Peut-être pas
irulaane
PEUT-ETRE PAS
Drame en trois actes,
Avec acteurs,
chœur
et cœur…
AVANT-PROPOS
Quelques mots sur les conditions de création...
Cette pièce de théâtre a connu un long parcours. Elle a été écrite il y a presque 15 ans, presque d’un seul jet, alors que je m’apprêtais à me marier. Ce fut un cri silencieux, un appel que je ne lançai à personne si ce n’est à moi même. Je n’ai pas su m’entendre et j’ai mis longtemps à venir me secourir...
Il y a cinq ans, ce mariage a pris fin de façon brutale. Sur la masse des pages que j’ai pu noircir dans cet intervalle, de manière bien signifiante, ce sont celles-ci qui sont remontées à la surface. Comme une évidence, comme une prophétie que je n’avais pas su (pas voulu ?) déchiffrer à temps.
Oui, ce sont ces deux personnages-là, mon Paul et ma Léa, que j’ai eu envie de retrouver, de fréquenter, d’écouter à nouveau... enfin, devrais-je dire. À l’origine, la pièce n’avait été écrite que pour eux et pendant deux ans, je me suis échinée à les affiner, les retravailler, les ciseler. La trame est restée la même mais les mots ont beaucoup changé... peut-être parce que je n’en ai plus peur. Ils sont devenus plus incisifs, plus transparents. Comme moi, il leur fallait sortir de leur gangue pour s’exprimer vraiment. Dire les choses sans détours maintenant qu’elles avaient été vécues jusqu’au bout et comprises.
Seul l’Acte III n’a quasiment pas été modifié. Quand vous l’entendrez, quand vous le lirez, ayez une pensée pour le petit fantôme blanc de 19 ans qui l’écrivit à la veille de son mariage. Suivez ces lignes de ses doigts gantés et tremblants et peut-être alors prendront-elles pour vous un sens différent. Ou... peut-être pas.
Pour que le chemin soit complet, cependant, il fallait davantage. L’existence de papier mâché de Paul et Léa n’était plus suffisante. Ils étaient des personnages de théâtre et leur destin devait dépasser celui de l’encre séchée.
J’ai donc décidé (avec les moyens du bord, c’est à dire à peu près aucun…) de les mettre en scène en 2008 et d’incarner moi même l’un des deux. Il ne s’agit pas ici d’orgueil ou d’une confiance exagérée en soi, loin de là, mais plutôt d’un acte magique pour dire enfin adieu à une partie de moi même. La mise en espace que j’imaginai en 2008 n’était pas celle originelle. Il n’y aurait pas de « scène » pour Paul et Léa. Ils sont un peu chacun de nous et, dans une salle de café reconstituée pour l’occasion, ils évolueraient au milieu des spectateurs et, je l’espérais, les entraineraient avec eux.
Et puis, sur cette « non-scène », ils ne seraient plus seuls. Au moment de les lâcher, dans un sursaut quasi maternel mais que nous dirons dramaturgique, je me suis dit qu’ils avaient besoin d’être accompagnés, soutenus, portés. Alors, j’ai retravaillé mon texte une ultime fois et je leur ai adjoint un chœur de trois personnages : deux garçons de café et un musicien. Il n’est pas indispensable et la pièce peut tout à fait fonctionner sans lui. Il n’apporte aucune information, aucune péripétie supplémentaires.
Le chœur, c’est un dispositif dramaturgique qui a fait recette. Depuis 2500 ans qu’il marche, son efficacité n’est plus à prouver. Il commente l’action, rallie le spectateur, huile la fatalité en marche. Grâce à son système d’échos, de miroirs, de répétitions, il permet de souligner les tensions, d’accentuer les ressorts dramatiques, d’amplifier le souffle tragique. Et dans notre café-théâtre, il démultipliera la présence et les voix de Paul et Léa.
Il émergea néanmoins une drôle de mutation pendant les répétitions, que même l’auteur (si traditionnellement perspicace !) n’avait pas prévue. Il ajouta de l’humain à cette tragédie. Du cœur...
La mise en scène s’est mise très vite à orienter le jeu de ces trois personnages vers la caricature, le mime grotesque, une forme de rire grinçant et dérangeant, qui certes, semble parfois alléger l’atmosphère de plus en plus pesante de la pièce, mais qui y instaure également un décalage troublant. À mon insu, ce chœur a retrouvé une fibre du tragique contemporain que j’avais omise : celle de l’absurde.
Parce que, la tragédie du destin de Paul et Léa, c’est peut-être tout simplement cela : l’absurdité de toute rencontre qui dès le premier regard porte en germe son mot fin... mais peut-être pas.
Cette mise en scène en « café-théâtre » n’eut lieu que pour une seule et unique représentation devant une centaine de spectateurs. Puis, je tombai gravement malade. Cette soirée fut étrange : belle, fragile et dérangeante. Nous reprîmes la pièce un an après dans une perspective de mise en scène différente, travaillant davantage sur le symbole de l’espace scénique plutôt que sur le réalisme du lieu. Paul et Léa jouèrent chacun sur une scène aux deux coins de la salle, se retrouvant parfois en son centre, sur l’aire du chœur, avec des spectateurs de part et d’autre. Cette disposition a permis d’avantage d’écoute et d’implication pour les spectateurs ainsi qu’un jeu sur le symbole beaucoup plus intéressant. Elle a été « testée » 4 fois avec un accueil plutôt enthousiaste dans de petites salles locales. Le livret de la pièce a été édité de façon « artisanale » et vendu à une centaine d’exemplaires. J’espère un jour voir Paul et Léa devenir définitivement papillons et se dégager du cocon des impératifs financiers…
Prologue
(Léa et Paul sont figés sur la scène. Paul tient une écharpe jaune dans les mains et Léa une lettre. Un moment. Puis apparaissent trois personnages qui ressemblent à un serveur, une serveuse et une accordéoniste mais dont le visage est grossièrement grimé, presque à la manière de clowns tristes. Ils scrutent attentivement le public avant de commencer à parler. Certaines fois, chacun prendra seul la parole, devenant presque un personnage, souvent un reflet ou une caricature de Paul ou de Léa. D’autres fois, ils ne seront qu’une seule voix : c’est le Chœur vraiment.)
La serveuse - Pourquoi êtes-vous venus ce soir ?
Le serveur - Ca vous amuse les drames ?
La musicienne - Ca vous amuse de voir les gens se déchirer ? (un temps) Ah, j’oubliais, c’est vrai, vous êtes des spectateurs, des voyeurs. L’histoire du quatrième mur et tout ce qui suit.
Le serveur - Vous avez lu “ drame ” écrit sur un papier et vous êtes accourus ici comme des chiens affamés à l’affût de quelque os alléchant à ronger. (Il rit.) Vous allez être déçus. Ce soir, il ne se passe rien ! Rien du tout !
La serveuse - En fait, tout a commencé sans vous… et il est probable que tout finira sans vous. Et le peu que vous verrez, le peu que vous comprendrez, vous ne serez même pas sûr que ce soit vrai.
(Ils rient tous les trois.)
Chœur - Regardez-les, regardez-les bien. Saisissez le paradoxe : l’écharpe ou la lettre, la vérité ou la fiction.
(Un temps, puis fort)
Le serveur - Elle dira tout à l’heure : « Il n’y a pas de vérité en amour », et moi, je vous dis : il n’y a de vérité nulle part ! (Plus bas, presque en confidence) Sont-ils vrais eux même ?
La musicienne - Ils se retiennent peut-être de rire en pensant à votre invraisemblable crédulité qu'ils ne vont pas tarder à exploiter.
Le serveur (commentaire). - C'est bien connu, le public est crédule.
La musicienne - Ils sont peut-être en train de s’imprégner de leur rôle, chacun fixant l’objet qui va les définir pour une soirée.
La serveuse - Ils sont peut-être ailleurs, bien loin de vous et moi, dans un monde qu’ils se révéleront peu à peu tout à l’heure.
(Ils marchent à travers tout le plateau. On sent qu’ils s’échauffent. Ils parlent vite.)
Le serveur - Ils peuvent être faux et mentir.
La musicienne - Ils peuvent aussi être faux et dire vrai.
