Un refuge domestique

nat28

Un refuge domestique

Je ne suis pas peu fier de ma trouvaille du jour : une vieille affiche pour un concert de jazz, tout en nuances de gris, dans un cadre en laiton piqueté de tâches de vert-de-gris du plus bel effet. Je suis certain qu’il va plaire à Liz, et surtout qu’il va apporter un peu de vie au grand mur sans âme du salon. Les immeubles neufs sont peut-être pratiques, sûrs, et bien isolés, mais ils leur manquent le charme des bâtiments anciens. Lorsque nous avons fêté nos trois ans de vie commune, Liz et moi avons décidé d’investir dans notre propre logement, et entre mes deux mains gauches et les capacités très limitées en matière de bricolage de ma compagne, la voix de la raison nous a guidé vers ce logement. La construction de Princess Terrace, à mi-chemin de nos deux lieux de travail, nous a semblé providentielle, et nous avons rapidement signé le contrat de vente pour un trois pièces. Et quatre mois après notre installation, nous ne pouvons pas dire que nous sommes déçus : l’appartement est conforme aux plans, les voisins sont agréables, un bus passe en bas de l’immeuble… c’est juste que tout est trop net et trop froid. Mais l’impression générale devrait s’améliorer lorsque le parc sera aménagé, au printemps prochain.

« Ben ? Tu es là ? »

Liz vient de rentrer. Je m’installe confortablement dans le sofa, face à mon poster.

« Je suis dans le salon. »

Elle entre dans la pièce, absorbée par le tri du courier. Elle me jette deux enveloppes sur les genoux avant de s’asseoir à côté de moi. Je toussote pour qu’elle lève enfin le nez : elle me regarde bizarrement avant de comprendre où je veux en venir, grâce à mes nombreux signes du menton. Elle regarde l’affiche avec une petite moue dubitative, puis elle lance :

« Sympa ! »

Malgré son manque d’enthousiasme, je sais que j’ai marqué un point. Ma Liz n’est pas du genre à s’extasier : le jour où je l’ai demandée en mariage, elle a accueilli sa bague d’un simple « joli ! ».

Nous nous plongeons dans la lecture de notre courrier quand soudain Liz me saisit le bras.

« Tu as vu ça ? »

« Quoi ? »

Elle me plante une feuille sous le nez. Je la parcoure rapidement.

« « Adam Sutton a disparu depuis deux jours » Qui est Adam Sutton ? »

« Le locataire du rez-de-chaussée qui fait pousser des géraniums. »

« Oh. Je ne me rappelle pas l’avoir croisé… »

« Il ne sort pas beaucoup de chez lui, il est à la retraite et son fils lui apporte des provisions deux fois par semaine. Il ne vit que pour ses géraniums. »

« Et ils sont encore là ? »

« Qui ? »

« Les géraniums ? »

« Pourquoi tu me demandes ça ? »

« S’il adore ses géraniums, il n’a pas pu partir en les abandonnant. A mon avis, il est chez son fils pour quelques jours, et il va revenir. »

« Tu crois ? »

« Inutile de s’affoler. Si ça peut te rassurer, nous irons sonner chez lui demain soir, nous verrons bien s’il est rentré. »      

Trois jours ont passé depuis la disparition de Monsieur Sutton, et un autre habitant du rez-de-chaussée, Graham Wilkes, manque à l’appel depuis hier. La police est venue dans la journée pour interroger les occupants de l’immeuble, et, depuis, les discussions vont bon train dans les couloirs. Apparemment, Wilkes est un étudiant en mathématiques qui vit en collocation avec un jeune professeur d’espagnol et une étudiante en arts appliquées. Cette dernière, pour une raison connue d’elle seule, est retournée vivre chez ses parents ce matin, sans prendre la peine de récupérer toutes ses affaires. Le professeur est actuellement en voyage scolaire avec une de ses classes, et personne n’a encore réussi à le joindre. Cette deuxième disparition a mis Liz dans tous ses états, et elle a décidé de mener son enquête : elle a interrogé nos voisins et a placardé la photo de Graham Wilkes sur toutes les vitrines du quartier.

Liz vient de rentrer avec un adorable chaton, mais, bizarrement, elle n’affiche pas la mine réjouie qui devrait accompagner l’arrivée d’une boule de poils dans notre vie. Elle rêve pourtant d’adopter un félidé depuis que nous sommes devenus propriétaires.

« La chatte de ta comptable a fait des petits ? »

« Non. »

Elle s’assoit dans le sofa et caresse l’animal avec un air absent.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Inutile de tourner autour du pot : autant résoudre directement la crise. Liz soupire puis lève la tête vers moi.

« C’est le chat d’Anna Silkes. »

Cette information ne m’éclaire pas vraiment, et mes grands yeux ahuris la poussent à continuer.

