré de quatre têtes aux regards vides, mélange de haine et de peur. Les yeux de l'homme naviguent en boucle entre Petit Tom et son corps pendant que son esprit essaie de se raccrocher à quelques lambeaux de raison. Il savait que le diable existait sur cette Terre. Mais il n’aurait jamais cru le rencontrer.
― Seigneur, aidez-moi ! murmure-t-il, les mots ayant de la difficulté à franchir le nœud dans sa gorge.
Le garçon avance d'un pas vers lui, le visage couvert de larmes. Le prêtre se relève pour lui faire face. Son cœur bat à tout rompre alors qu’il saisit la croix qui pend à son cou si fort que des perles de sang se forment sur ses doigts.
Encore un pas.
Emporté par la panique, l'homme n'y tient plus : il arrache le crucifix et le brandit devant lui.
― N’approche pas sale monstre ! hurle-t-il. Mon Seigneur me protège !
Le visage de petit Tom se durcit. Lui non plus n’est pas gentil. Lui non plus ne veut pas de lui.
Il saute à la gorge du prêtre, qui ne peut plus bouger, paralysé par la volonté du garçon. Petit Tom peut prendre tout son temps pour ronger les morceaux durs.
Petit Tom est assis sur une valise de cuir usé deux fois plus grande que lui. Seul sur le trottoir à l’angle des chemins du Juge de Paix et du Vieux Moulin, il attend. Le brouillard étend ses bras autour de lui, comme pour l’entourer de sa douceur glacée.
Le garçon se penche vers son bagage et lui chuchote :
― Ne vous en faites pas, je suis sûr que nous finirons par trouver quelqu’un qui veut de nous.