La serveuse - Ils peuvent aussi être vrais et dire faux.
La serveuse - Vous vous demandez peut-être…
Chœur, fort. - Qui nous sommes dans cette histoire ? Comment nous savons tout cela ?
Chœur, mélopée. –
Nous sommes des ombres.
Le reflet de la lune sur une surface moirée.
L’écho du carnage.
La réponse du vent.
Nous sommes ceux qui savent mais ne peuvent.
Nous sommes le muet qui a tout vu.
L’aveugle qui a tout entendu.
La serveuse – Savoir et ne pouvoir devancer.
Le serveur – Deviner et ne pouvoir crier.
La musicienne – Connaître et se taire.
Le chœur sort ou se met en retrait.
ACTE 1
(Léa est assise à la terrasse d’un café. Elle tient une lettre dans ses doigts mais regarde droit devant elle. Elle récite comme une litanie.)
Léa – Il est mort. Je suis morte avant. Il est mort. Je n’étais pas là. J’étais morte. Je ne pouvais rien. Non rien. Il est mort. J’étais morte avant. Je serais morte de toute façon. Il serait mort aussi. Mais maintenant il est mort. Et moi je suis là. Et lui il est mort. Je n’étais pas là. Je suis morte… (Le chœur reprend en voix blanche et en canon. La voix monte de plus en plus.)
(Paul, assis à une autre table, la dévisage depuis un moment. Il se lève et s’assoit en face d’elle.)
Paul – On peut vous offrir un verre.
Léa, clignant des yeux, sortant de sa rêverie. - Un verre ? Pourquoi faire ?
Paul – Un verre pour mettre un liquide dedans et… le boire. En général, un verre, ça serre à ça. Un verre c’est fait pour boire.
Léa, se reprenant. –Oui, Merci… Je crois que je maîtrise le concept. Mais… non merci.
Paul – Pourtant, vous devez avoir soif.
Léa - ..?
Paul – Ca donne soif de parler comme ça.
Léa – Je ne parlais pas, j’étais seule.
Paul – Bien, justement, ça donne soif de parler seule.
Léa – Je ne parlais pas. Je réfléchissais un peu fort, c’est tout.
La serveuse – Elle réfléchissait un peu fort, c’est tout.
Paul – Et bien, moi, de vous voir réfléchir un peu fort, ça m’a donné soif justement. Alors, vous m’accompagnez ?
Léa – Si vous voulez. Mais, contrairement à ce que vous croyez, j’ai pas tellement envie de parler.
Paul – Ca tombe bien parce que, figurez-vous, c’est drôle, en fait c’est presque une manie chez moi : quand je vois des gens qui ne parlent pas, ça me donne envie à moi, de parler. Comme ça, par esprit de contradiction, je ne sais pas… (Il appelle) Garçon ! Une pression à la fraise et… (Il se tourne vers Léa pour solliciter son choix. Elle soutient son regard et ne répond rien) une menthe à l’eau. (Le garçon repart)
Léa – Une menthe à l’eau ?
La musicienne – Une menthe à l’eau ?
Paul – Ca ne vous plaît pas ?
Léa – Ca ne me déplaît pas. Je me demandais juste pourquoi vous aviez choisi ça.
Paul – Parce qu’il fallait bien choisir quelque chose.
Léa – Oui, mais vous m’avez regardée et vous avez dit « une menthe à l’eau ».
Chœur – Oui, il l’a regardé et il a dit « une menthe à l’eau ». Il l’a regardé.
Paul – Ce n’est pas vous, ce sont vos yeux que j’ai regardés.
Chœur – Ce n’est pas elle, ce sont ses yeux qu’il a regardés. Ses yeux.
Léa, ironique. – Nous y voilà. Je trouvais aussi que l’entrée en matière était un peu longue.
Paul, sans relever, se penche par dessus la table et la dévisage. – Vous avez les yeux d’une Euménide, vous savez, ces filles de la mythologie grecque qui voient se refléter l’avenir dans leurs yeux délavés.
Léa – Leurs yeux menthe à l’eau ?
Paul – Exactement. Quand vous parliez, tout à l’heure, non, pardonnez-moi, quand vous réfléchissiez un peu fort, j’ai cru que vous prédisiez l’avenir, que c’était lui qui était écrit dans votre lettre, qui s’inscrivait sur votre bouche... et j’ai eu envie de la connaître.
Léa – Tout faux. Cette lettre, ce n’est pas l’avenir qu’elle contient. C’est le passé. Hermétiquement et irrémédiablement clos.
Paul – Une rupture ?
Léa – De la mort, de la mort et encore de la mort.
Paul – Vous avez perdu quelqu’un ?
Léa – Oui. (Un temps) Moi. (La musicienne se met à jouer un air. Au bout d’un moment, Paul se lève agacé et va l’arrêter presque violemment.)
Paul – Nous perdons tous quelque chose en chemin. (Un temps. Vivement) Moi, autrefois, j’ai tué une femme (il fait sonner ce dernier mot comme une menace envers La musicienne qui se retire). Enfin, je crois. Je ne suis pas sûr. Voyez-vous, moi, c’est la bonne version de l’histoire que j’ai perdue.
Léa – Vous l’avez perdue vraiment, ou c’est juste que vous ne tenez pas à la retrouver ?
Paul – Je l’ai oublié ! Je l’ignore totalement. C’est si facile de ne rien savoir, si simple.
Chœur – C’est si facile de ne rien savoir, si simple.
Léa, mécaniquement, en fixant son verre. - Oui, ce serait si simple de ne jamais savoir, de ne jamais être sûr… (Un temps) D’avoir tout oublié…
Paul, redevenu étrangement calme. - Oui.
- Silence -
Léa - C’est étrange. Cette conversation, je l’ai déjà imaginée plusieurs fois. Le cadre n’était pas tout à fait le même, ni les paroles. Mais c’était la même chose. La conversation de la vérité... avec un inconnu.
Paul - En êtes-vous si sûre ?
Léa - Pardon ?
Paul - Oui, êtes-vous réellement sûre que je sois bien un étranger ? Nous nous connaissons peut-être depuis des années sans le savoir. Ne pensez-vous pas que cela soit possible ?
Léa - Oh ! Certainement pas ! Je ne crois pas vous l’avoir encore dit mais j’ai une très bonne mémoire. Je ne vous aurais pas oublié.
Paul – Vous peut-être, mais moi ?
Léa, le regard pénétrant. – Si vous m’aviez oubliée, peu importe. Moi je le saurais et cela serait suffisant.
Paul - Suffisant ? Suffisant pour quoi ?
Léa – Suffisant pour ne pas m’être arrêtée sur votre personne. Suffisant… pour vous avoir non pas « oublié » mais « occulté ».
Paul – Alors, imaginons qu’effectivement, nous nous soyons déjà rencontrés, que vous ne m’ayez pas oublié mais tout simplement rayé, hachuré, biffé.
Léa – Oh ! Il faudrait que vous m’ayez singulièrement marqué pour vouloir vous effacer avec cet acharnement. Vous vous concédez bien trop d’importance…
Paul – Oui, sans doute. Mais ne pouvez-vous au moins imaginer ce scénario ?
Léa – Question imagination, je suis très forte.
Paul – Et puis, imaginer, c’est tellement plus facile que vivre, n’est-ce pas ?
Léa – Touché. (Un temps) Peut-être que je ne vous aurais pas oublié finalement si je vous avais rencontré.
Paul – Mais vous m’avez rencontré. Quelque part, il y a un monde où notre rencontre s’est déjà produite. Nous n’avons qu’à en trouver ensemble le chemin…
Léa – Et nous éviter ainsi l’écueil du récit de nos vies… Oui… Mais peut-on inventer da façon satisfaisante ce que l’on n’est pas ?
Paul - Je l’ pense. Je suis même sûre que nous ne sommes rien et que nous inventons tout.
Léa - Peut-être avez-vous raison.
Paul - Alors ?
Léa - Mais, peut-être pas.
Paul - Et même si j’avais tort. Rien ne coûte d’essayer.
Léa - Non
Paul - Alors, commençons. Voulez-vous bien nous inventer un passé commun ? Et, surtout, mentez.
Léa – A l’eau ?
