T'as pas une scie ?

aure-farel

Karl me tend la main, la serre avec l’intention affichée de la broyer, me secoue du poignet au coude en balayant le parking et la voie ferrée de derrière ses culs de bouteille, cherche un moment, et trouve bah merde ! t’as vraiment la tronche d’une sardine, t’f’rais mieux d’aller t’pendre aux caténaires p’ce que même les rails voudraient pas d’toi, je tressaute en ricanant, sauve phalanges et articulations d’un bond en arrière, lui souris comment ça va aujourd’hui ?, ses billes trépignent sur moi de haut en bas pas mal, t’en a d’aut’ des ques’ions d’crétines, Karl aura bientôt trente-trois ans, activité principale : arpenter, sillonner, s’la faire la capitale, en long et en travers, il en connaît tous les coins, les recoins en priorité, le meilleur plum’ qu’il s’est dégoté : une planque sur les quais, même si ça laisse à redire pas fait pour n’importe quel trou d’uc, faut aimer la compagnie, se plaint des rats qui couinent la nuit et l’empêchent de profiter du clapotis mais le pire c’est l’ défilé des mouches au réveil ‘vec tous les cafards qui grouillent à bord, son petit plaisir : leur gâcher le paysage avec son pipi du matin, au geeeyser j’t’les tttorpille les bestiol’, Karl va avoir trente-trois ans dans deux jours, il recule quand j’empoigne sa main oh… mollo, au bout de mon bras, le sien frissonne, cotonneux, je presse son épaule hé ? sa pupille vacille, embuée, dilatée à l’extrême, éclipse presque totale de l’iris, il bredouille I’ viennent de m’cracher de l’hosto, c’est mes crises qui font que d’s’enchaîner, a l’air de s’être mangé les joues, d’avoir retaillé ses rides, fait claquer sa mâchoire, déboitée dans une vieille bagarre, et décrit l’arsenal des antiépileptiques gobé pendant treize années, se dessine deux gros œufs au-dessus des lunettes et articule là j’ai bien vu, deux grosses boules, toutes blanches, ils ont dit lésions au lob’temp’ral, hippocampe baisée, il grelotte, marmonne la peur de virer pantin déglingue, ne voit rien, jamais rien venir, ne se souvient de rien à part les perfusions à gogo, la bedaine de l’infirmière, le lit, le lit et les draps propres, et la vitre coulissante de la sortie, Karl vibre, son corps clignote, il me tend la main J’dégage, j’vais m’vautrer ailleurs, enserre mes doigts, les recouvre de son autre paume, mon autre main enveloppe les siennes, ses paupières se closent, mes yeux coulent de son front où les zébrures s’effacent à notre poignée emmêlée, sa mâchoire bascule sur le côté, à l’aveugle, il interpelle une passante qu’il entend claquer sur le goudron Oh putain machine t’as pas une scie ? qu’j’la garde sa main, l’est trop chaude, Karl vient d’avoir trente-trois ans, ça lui rappelle quelqu’un, alors il conchie deux trois fois tous les crucifiés, sort d’une fin de semaine agitée coma-réa-soins intensifs, tralala des injections d’quoi t’coucher un mammouth, coda : I’ m’ont j’té, il plante une cigarette entre ses dents, fait jouer deux fois la mollette de son briquet qu’est-ce tu crois, veulent pas m’voir m’crasher sur leur carrelage, leur traitement ça m’désosse pour rien, empêche même plus les -  il secoue le briquet à deux mains, roule la mollette, rien, merde ! à la commissure de ses lèvres la salive épaissit, diz’ qu’y a nulle part où m’caser, j’colle pas ‘vec les critères, la molette crisse sous son pouce, et t’sais la meilleure ? i’m’ont dit qu’z’étaient dé-zzo-lés mais qu’à la prochaine y a bien une chance qu’j’  RRRRHAAA  putain d’briquet !  de son poing au trottoir le briquet plonge en torpille, explose, détonation de pétard, la cigarette trempe dans le caniveau, l’écume se répand sur la fente de sa bouche, Karl me fixe, la haine en bavoir, rien à foutre moi de crever, aboie en saccades inlassables mais si je crèv’ sur l’trottoir  j’te promets, sa pupille divague, laiteuse, il rêve en formes de matraques, clubs de golfs et battes de baseball, j’te jure si je crève bah j’ r’viens et là ! j’ai ma liste, et on est tous dessus, il éructe y en a qui vont l’sentir passer, j’vais leur apprendre moi comment on colore le pavé, Karl frémit de ne pas passer le printemps, il mâchonne son bouillon blanchâtre et me pointe du doigt qu’est-ce t’as à me regarder comme ça ? c’est moi qui crève, c’est toi qu’a d’jà une gueule de tourteau, d’façon qu’est-ce tu t’en fous toi, c’est pas ton histoire.

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