Petite énigme de rue

Sylvie Prolonge

PETITE ENIGME DE RUE (Sylvie Prolonge)

Tu marches dans les rues de Paris, tu fais des tours, on te joue des tours.

Tu marches Rue Barbette. Tu as tourné au coin de la rue pour échapper au fou qui te poursuivait. Tu es restée prise dans ta peur, tu ne te retournes pas et tu sens encore plus la présence étrange, dérangeante et hostile derrière toi.

Tu marches donc Rue Barbette. Au N°15, tu entends des appels au secours derrière une porte austère lourdement cadenassée. Au N°13, la grande Histoire te saute à la gorge et magistrats. Les visages sculptés dans la pierre qui ornent le fronton de la demeure te font un clin d’œil. Au N°11 bis, la résidence du Marais affiche des jardinières avec quatre fleurs qui voient peu le soleil. Tu te dis, c’est ça qui te manque, le soleil, dans cette rue précisément, tu en aurais bien besoin. Le soleil fait fuir les fous. Au N°9 devant un restaurant, Le Provençal, tu heurtes un panneau de stationnement, c’est juste l’endroit où Jean Sans Peur fit assassiner le duc d’Orléans. Tu voudrais bien ne pas avoir peur, toi ! Au N°7, deux fenêtres au rez-de-chaussée sont irrémédiablement fermées, tu  te cognes aux volets rouillés. Au N°5, un rideau se soulève quand tu passes et tu croises un objectif photographique. Au N°3, une enseigne riante, celle de l’Agence Ludique. Le N°1 ? La rue se termine perpendiculairement sur la Rue Elzévir et se cogne à la grille du parc du Centre Culturel de Suède. Tu  lèves la tête. Et là, tu ne peux pas LE rater. Dans le feuillage, sur un arbre, un homme est perché. Une fois que tu l’as aperçu, tu vois qu’Il te regarde. Il ne bouge pas et il te fixe de son seul regard. Tu te dis, c’est impossible, c’est un mime qui s’est installé dans l’arbre. Il y en a plein dans Paris, ils s’amusent avec les passants. Tu ne veux pas rester interdite, tu fais même comme si c’était normal, un type dans un arbre qui te fixe, on voit de tout aujourd’hui. Tu crois avoir rêvé. Tu hésites à remettre ton regard dessus de peur de croiser le sien. Tu crois à un trompe-l’œil. Le mur, un arbre qu’on aurait peint, un type qui te scrute. Le regard se fait perçant et te met mal à l’aise. Sa tête te remue les entrailles. Tu tentes un regard et il est toujours là comme dans tes pires cauchemars. Il te regarde, il t’embarque, il te jette un sort. L’homme dans l’arbre. Il y a un trou dans le feuillage, là où la rue se déchire, où un parc s’entrouvre. Tu attends le moment où il va s’animer, le passage à la vie. Tu vois malgré toi ce trou dans la continuité du monde, dans la perspective de la rue. Une pensée sauvage naît en toi, un lien ténu qui relie à l’inaccessible.

Son visage ouvre sur le vide de l’âme. Il n’y a rien dans cette tête. Tu ne trouves qu’un masque plaqué sur le vide, d’un mutisme sournois et moqueur, il sème en toi des idées de néant. Il est là depuis toujours, avec un visage rond comme un ventre, une peau, du fard, l’humidité de l’arbre qui coule sur lui. Là est le face à face.

Il va te jeter une parole oraculaire qui va t’anéantir. Si tu voyages, ta maison brûlera. Si tu te remets à fumer, tu perds tes amis. Si tu ne prends pas le métro, tu perds ton boulot. Si tu écris, tes enfants mourront. Si tu ne fermes pas ta porte, on te cambriolera. Si tu apprends la musique ou la danse, tu ne te marieras pas. Si tu t’endors, tu éteindras la planète. Si tu fais du hors bord, tu agiteras les vagues et ouvriras des abîmes. Si tu signes, tu déclares une guerre. Si tu n’as pas d’enfant, tu écriras. De toute façon, tout ce que tu feras tournera à la catastrophe. L’homme dans l’arbre crée des choses irrémédiables.

Des garnements passent et  lancent une flopée de cailloux. Effet immédiat : tu chasses tes idées. Tu es curieuse. Tu désires savoir qui est à l’origine de cette Chose dans l’arbre. Les passants ne savent pas. Les commerçants des boutiques avoisinantes sont peu bavards : ils semblent vouloir garder un secret. Dans le quartier on te dira qu’on va décrocher le mannequin l’année prochaine. On le laisse encore car cela attire les touristes. Il faut en rire. Tu es encore aujourd’hui en quête d’explication. Toute information reste la bien venue de la part de ceux qui pourraient résoudre l’énigme et qui, en marchant rue Barbette puis rue Elzévir auraient été surpris par cet homme dans l’arbre comme toi. On te dit que c’est une œuvre d’art. De qui ? Tu es restée dans l’incertitude et quand, une année après, tu es revenue sur les lieux, il n’était plus là : son absence a été encore plus cruelle que sa présence.

 Tu n’as pas écrit à cause de l’oracle. Ni fait du bateau, ni de la musique, ni de la danse… Tu cours encore après ta condamnation. Tu ne grimpes pas non plus dans les arbres.

Signaler ce texte