Paul, avec un sourire. – Tout à fait : devenez une vraie Euménide, incarnez vous dans une de ces petites filles grecques qui grandissent si vite, arrosées par le goût du sang et du scandale. Il faut jouer le jeu avec franchise.
[La musicienne – « Quel est donc celui qu’à Delphes a désigné la roche prophétique comme ayant de sa main sanglante consommé des forfaits passant tous les forfaits ?
Le serveur – Voici l’heure pour lui de mouvoir dans sa fuite des jarrets plus robustes que ceux de ces cavales qui luttent avec les vents.
La serveuse – Déjà sur lui le fils de Zeus s’élance, armé de flammes et d’éclairs, et sur ses traces courent les déesses de mort, les terribles déesses qui jamais n’ont manqué leur proie.
Chœur - Les terribles déesses qui jamais n’ont manqué leur proie. »][1]
- Un long silence -
Léa, cherchant ses mots. - Te souviens-tu de ce jour où tu m’as promis de ne jamais m’abandonner ? Moi, je ne l’ai pas oublié. C’était il y a des années. Te souviens-tu ? (Elle le regarde avec anxiété) Non, tu ne peux pas l’avoir oublié ! Dis-moi : t’en souviens-tu ?
Paul - Comment pourrais-je l’avoir oublié ? Je m’en souviens. C’était un jour blanc...
Léa - …comme la neige.
Paul - Il faisait froid, n’est-ce pas ?
Léa - Il me semble. Oui, il devait faire froid. Il y avait du soleil pourtant, un grand soleil rond et jaune. Des épaules découvertes, des chapeaux. Mais il faisait froid. Terriblement froid.
Paul - Peut-être ici ou ailleurs. Je te l’avais promis. Et n’ai-je pas tenu ma promesse ? T’ai-je jamais abandonnée ?
Léa - Je ne sais pas. Je l’ai cru quelques fois. L’important, sans doute, est que tu n’en aies jamais eu l’intention… Enfin, je suppose… C’était le jour où (hésitation)... quelqu’un est mort. Ma mère peut-être… J’avais si peur, si froid. J’étais glacée à l’intérieur. La nuit est tombée d’un seul coup. Si tu n’avais pas été là, je crois que je serais devenue folle. (Un temps. Puis, tout bas) Je suis devenue folle.
Paul - J’aurais voulu être là. Quand suis-je arrivé ? Un jour trop tard ? Deux, peut-être ? Ta mère est morte et je n’étais pas là. (Silence) C’est moi qui étais fou.
Léa, rageusement. - Vous n’étiez pas fou ! Vous n’étiez pas là ! Vous n’existiez pas !
Paul, se rapprochant d’elle, comme pour la retenir. - Vous me le reprochez ? Peut-être étais-je là, caché dans un repli sombre de votre cœur. Peut-être étais-je là, et tu ne m’as pas vu.
Léa - Peut-être... si vous... si tu avais été là pourtant...
Paul - Pourtant, j’étais là ! Invisible mais si présent. (Un temps) J’ai fait un long voyage, tu sais, un si long voyage pour te voir. J’ai tant à te raconter, presque une vie entière ! Si longtemps que je... que tu m’as quitté.
Léa - M’as-tu écrit ? Oui, sûrement... souvent. Ecrire les choses qu’on ne dit pas. Rien. Des sentiments, des impressions. Maintenant que tu es là, raconte-moi !
Paul - Par où commencer ? Il y a tant à dire! L’émerveillement du regard ? L’improvisation du silence ? Les bonheurs évanouis dans le vent, les douleurs jamais oubliées, la persécution de ton absence...
Léa - (Elle éclate de rire) C’est bien essayé.
Paul - Essayé ?
Léa - On y croirait presque. Mais je veux plus que du lyrisme, plus que de la poésie facile. J’ai les yeux d’une Euménide et je veux voir de mon regard menthe à l’eau votre mensonge suinter la vérité par tous les pores. Je veux du réel, du sordide !
Paul - Je ne comprends pas.
Léa – Oh, si, vous comprenez. Vous n’êtes rien pour moi. Pas même une ombre. Vous n’êtes qu’un instant à cette terrasse de café.
Paul - C’est bien triste alors. J’avais pensé un instant que... hélas je crains que nous n’ayons plus rien à nous dire.
Léa - Ce n’est pas cela que vous craignez. C’est de la vérité que vous avez peur. La vérité bien nue, bien triste, dépourvue de l’auréole dorée de votre imagination. La vérité, sans le baume de l’oubli, sans le soulagement de la mémoire sélective. Affrontez la donc ! Et dîtes moi : qui avez-vous tué ? De quoi vous accuse-t-on ? De quoi es-tu coupable ?
Paul, fermé. - Personne n’est innocent.
Léa, sifflante. - Peut-être, mais toi, tu étais coupable !
Chœur, en canon. Voix accusatrice. – Coupable !
Paul - Vous ne comprendriez pas.
Léa - Pourquoi ? Parce que toi aussi, tu as des excuses ? Parce que toi aussi, tu l’as fait sans le vouloir ?
Paul - Je l’ai peut-être voulu sans le faire.
Léa, soudain radoucie. - Dans ce cas, c’est différent.
Paul - Pas tant que ça.
Léa, pour elle. - On n’engage pas sa vie avec des mots, mais avec des actes ! (Le regardant) On ne juge pas les gens sur ce qu’ils ont l’intention de faire, mais sur ce qu’ils font. (Tristement) Celui qui part… même s’il laisse derrière lui tout son cœur, toute son âme, même si finalement, cela fait bien longtemps que les autres ont déserté autour de lui… et bien, il part, et c’est cela qu’on voit, c’est cela qu’on retient, et c’est cette trace là qui perdurera dans l’espace-temps.
Paul, fiévreux, agrippant son poignet par-dessus la table. - Et si je l’avais fait ? Oui, si c’était moi !
Léa - Je croyais que pour vous, c’était la même chose.
Paul - Pour moi, oui. Mais pour vous ?
Chœur – Pour toi, Léa. Pour toi !
(Léa hausse les épaules)
Paul, le regard mauvais. - Je l’ai tuée pour les mêmes raisons que je pourrais vous tuer. Je l’ai tuée parce qu’elle te ressemblait !
Léa - Vous ne me connaissiez pas.
Paul - Crois-tu ? Ta mémoire te joue des tours, Euménide ? Rappelle-toi : nous nous connaissons depuis des années. Tu as eu beau tout faire pour me rayer de ta vie, je suis là, là, incontournable, ineffaçable. Indélébile. Je suis éperdument amoureux de vous depuis des années, et je te tuerai !
Léa, moqueuse - Ici, à cette terrasse de café ?
Paul - Je pourrais, mais ça n’est pas ainsi que je procède. Je te dirais adieu, la larme à l’œil. Tu me dirais : “ Tu le sais Paul, ça ne sera jamais possible entre nous. ” Je répondrais : “ Oui, j’ai compris. Pardonne-moi. J’ai oublié un instant qui nous étions l’un pour l’autre. ”
Léa - Et vous partiriez ?
Paul - Je l’ai laissée partir. C’est à dire que j’ai vraiment pensé l’avoir laissée partir. Mais il est possible, il est même tout à fait probable (Il détache le “ tout à fait probable ” comme s’il répétait les paroles d’un autre) que je l’ai suivie.
Léa - Et après ?
Paul - Elle marchait, marchait. Je voyais son écharpe jaune voler derrière elle. J’ai même pensé : “ Du rouge sur du jaune, ce sera criard, déplacé. ” Vous n’êtes pas de mon avis ?
Léa, incertaine - Oui, c’est possible.
Paul - C’est même tout à fait probable (même diction que tout à l’heure. Il rit.) Tu diras : “ Paul, Paul, je t’en prie ” et je vous haïrai, je te haïrai, et je serrerai et tu finiras par te taire, te taire, ne plus jamais parler ! Ne plus jamais dire “ Paul, Paul ”, avec cet air condescendant. Non pas condescendant, affectueux. Oui, c’est le mot : affectueux. Oui, c’est vraiment le mot exact. Le mot tueux, le mot qui tue. (Silence) Et la douleur, malgré toute ton ironie, toute ta distance, tu ne pourras pas l’occulter, comme tu l’as fait pour moi. Ni occulter ces mains qui te serreront le cou, ces mains qui n’étaient faites que pour te caresser mais qui imprimeront à jamais leur marque sur la chair blanche et fragile que tu leur as refusée.