« Anna habite au premier. Elle a acheté son appartement le même jour que nous, tu ne te souviens pas ? Une petite brune ? »

« Ca ne me dit rien. »

« Tu ne retiens pas les visages de toutes façons... »

« Pourquoi as-tu son chat ? »

« Cette pauvre bête miaule et gratte la porte depuis deux jours. Je l’entendais en passant dans l’escalier. Je suis allée voir le gardien et il m’a ouvert l’appartement. Le chat était tout seul. »

« Tu veux dire qu’Anna a… »

« Disparue ! Oui ! Comme les autres ! »

« C’est impossible ! »

« Oh ! Il y a encore plus bizarre. »

« Quoi donc ? »

« Tu as lu les journaux récemment ? Ou regardé les infos locales ? » 

« Pas spécialement. »

« Personne ne parle des disparitions de Princess Terrace. »

« Vraiment ? »

« Oui, j’ai vérifié au kiosque du centre commercial, et même sur Internet. J’ai tapé les noms des disparus dans un moteur de recherche aussi. Il n’y avait rien. Nulle part. Tu ne trouves pas ça bizarre ? »

Les trois habitants manquant à l’appel et le silence des médias ont créé un véritable climat de paranoïa dans l’immeuble. Plus personne n’ose se déplacer seul après la tombée de la nuit et les gens se sont organisés pour partir au travail par groupe de deux. Pour rassurer Liz, je fais le trajet jusqu’à mon cabinet d’assurance avec Monsieur Gardener, qui habite au troisième. Il est à la retraite et passe ses journées à la bibliothèque, à faire des recherches sur la Guerre de Sécession. Je passe le récupérer le soir, et je donne trois coups sur le sol de l’entrée pour lui signaler que je suis rentré chez moi sain et sauf. Liz reste assise devant la fenêtre pendant de longues heures chaque soir, en scrutant la rue.

« Ben, tu réalises la chance que nous avons ? »

« Quelle chance ? »

« Tu as déjà pensé aux SDF ? Ils sont dehors, sans protection, alors que… je ne sais même pas qui ou quoi rode dans les rues et fait disparaître les gens. Nous, au moins, nous avons un refuge domestique. »

Cet enfermement forcé commence à me taper sur les nerfs, mais alors que j’essayais depuis plusieurs jours de convaincre Liz de l’absurdité de rester tout le temps chez nous, deux locataires du deuxième étage, Melany Merchant et Sophie Walt, se sont volatilisées à leur tour. Comme elles allaient ensemble à l’université, la technique des binômes a fortement perdue en crédibilité. Liz ne dort plus la nuit, et ses nombreux coups de téléphone à la police ont fini par porter leurs fruits. Je viens de subir un interrogatoire d’une demi-heure et deux agents sont encore avec ma fiancée dans la cuisine. Ils m’ont fait comprendre à demi-mot que le problème était limité à notre immeuble, aucune autre disparition n’ayant été déclarée dans la ville depuis plus de six mois. La peur commence à m’envahir, d’autant plus que je n’ai pas vu le chat depuis hier soir, et qu’une étrange tâche brune est apparue sur la moquette dans un coin de notre chambre. Pour éviter que Liz ne sombre dans la folie, j’ai déplacé une petite commode pour cacher la trace : elle est si fatiguée et à bout de nerfs qu’elle ne devrait pas s’apercevoir de l’absence du chaton avant plusieurs jours. Et si elle pose des questions, je dirai qu’il s’est sauvé. Après tout, c’est peut-être vrai.

Nous venons de rentrer d’une réunion du syndic, et, comme d’habitude, Liz est un vrai robot. Elle mange quand je lui pose une assiette sous le nez, elle se lave lorsque je la pousse sous la douche, et elle dort par automatisme. Comme elle délirait à propos d’un tueur en série qui aurait dissimulé les corps dans la cave du bâtiment, je suis descendu au sous-sol avec elle cet après-midi pour lui prouver qu’il était impossible de creuser des tombes de fortune dans un sol cimenté. Mes nuits sont de plus en plus agitées, et je suis réveillé par le moindre petit bruit. Certains soirs, l’immeuble est comme rempli de grognements étranges. Monsieur Gardener semble être le dernier habitant du bâtiment à garder les pieds sur terre, mais il attribue son calme au fait qu’il ait fait la guerre…

Chaque matin, avant de partir travailler, Liz appelle tous les occupants de l’immeuble pour s’assurer qu’il ne leur est rien arrivé pendant la nuit. La plupart de nos voisins, aussi effrayée que ma fiancée, se prête sans aucun problème à ce petit rituel, mais quelques personnes me regardent de travers lorsque je les croise en bas de l’immeuble. Les gens évitent de sortir de chez eux et passent leurs soirées à l’affût du moindre bruit étrange. Comme il n’y a plus eu de disparition depuis une bonne semaine, je commence à espérer le retour d’une certaine sérénité dans Princess Terrace. L’absence de nouvelles de la part de Monsieur Sutton, de Graham Wilkes, et des demoiselles Merchant et Walt reste inquiétante, mais je suis persuadé qu’une explication rationnelle émergera un jour.  