Le serveur – Tu diras…
La serveuse – Paul, Paul, je t’en prie !
Le serveur – Te taire. Te tuer…
(Long silence)
Léa – Vous êtes malade.
Paul, enjoué – Vous croyez ? (Elle le dévisage, à la fois surprise et horrifiée) Alors, mon mensonge, il suinte bien la vérité par tous les pores ?
Léa - Je vous déteste.
Paul - Autant que moi tout à l’heure ? Non, c’est impossible. Pour détester quelqu’un, pour le haïr au point de vouloir le tuer, il faut l’avoir aimé. L’avoir aimé passionnément. Comme je vous ai aimée. Comme je t’ai aimée, il y a un instant, il y a des années.
Léa, presque en criant. - Vous ne me connaissez pas !
Paul - Ce serait si rassurant si vous en étiez convaincue.
Léa, plus bas - Vous ne me connaissez pas !
Paul - Non, c’est vrai.
Léa, rassurée, enfantine. - Vous voyez bien.
Paul, sourit comme attendri. Un temps - Qu’as-tu pensé lorsque quelqu’un ou… ta mère est morte ? Ce jour si froid où je ne suis pas venu.
Léa - Cela ne vous regarde pas.
Paul - Tu me disais tout avant. J’étais ton ami, ton confident, ton…
Léa - Non, non ! C’est faux, vous mentez ! Vous le savez. Vous n’étiez rien.
Paul, avec tendresse. (Peut-être lui caresse-t-il la joue ou une mèche de ses cheveux. Le dialogue qui va suivre devra être très lent, très doux) - Peut-être. Mais il y a sûrement assez d’amour dans nos deux cœurs réunis pour que ce soit la vérité. Tu sais, cette conversation, je l’ai imaginée moi aussi. Parfois je me demande même si je ne l’ai pas déjà vécue.
Léa - Avec elle ?
Paul - Qu’importe. Le rêve est toujours le même. Un visage, une chevelure, une maison ouverte sur l’imprévisible du temps. J’avais rêvé que nous étions ensemble. J’avais rêvé de rires et de soupires. Je t’attendais, Je vous attendais depuis si longtemps.
Léa, dans le vide - Une maison qui serait à nous. Avec de grands volets un peu rouillés qui grinceraient lorsque viendrait le soir. (Le regardant) Cela fait si longtemps que je combats ces évidences tranquilles. Peut-être as-tu raison. Je ne sais pas. (Lisa se met à jouer une musique douce)
- Silence –
Léa, soudainement - Ca n’était pas ma mère.
Chœur – Paul, ça n’était pas sa mère !
Paul - Cela a-t-il tant d’importance ?
Léa - Je l’ignore. De toute façon, je suis devenue folle de souffrance. Une douleur folle et aiguë comme un diamant. A la fois tranchante et pourtant si pure, pour une fois si vraie !
Paul - La souffrance n’est-elle pas toujours vraie ?
Léa - Non. Lui… il était la vérité. La vérité inéluctable. Si inéluctable… qu’on la fuit. Même… un jour de soleil rond et jaune, d’épaules découvertes et de chapeaux.
Paul, comprenant. – De cloches, de riz et de robe blanche ?
Léa – De robe blanche, oui. (Un temps) Essayée, ajustée, respirée : jamais portée.
Paul – Jamais ôtée. (Un temps) C’est une lettre de lui ?
Léa – Non, c’est une lettre de moi. La lettre de l’abandon, on doit toujours en garder une copie. Ca aide à se rappeler parfois, longtemps après, pourquoi on a fait ça. Ca aide et… ça aide pas.
Paul – Tu as beaucoup souffert ?
Léa (elle le regarde comme si elle ne comprenait pas)- Souffert ? Je ne me rappelle plus. Sur le moment, les choses paraissaient si claires, si évidentes… Il me semble que c’est maintenant que c’est dur de vivre.
Paul - Ca ne s’arrêtera jamais ?
Léa - Non, de même qu’il n’y a pas de suspension du présent, il n’y a pas d’immobilisation de la douleur. Pour l’éternité, c’est maintenant qu’il est dur de vivre.
Paul - Ca fait longtemps ?
Léa - Il y a la Léa d’avant et la Léa d’après. Entre les deux, un abîme de folie. A part cet abîme, il n’y a rien. Ni temps, ni longtemps.
Paul - Alors il n’y a plus rien à dire.
Léa - Plus rien. (Elle regarde la lettre. Elle articule la phrase suivante, alors que les mots sortent de la bouche de La serveuse qui s’est placée derrière elle)
La serveuse - « Il n’y a pas de coupable dans cette histoire. Tu n’as démérité en rien. Je ne t’ai pas menti sur ma nature versatile. »
Léa, relevant la tête. - Je ne suis pas coupable ! La vie nous pousse à faire des choix, et à moins d’être (elle le regarde avec mépris) le dernier des lâches, on s’efforce de les assumer avec le peu de dignité qu’il nous reste parfois. Quitte à sombrer dans la folie.
Paul, avec un demi sourire – La folie. C’est si commode. N’est-ce pas une autre façon de fuir ? La folie, c’est parfois la meilleure défense qui existe.
Léa – C’est parfois la seule qui reste… (Un temps) Le plus difficile, voyez-vous, ce n’est pas d’être coupable ou innocent, ce n’est même pas de souffrir ou de mourir. Le plus difficile, c’est de vivre. De vivre dans le morne et le gris. De vivre dans la raison, la raison froide et lucide. (Elle crie) Etre raisonnable, raisonnable à en devenir folle !
Paul, comme pour lui - Elle n’a jamais été ni raisonnable, ni folle.
Léa - Vous parlez d’elle ?
Paul - Oui, elle, mon écharpe jaune. J’aurais pu vous aimer, je pense.
Léa - Moi aussi, mais plus maintenant. (Elle lit un autre passage de sa lettre. Même jeu que précédemment)
La serveuse - « C’est le début d’un grand voyage dont je ne connais pas la destination et peut-être qu’il n’en a pas.
La musicienne - Peut-être que savoir voyager, c’est comprendre enfin que le point d’arrivée n’a aucune importance, que c’est le cheminement qui est beau.
La serveuse - J’espère de toutes mes forces avoir raison et que toutes les douleurs du départ seront sanctifiées par l’aventure. J’espère surtout que mon égoïsme ne t’aura pas définitivement coupé les ailes, à toi qui t’apprêtais à embarquer avec moi pour l’éternité et qui te retrouve abandonné au début de la route. Puisses-tu retrouver ton chemin,
La musicienne - …t’ancrer dans le port qu’il te faut,
La serveuse - …car pour ma part je me suis lancée dans une traversée sans espoir de retour,
Léa - …sans rives sur lesquelles accoster. »
Paul - Je ne suis pas certain de comprendre.
La musicienne – Que voulez-vous que ça lui fasse ?
Léa - Mon existence entière est là, qui bruit entre mes mains. Elle tient dans ces deux pages. Ces lignes d’écriture sont mes lignes de vie. Vous lisez l’avenir ?
Paul – Je suis un simple traducteur de présent.
Léa, ironique - Et votre écharpe jaune ? Au moment de l’agonie, vous lui traduisiez quoi ?
Paul, avec un sourire. - Je vous concède qu’un interprète nous a cruellement manqué…
Léa – Elle ne vous aimait plus ?
Paul – Pas.
Léa – Pardon ?
Le serveur - Pas : elle ne l’aimait PAS !
Paul – Je pense pourtant qu’elle a hésité un moment. Nous nous connaissions depuis si longtemps, depuis toujours…(un temps) Un peu comme toi.
Léa - Peut-être que tu te trompes, que c’était juste qu’elle ne savait pas comment te le dire. Que c’était juste que ce n’était pas possible.
Paul, moqueur. – Romantique petite Léa. (Un temps) Elle se faisait baiser (Léa sursaute) par un autre : c’est aussi simple et aussi sordide que ça. Même pas original. Le cliché absolu !
Léa – Vous n’êtes pas obligé d’être vulgaire.
Paul – Non, je ne suis pas obligé, mais des fois ça me plaît. Le monde est empli de vulgarité Léa. L’amour est une vulgarité, la mort en est une autre, et la trahison la dernière des saloperies. Et toi, quand tu lui as écrit cette lettre qui a brisé son cœur, tu as été des plus vulgaires. Tu as eu beau lui enrober ça dans la métaphore du Voyage, du chemin, du port… la réalité c’est que tu le larguais et que t’allais te faire tringler ailleurs.
Léa – C’est très imagé, très poétique. (Un temps) Très masculin.
Paul – Et lui ? Après ça ? Qu’est-ce qu’il a fait ? A-t-il eu la sagesse de tourner la page, sans faire trop de complications ? Proprement ?
Léa – Si on veut. (Un temps. Glaciale) Il est mort. (Un temps) Et je ne me le suis jamais pardonnée.
Paul - C’est toi que j’aurais dû tuer.
Léa - Peut-être. Peut-être que tu m’as tuée. Peut-être que je suis morte il y a très longtemps. Peut-être même que je n’ai jamais été tout à fait vivante. (Changement de ton) Et peut-être aussi que tout ça n’est pas vrai ! Que je t’ai menti depuis le début ! Que j’ai une vie désespérément plate et ennuyeuse, respectable : je suis mariée, mère de trois enfants et, parfois, le samedi après-midi, je m’octroie quelques heures de liberté et, à cette occasion, je m’invente une autre vie, pleine de bruits et de fureur, de mélancolie. Et j’attrape dans mes filets de jeunes hommes pleins d’empathie pour tester ce qu’il me reste de charme. C’est fou ce que la tristesse féminine attire le machisme masculin. Vous vous sentez toujours supérieurs quand vous croyez pouvoir nous protéger, nous consoler. Vous connaissez ce rôle-là alors ça vous rassure…Une partition tant de fois exécutée ! Mais je ne te connais pas. Je peux bien inventer ma vie au fil des mots, je ne vous reverrai plus. Pour un après midi, pour une heure, je pourrais bien être l’incarnation de la souffrance ou de la folie. Pour moi, qu’est-ce que ça changerait ?
Paul, perfide - Je pourrais vous suivre et regarder flotter dans le vent ton écharpe jaune
(Silence. Ils se mesurent du regard)
Léa - Je préférais quand vous mentiez.
Paul - Qu’est-ce qui vous fait croire que je dis la vérité ? Chacun porte en soi sa propre déchirure. Connaître ce qui l’a réellement provoquée reste très accessoire.
Léa - Peut-être pas.
Paul - Tu m’aimais donc tant que ça ?
Léa, relevant la tête, surprise. - Vous ? … (Puis elle retombe, lasse) Oui, oui, je t’aimais, comme on aime à 17 ans.
Paul - On croit que c’est pour la vie.
Léa - Et ça l’est.
Paul - Vraiment ?
Léa - Peut-être pas.
Paul - Pourtant, chaque nuit tu me le répétais.
Léa, doucement, presque gentille - Non, tu te trompes.
Paul (Il place sa joue tout contre la sienne mais sans la toucher. Il ferme les yeux.) - Rappelle toi.
Chœur - Notre chambre. (Notes de musiques, comme échappées de l’accordéon de Lisa)
Le serveur, qui s’est placé de l’autre côté de Léa, comme un miroir de Paul. - Un grand lit avec des draps en coton blanc, un peu rêches. La petite table démodée en vieux bois où tu déposais tous les soirs une brassée de fleurs de saison.
Léa - Ca n’était pas comme ça. Ca n’était pas aussi simple.
Paul (même jeu) - Pas tous les soirs.
Chœur - Quelques fois seulement. (à nouveau : notes de musique)
Le serveur (même jeu) - Nous nous retrouvions dans une chambre aux vieux papiers jaunis, la chambre secrète de nos amours. Après ma mort, tu as toujours refusé de passer dans cette rue, la rue de la chambre au papier jauni.
Léa - Ca n’était pas comme ça. Ca n’était pas aussi simple.
Paul - Qu’importe l’endroit !
Chœur - C’était l’ivresse de nos retrouvailles.
Le serveur (même jeu) - Dans les champs, dans les bois. Quelques minutes arrachées au quotidien austère. Quelques grammes de folies auxquels nous n’avions pas droit.
Léa - Ca n’était pas comme ça. Ca n’était pas aussi simple. La folie, ce fut après.
Paul - Après quoi ?
Léa - Après.
Paul - Quand tu as réalisé que jamais plus ça ne serait possible ?
Léa - Quand j’ai réalisé que jamais ça n’avait été possible.
- Silence. -
Léa, regardant fixement devant elle. - Il n’y a jamais eu de draps rêches, de chambre secrète aux papiers jaunis. Pas plus qu’il n’y a eu de bois ou de vieille table démodée. Il n’y a pas eu et il n’y aura jamais de rue qui porte le secret souvenir de nos amours. (Vivement, en l’agrippant peut-être) Une rue, vous comprenez, une rue, j’aurais pu l’éviter. Mais que faire contre le remords ? Comment éviter ce qui n’a pas été ? (Elle reprend son regard fixe et le même ton que précédemment) Il n’y aura jamais rien d’autre dans ma mémoire que ton regard, cette prière muette que j’y lisais. Jamais que ton attente de ce jour-là, ton attente d’une vie… qui ne s’est pas pointée.
La serveuse - Jamais tu ne verras la robe que tu devais ôter.
Paul - Je n’ai donc eu de toi que des promesses, un fantasme d’avenir ?
Léa - Ah, tu me fais mal ! Oui, tu n’auras eu presque que cela. Et maintenant, je donnerais ma vie entière pour pouvoir me dire, après ta mort, après notre éternelle séparation : j’étais à toi. (D’une toute petite voix)
La serveuse - Pouvoir dire, juste une fois :
Léa - je suis à toi.
Paul – Tu m’as laissé croire.
Le serveur - Tu m’as laissé attendre.
Léa – Oui ! Je ne t’aimais pas assez, ou mal, sans doute. J’ai pourtant toujours eu la sensation de trop t’aimer. Mais ça n’était pas aussi simple !
Paul - Alors, pourquoi ? Pourquoi ?
Léa - Ah ! Tu me fais mal. Je t’aurais détesté. J’ai toujours eu peur de te détester. Je ne voulais pas t’appartenir pour ne pas te haïr. (Dans le vide) Une maison, un avenir... Cela semblait si... dérisoire, si... banal. Si inévitablement destiné à se corroder, se délaver, s’éteindre…
Paul - Je ne comprends pas.
Léa – Je sais.
- Silence -
Léa – Et maintenant je te hais pour ta passivité.
Paul – Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? (Un temps)
Le serveur - Te violer ?
Léa, sursaute. – Peut-être. (Un temps) M’enlever, me séquestrer dans cette maison aux volets rouillés.
La serveuse - Me faire mal.
Paul – Te tuer.
- Long silence –
Paul - Jamais de chambre d’amour, jamais d’étreinte, jamais de communion.
Léa - De cela, oui, je suis coupable.
Chœur - Jamais de chambre d’amour, jamais d’étreinte, jamais de communion.
- Silence -
Paul, doucement - C’était vrai, n’est-ce pas ?
Léa, une larme sur la joue - Peut-être pas.
Paul (il la prend par les épaules et la secoue brutalement) - Ne regarde pas en arrière, c’est trop facile ! Devant toi, il y a tant de choses à prendre ! Tends tes mains !
Le serveur – Et garde les fermées. Bien fermées.
Chœur – Des mains ouvertes ne servent à rien. Palpitantes, elles sentent, touchent, passent au travers… et ne retiennent que de l’air.
Léa, coupante. – Et toi, tu les tends tes mains ? A part pour étouffer ? Chacun possède son morceau de vie qu’il consume au rythme qu’il choisit ! Moi, la mienne, je l’ai brûlée toute entière dans un grand feu de larmes. Je n’ai plus rien, que des cendres. Des souvenirs.