J’étais tranquillement installé avec un bon livre sur notre lit lorsque Liz a déboulé comme une furie dans la chambre.

« Nous devons partir ! Tout de suite ! »

« Qu’est-ce qui se passe ? »

« Je ne resterai pas une nuit de plus ici ! »

« Calme-toi, Liz ! »

Alors qu’elle fourre des piles de vêtements pris au hasard dans une grande valise, elle me jette un regard noir.

« Me calmer ? Tu me demandes de me calmer ? »

La sagesse me pousse à me taire et à la laisser s’expliquer.

« Fred Gardener a disparu ! »

Je lâche mon livre, choqué par la nouvelle. Comme je ne travaillais pas aujourd’hui, je n’ai pas eu l’occasion de le croiser.

« Tu es sûre ? »

« Personne ne l’a vu depuis hier ! Ben, j’ai peur, je veux partir d’ici, et le plus vite possible ! »

Je refuse de céder à la panique, mais je vois bien que la seule issue possible, dans l’immédiat, est d’accepter toutes les suggestions de Liz. Il sera toujours temps de la ramener à la raison. Plus tard. Et ailleurs. Je suis le mouvement et remplis rapidement un sac de sport. Liz file dans la salle de bain récupérer quelques affaires de toilette, et c’est à ce moment là que je les vois.

La porte de notre chambre a des dents. Des grandes dents pointues aux reflets métalliques, disposées tout autour de l’encadrement. Des dents triangulaires qui déchirent le bois et dont la taille augmente à chaque seconde.

J’ai trop peur pour pouvoir crier, et je n’ai qu’une idée en tête : fuir le plus vite possible avec Liz. J’attrape mon sac d’une main et je plonge hors de la chambre en évitant les crocs qui grandissent à vue d’œil. Seul mon avant-bras droit est éraflé, et je m’en réjouis tandis qu’un horrible bruit de mâchoire qui claque retentit derrière moi. Mon soulagement est de courte durée, car d’horribles cris de souffrance se font soudainement entendre. Mes poumons laissent enfin une grande bouffée d’air sortir et je hurle :

« Liz ! »

Je me précipite vers la salle de bain, mais il est déjà trop tard : le lavabo a à moitié englouti Liz, dont seules les jambes s’agitent encore. Je me retiens pour ne pas vomir et je me force à bouger : s’il est trop tard pour elle, je peux peut-être encore sauver ma peau. Je m’arrête une seconde pour évaluer la situation.

Ce n’est pas très encourageant : tous les murs se rapprochent de moi, des bras tordus et visqueux sortent du sol, et deux grands yeux rouges me fixent au dessus de la porte d’entrée. Je comprends maintenant ce qui est arrivé aux disparus de Princess Terrace : l’immeuble les a dévorés. Je réalise, épouvanté, que les bruits étranges que j’entendais la nuit devaient être ceux produits par la mastication du bâtiment. Mon incrédulité face à l’horreur me paralyse un instant, mais mon instinct de survie finit par prendre le dessus et mon corps envoie une bonne dose d’adrénaline dans mes veines. Je dois m’en sortir, pour Liz, mais surtout pour prévenir les autres habitants de Princess Terrace.            

Mon appartement, que je trouvais banal et terne, s’est mué en une sorte de monstre polymorphe et affamé. Le parquet se disloque et divers appendices tentent de m’immobiliser. Je lutte de toutes mes forces, utilisant les meubles pour me défendre : eux, au moins, ne sont pas vivants et ne cherchent pas à me dévorer. Les murs crissent et rugissent, et je me demande comment j’ai pu ne pas entendre ce vacarme macabre lorsque mes voisins se sont faits attaquer. Mes oreilles me font mal et du sang coule sur mes yeux : j’ai dû me cogner quelque pat, et je ne pense pas que l’odeur de l'hémoglobine soit à même de calmer mon logement cannibale. Quelques mètres seulement me séparent de la porte d’entrée, qui, étonnamment, n’a pas changé d’aspect, et qui apparaît rassurante au milieu du chaos qui m’entoure. Mon salut est à l’extérieur, je le sais, et peut-être qu’en plantant des fourchettes et des couteaux de cuisine dans les tentacules qui se serrent autour de moi…

Je ne serai jamais assez rapide pour me sortir de là.

Signaler ce texte