Paul - Ah, oui ! Et pourtant, tu es là, tu parles, tu respires, tu réfléchis, tu te lamentes. Et moi, moi, je suis mort, tu entends ! MORT ! Et tu n’es jamais venue !
Léa – Tends tes mains, Paul. Et fais le vite !
(Elle se lève et s’en va. Il ne fait aucun geste pour la retenir. Elle s’arrête juste une fois mais ne se retourne pas. On sent qu’elle hésite. Elle lit la dernière phrase de sa lettre mais les mots sortent de la bouche du chœur.)
Chœur - Puisses-tu retrouver ton chemin, t’ancrer dans le port qu’il te faut, car pour ma part je me suis lancée dans une traversée sans espoir de retour, sans rives sur lesquelles accoster.
(Léa disparaît. Paul sourit d’une drôle de façon. Il lève la main et appelle.)
Paul - Garçon !
ACTE II
Ils sont debout tous les deux debout à quelques mètres l'un de l'autre. Ils se regardent. Le chœur se tient à l’arrière de Paul, comme une présence menaçante.
Léa - Vous me suiviez ?
Paul - Peut-être.
Chœur – Va savoir, Léa.
Léa, haineuse (elle lui en veut toujours) - Vous guettez le moment où j'entrerai seule dans un entrepôt pour venir m'étrangler ?
Paul - J'ai dit tout à l'heure que j'aurais pu vous aimer, mais je ne vous aime pas. Je ne vois donc pas pourquoi je vous tuerais.
Léa - Ne serait-ce que pour vous prouver que vous en êtes capable.
Paul - Je vous ai déjà dit que je le suis.
Chœur – Il l’est, Léa.
Léa (Elle rit. Méprisante.) - Vous ? Oh, non. Non, je ne crois pas.
Paul - Qu'en savez-vous ?
Léa - Ca se lit sur ton visage.
La serveuse - Elle croit que les gueules de coupable, ça ne va qu'aux innocents...
Léa - …ou aux lâches.
La musicienne, avec un sourire presque cruel. – Elle croit ça, Léa.
Paul - Et en parlant de lâcheté, tu t'y connais sans doute ? (Léa ne répond pas. Elle le regarde. Ils sont toujours séparés par quelques mètres de vide.) Hein que tu t'y connais ? Réponds ! (Un temps) Non, c'est vrai, on ne répond pas quand on s'appelle Léa ou Camille, quand on pense qu’il suffit d’enrober de poésie ses petites ignominies personnelles pour qu’elles deviennent acceptables, buvables... comestibles… On ne répond pas lorsqu'on plaque les mots « amour » et « liberté » sur la réalité de « baiser » et « se tirer ». Et bien, tu vois, belle Léa, sache que pour moi, tu n’es qu’une comédienne et à tes noces de sang, je n’y crois pas. Pas une seconde ! Tu mens trop bien pour que ce soit vrai.
Léa – Evidemment, c’est votre droit de…
Paul – Mais bien sûr que c’est mon droit. Tu crois que j’ai besoin de ta permission peut-être ?
Léa – Ce n’est pas ce que je voulais dire…
Le serveur – Si, c’est exactement ce qu’elle voulait dire !
La musicienne - Elle croit que c’est elle qui distribue les cartes, ici !
Paul - Mais, nous sommes des enfants, Léa, et comme les enfants, nous n’avons que les règles que nous inventons. Et nous sommes cruels. J’ai le droit de te bousculer, de te tirer les cheveux et de te gifler si ça me chante. Et je peux te traiter de menteuse pendant que tu te recoiffes et que tu lisses méthodiquement ta jupe.
Léa – Vous jouez à quoi ?
Paul – Je joue. Tout court. Comme toi. Quand tu me racontes tes bobards.
Léa – Et bien, je crois que vous ne m’amusez plus.
Paul (tournant autour d'elle) – Ah oui ? Moi ce qui m’amuserait maintenant, ce serait de savoir : quand est-ce que ça a commencé ? Quand est-ce que tu as commencé à t’écouter, à te regarder, à croire à tes propres histoires ? Un dimanche de pluie où tu t'ennuyais ? Où tu pensais à lui ? A tout ce que tu avais perdu sur un simple coup de tête.
Léa (en se bouchant les oreilles) - Taisez-vous, je vous en prie, taisez-vous! Vous ne savez pas de quoi vous parlez !
Paul - Ah! Mais peut-être que c'est lui qui est parti. Lui, qui en a eu marre de toutes tes histoires, de toutes tes envies d'autre chose, de ta constante insatisfaction, de ta condescendante affection.
Léa (toujours les mains sur les oreilles) - Je ne vous écoute plus. Je ne vous entends pas.
Paul - Si, tu m'entends ! Tu m'entends depuis le début. Tu m'entends depuis des années. Une minuscule voix dans la tête. Mais, tu te crois fermement innocente. Presque autant que je me sais coupable. Alors tu n'y réponds pas. Quand est-ce que ça a commencé Léa ?
Chœur, voix blanche, en canon. - Quand est-ce que ça a commencé Léa ?
Léa, regardant autour d'elle désemparée. Puis, d'une toute petite voix. - Je voudrais bien m'asseoir.
Paul (il la secoue) - Quand est-ce que ça a commencé?
Léa (presque au bord des larmes, enfantine) - S'il vous plaît, je voudrais m'asseoir.
Paul, la gifle et se met à crier. – Dis le, nom de Dieu ! Avoue, sale petite garce ! Avoue que tu as tout inventé ! Tu t’es juste fait larguer ! Tu n’as rien voulu, rien décidé !
Léa, passive, perdue. – Je voudrais juste m’asseoir. C’est tout.
Paul (il la regarde un moment puis la prend dans ses bras, comme un grand frère affectueux) - Là, c'est fini maintenant. Tu veux aller où ?
Léa (le regard vide) - Je voudrais bien me reposer, m’arrêter.
Paul - Tu veux que je t'emmène quelque part? Tu veux quelque chose?
Léa (même regard) - Oh oui !
Paul - Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
Léa (elle s'assoit sur un trottoir, sur un banc ou par terre. Petite voix presque récitative) - Je voudrais que ce fût vrai.
Paul (il s'assoit en face d'elle) Qu'est-ce qui serait vrai ?
Léa (même jeu. Elle ne le regarde pas) - Je voudrais que tu aies raison. Je voudrais croire que j'ai eu raison. Je voudrais bien. Oh oui, je voudrais bien qu'il soit parti. Oui parti, qu’il m’ait largué, comme tu l'as dit.
Paul - Ce n'est pas ce qui s'est passé ?
Léa (elle oscille légèrement d'avant en arrière) - Non. Je voudrais bien.
Paul (il la serre contre lui) – Pardon Léa ! Pardon ! J'ai eu tort ! Tu as certainement raison. J'ai eu tort ! C’est moi le lâche, moi l’indécis. C’est moi qu’il faudrait gifler, secouer jusqu’à ce que je crie enfin la vérité. Oh Léa ! Je crois vraiment que j'aurais pu t'aimer.
Léa (pleurant, mais redevenue normale) - Oh ! Paul ! Qu'importe ce qui s'est passé. Continuons de mentir. Invente tout, pour que plus rien, plus rien n'ait de rapport avec la réalité. Dessine un soleil vert et une lune carrée. Ce que tu veux, mais mens, je t'en supplie, mens !
Paul - On ne peut pas toujours fuir. Toujours s’amuser.
Léa - Oh si ! Je ne veux pas grandir ! (Elle s'agrippe à lui) Mens, je t'en prie. Fais nous une vie de gens heureux. Des gens banals à pleurer. A en crever de normalité ! Paul, fais nous une vie de gens qui ne se posent pas de questions, de gens qui croient qu'ils vivront des millénaires. (Et tout doucement) Paul, mens moi !
- Silence -
Paul (il lui sourit) - Je n'arrive plus à inventer. Tu lui ressembles tellement.
Léa - Alors, parle moi d'elle. Tu as dit tout à l’heure… Elle s'appelait Camille, c'est cela ?
Paul - Oui. Quelques fois, je l’appelais camomille. (Il rit un peu naïvement, le regard perdu.)
Léa – Elle t’apaisait ?
Paul, toujours le même sourire. – Oh non. Elle n’apaisait pas, mais elle ne pesait jamais. (Regard perdu. Récite presque comme une comptine.) Petite camomille… mets ton écharpe, tu vas attraper froid…
Léa, frissonnante. - C'est vous qui l'avez tuée ?
Paul - Je ne sais pas. Elle avait très froid et… je l’ai serrée très fort. Petite camomille, mets ton écharpe jaune…
Le serveur, comme halluciné. – Camomille… je vais t’attraper… Camomille… je vais te serrer très fort…
Léa – Vous essayez de me faire peur ?
Paul, dégrisé. Etrange voix, presque menaçante. – Vous lui ressemblez tellement.
Chœur, sourire pervers. – Tu lui ressembles tellement, Léa.
Léa – Je ne porte jamais d’écharpe. Et le jaune ne me va pas. Arrêtez ce petit jeu. Vous ne m’effrayerez pas et vous ne me ferez pas partir.
Paul – Pourquoi ? Tu es curieuse ?
La musicienne – Tu es curieuse, Léa ?
Paul - Tu voudrais bien savoir, là, maintenant, en sécurité, au milieu de tous ces gens ? Et bien, (il hésite) je me rappelle l'envie de l'avoir tuée. Et c’est la seule chose qui compte. J'ai voulu la tuer. Je t'assure, j'ai senti l'odeur du sang, sa chaleur sur mes mains.
Le serveur, se léchant les doigts, comme dans un mauvais conte de fée. – Hum ! L’odeur du sang !
Léa - Pourquoi t'ont-ils relâché ?
Paul - Je ne sais pas. J'ai plaidé coupable pourtant. Je l'étais, je le suis. Mais on devait manquer de preuves convaincantes, je suppose. Un avocat trop têtu a sans doute cru que je souhaitais la liberté.
Léa - Ca n'était pas le cas ?
Paul, haussant les épaules - Je ne sais pas. Toi disparue, j'étais de toute façon prisonnier. (Un temps) Prisonnier d'une vie où tu n'étais pas. Prisonnier d'un crime que je ne suis même pas sûr d'avoir commis.
Léa - Quel âge avait-elle ?
Paul - Le même âge que toi... mais plus jeune. Quel âge avait-il ?
Léa - Il n'avait pas d'âge. Il était l'amour même. L'amour qui ne change jamais. L'amour neuf et dur. L'amour toujours jeune et parfois si vieux. Il était l'amour jeune de milliers d'années.
Paul - Comme toi.
Léa - Non, pas comme moi, pas comme toi non plus. Nous, nous sommes ce qu'il y a après. Nous sommes ce qu'il reste quand l'amour n'est plus.
Paul - Forcément.
Léa, vivement - Non, pas forcément. Il existe des gens qui, toute leur vie, quoi qu'ils fassent, seront toujours la minute de l'amour. D'autres qui, toute leur vie, quoi qu'ils fassent, la minute d'après l'amour. C'est comme ça. Nous sommes des insatisfaits.
Chœur – C’est comme ça.
Paul - Des gens qui ne se nourrissent que d'amour mort ?
Léa - Non, des gens morts qui croient pouvoir vivre d'amour.
Paul - Alors, tu penses ne l'avoir jamais aimé ?
Léa - Si. Aimer comme on aime quand il est trop tard. Aimer… un cadavre.
La serveuse - Froid.
Paul – Tu es sûre ? Il me semble au contraire, qu'étrangement, j'aurais pu t'aimer… vivante.
Le serveur - Chaude.
Léa – Tu te trompes.
Paul – T’aimer dans le présent.
La musicienne - Sans manque. Sans insatisfaction.
Léa, tranchante - Tu te trompes ! Les insatisfaits, je les fuis. Les satisfaits, je les quitte.
Paul – Il aurait dû faire le cowboy, t’attraper au lasso… Une écharpe, ça peut servir de lasso parfois… pour attraper les fuyardes… parce que c’est bien ce qui s’est passé, hein ? Tu t’es enfuie ?
Léa (colère froide) - Tu ne sais rien du tout. Tu crois comprendre et puis tu ne comprends rien. Tu n’as jamais rien compris. Tu veux connaître une vérité qui n'existe pas. Il n'y a pas de vérité dans l’amour. Que je sois partie ou que ce soit lui. Qu'il soit mort ou que ce soit moi. Qu'importe ! Il était l'amour et l'amour est mort ! Le drame, il est ici, pas dans ma vie !
- Silence -
Paul, déclamatoire - On croit savoir et puis, on ne sait pas.
Léa - Non, on ne sait rien. Jamais rien.
Paul, soudainement - Laisse moi partir !
Léa - C'est Camille qui te retient. Pas moi. (Elle tourne le dos et fait quelques pas)
Paul - Attends ! (Elle s'arrête mais reste le dos tourné) Il faut que tu saches, que tu comprennes.
Léa - Que je comprenne quoi ?
Paul - Elle !
Léa (elle se retourne) - Tu sais bien que c'est inutile. "Elle" n'existe plus. "Elle" n'a jamais existé que dans l'image que tu t'en étais faite. "Elle" ne t'a jamais aimé. "Elle" est morte et tu ne l’as pas tuée. (Elle se fait à nouveau mine de partir.)
Paul - Attends ! Je vous en prie, attendez. Vous non plus, vous ne savez rien.
Léa, incisive – Pas la peine de gaspiller ta salive : je ne saurai jamais. Personne ne saura jamais. Tu es tout seul dans ta petite cage de souvenirs et de remords. Tout seul ! Et à part ces quelques images tremblotantes dans ta mémoire, il n’y a rien : du néant !
Paul, retrouvant de sa fougue - Non !
Léa, doucement. - Le néant, il se résume parfois à un seul mot. Tu sais ce que c’était pour moi le néant ? Le oui avec lequel on s'emprisonne gaiement dans une vie qui ne nous ressemblera jamais.
Paul, rêveur - Il faudrait dire non, toujours.
Léa - Et ne jamais regretter de ne pas avoir dit oui.
Paul - Il faudrait ne jamais avoir le choix. (Il la regarde tendrement et sourit soudain) Ce oui ne vous engagera pas mais j’aimerais vous inviter à danser, nous entrainer un instant hors de nos cages respectives. Rien n’est plus proche de l’envol que la danse.
Léa, songeuse. – Rien n’est plus proche de l’oubli…
Paul, soudain euphorique, la prenant par la main. – Je suis le vent, vous êtes la brume. Un vrai couple à titre posthume.
(Musique – Ils dansent un moment puis se détachent lentement l’un de l’autre, en continuant de se fixer du regard.)
Léa – Il est temps de retourner dans nos cages.
Paul – Pourquoi ? Rien ne nous y oblige. Nous sommes peut-être chacun la clef de la porte de l’autre.
Léa – Ce n’est pas une clef qui nous manque, Paul, ce sont des ailes. (Elle s’en va.)
(Long silence)
Paul, resté seul. - Ce pourrait être une écharpe ?
Musique.
ACTE III
(Ils sont assis tous les deux. Ils regardent devant eux, sans parler. La pénombre les entoure.)
Léa - Quand la nuit sera tombée, tu me laisseras ?
Paul - Je ne peux plus te quitter.
Léa - Oui, mais quand la nuit sera tombée, je veux dire vraiment tombée, je veux dire tombée pour toujours, tu me laisseras ?
Paul - Je ne peux plus te quitter.
(Silence)
Léa - Alors tu sais. Tu comprends.
Paul - Oui, je sais. Oui, je comprends.
Léa – Tu me mettras dans ta cage à toi ? Avec tous tes souvenirs ?
Paul - Oui, je te mettrai dans ma cage à moi, avec tous mes souvenirs.
Léa, affirmative - Tu n’es pas sûr d’avoir commis ce crime.
Paul - Non.
Léa - Tu n’es pas sûr, mais tu aimerais.
Paul - Peut-être.
Léa - Tu n’es pas sûr, mais tu te souviens de tout. Tu sais comment tuer. Comment faire tomber la nuit.
Paul - Oui, je sais.
Léa - Je me lèverais, là, maintenant, je t’adresserais un dernier sourire. Et puis, tu me suivrais. Et quelque part, dans la nuit qui tombe pour tous, la nuit pour moi tomberait.
Paul - Oui, Camille, oui.
Léa, hurlant - Je ne suis pas Camille !
Paul - Non, c’est vrai, tu n’es pas Camille.
Léa - Ce serait Léa que tu suivrais, Léa !
(Un temps)
Paul – Tu aurais aimé dire oui.
Léa – J’aurais dû dire oui.
Paul – Tu aurais aimé mais tu n’as pas pu.
Léa – J’aurais dû.
Paul – Quand tu as compris que c’était trop tard, tu as regretté.
Léa - Avant même de comprendre que c’était trop tard, j’ai regretté.
Paul – Mais maintenant, tu es sûr ? Tu ne regretteras pas ?
Léa – Mais maintenant, je suis sûre. Je ne regretterai pas.
Paul – Tu as été sûre dès que tu as compris ?
Léa – J’ai été sûre dès que je t’ai aperçu. (Un temps. Elle sourit.) Je t’ai reconnu tout de suite. J’avais vu ta photo dans les journaux. Je t’avais vu à la télé sortir du tribunal. Je savais tout. Je sais tout. Je suis une Euménide.
[Le serveur et La musicienne, à voix basse. – Antigone. Nouvelle Antigone. Petite Antigone.
La serveuse, s’exaltant à mesure. – « Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? Et cela quand bien même tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, je le dis bien haut, pour moi, c’est tout profit : lorsqu’on vit comme moi au milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort pour moi n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j’eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite de folle. » (Elle tombe)[2]
Le serveur, la musicienne – Antigone. Nouvelle Antigone. Pauvre Antigone.]
Léa – Je suis une Euménide.
(Ils sortent très lentement en se regardant)
(Musique (Adagio for Strings de Samuel Barber). La lumière baisse. Le chœur se met à raconter une histoire. L’histoire de Paul et Léa ? Peut-être pas…)
Se rencontrer pour la première fois et déjà se connaître,
C’est peut-être juste se reconnaître.
Avoir l’immédiate certitude de ce que l’autre pour nous sera.
Ou peut-être pas.
Savoir dès le début qu’il y aura une fin,
Qu’un jour, il ou elle partira, nous quittera.
Que laisse l’amour quand il s’en va ?
Qu’en reste-t-il entre nos doigts ?
Il rêvait des fulgurances de la passion,
Il n’en eût que les foudres.
Elle pensait que le pire dans la vie,
C’était le vide, le fade, la monotonie.
Ils découvrirent qu’il y avait le Trop Plein.
Les tourments sans fin,
Le raffinement cruel des souvenirs qui s’amoncellent.
On raconte qu’autrefois il a aimé une femme, à la folie.
Une femme qui, du jour au lendemain a disparu.
Certains prétendent qu’elle a fui,
D’autres disent qu’il l’a tuée,
Etranglée à force d’enlacer.
Certains affirment même qu’elle n’a jamais existé.
Qui peut savoir ?
Quand elle était enfant,
J’ai entendu dire qu’elle luttait des heures contre l’arrivée du sommeil,
Pour pouvoir rêver plus longtemps,
Qu’elle aimait courir en hurlant sous la pluie,
Qu’elle souhaitait mourir d’une longue, belle et grave maladie.
Mais ce n’est peut-être pas d’elle dont il s’agit.
Qui peut savoir ?
(Quand la lumière se rallume, Paul est assis tout seul. Il lit une lettre. Léa arrive. Elle porte une robe de couleurs vives, des lunettes de soleil et une écharpe jaune. Elle paraît beaucoup plus jeune.)
Léa - Je suis en retard ?
Paul - Tu es toujours en retard. (Léa s’assoit)
Léa, insouciante - Oui, c’est vrai. Et toi tu m’attends, tout le temps. (Ils se regardent intensément)
Paul - Tu veux savoir pourquoi je t’ai donné rendez-vous ?
Léa - Et toi, pourquoi je t’ai fait venir ?
La scène qui va suivre est étrange. Chacun suit le cours de ses pensées sans jamais répondre à l’autre, sans jamais le regarder.
Paul - Il faut que tu prennes une décision. Je t’aime. Je t’aime comme un fou. Je ne peux plus sans cesse te partager avec quelqu’un d’autre.
Léa - J’ai réfléchi pour le mariage. J’ai beaucoup réfléchi.
Paul - Oui, je sais, tu vas dire que ce n’est pas moi qui partage, que c’est lui.
Léa - Oui, je sais, tu vas dire que c’est un peu tard pour réfléchir, à une semaine de la mairie.
Paul - Que c’est lui que tu trompes, finalement en venant me voir, chaque fois, en cachette, en me téléphonant parfois la nuit lorsqu’il n’est pas là.
Léa - Pardonne moi mon amour, je sais à quel point je vais te faire mal, à quel point je me fais mal.
Paul - Même s’il ne se passe rien. Tu le trahis en regard, en pensée. Même s’il ne se passe rien, il n’est pas le seul dans ton cœur.
Léa - Je ne suis pas faite pour être mise dans une cage dorée. J’ai besoin d’espaces, de liberté.
Paul - Mais bon sang ! Il faut que tu saches à la fin, que tu tranches !
Léa - Je veux découvrir le monde !
Paul - Je ne veux pas toujours me contenter de miettes !
(Long silence)
Léa - Et pourtant, je t’aime. Je t’aime éperdument, je t’aime déraisonnablement. J’aurais voulu moins t’aimer, t’aimer normalement. T’aimer assez modestement pour pouvoir t’épouser. Mais je ne peux pas. Je t’aime trop pour prendre le risque qu’un jour le soleil se lève sans que nous ne nous regardions. J’en suis certaine : on peut aimer dans la folie, on ne le peut pas dans la banalité, dans la monotonie. Je t’aime à en mourir, oui ! Mais serais-je capable de t’aimer à en vivre ? Je ne veux pas en prendre le risque.
Je quitte la ville demain et je ne reviendrai pas.
Paul - Oui, tu as raison, sans doute. J’ai oublié un instant qui nous étions l’un pour l’autre. Des amis tellement proches, presque fraternels, unis par des liens si… affectueux. Pardonne-moi. Je peux même accepter les miettes si c’est tout ce que tu peux me donner. Tout, plutôt que de ne jamais revoir ton visage, tes mains. Tu peux m’oublier des jours entiers, tu peux arriver en retard à tous nos rendez-vous, l’essentiel est que tu reviennes toujours. Et moi, je t’attendrai. Je t’attendrai toute la vie. Va, je ne te retiens pas. Je sais qu’il t’attend. Va, ne le trahis pas, tu serais trop malheureuse.
Léa tourne le dos à Paul et s’en va. Paul la regarde alors et sourit tristement. Léa rejette son écharpe jaune sur son épaule et Paul la suit.
Un cri.
Les serveurs et l’accordéoniste semblent se réveiller d’une sorte de sommeil. Ils s’essuient tous maladroitement leurs visages maquillés. Ils reprennent ce qui semblait être leur rôle initial. Les serveurs nettoient la table. L’accordéoniste fait des gammes.
La serveuse – Dure journée.
Le serveur – M’en parle pas, je suis déjà claqué. Et toi Lisa ? T’es prête pour la soirée ?
La musicienne – Ouais, ouais. Mon répertoire est aux petits oignons. J’arriverai bien à tirer quelques pièces à tous ces petits couples d’amoureux.
La serveuse, soudain inquiète. – Vous n’avez pas entendu un bruit bizarre tout à l’heure dans la ruelle ? On aurait dit un cri.
Le serveur – Ah ? J’ai pas fait gaffe. (Il sort)
La musicienne, en riant. – Peut-être une petite vieille qui a glissé ? (Elle sort)
La serveuse, restée seule. - Peut-être pas.
FIN.
[1] Ces quatre répliques du chœur reprennent un extrait d’Œdipe roi de Sophocle.
[2] La serveuse récite un extrait d’Antigone de Sophocle.
Merci pour ce joli commentaire. Cela me touche beaucoup.
· Il y a environ 13 ans ·irulaane
J'ai été très touché par ce texte qui m'est proche par bien des aspects. Mes amitiés littéraires à l'auteur
· Il y a environ 13 ans ·Denis Dobo Schoenenberg