Pierre Rabhi, au nom de la terre
Joévin Canet
Il se présente comme un paysan, écrivain et penseur. Mais Pierre Rabhi est bien plus que cela. C'est avant tout un homme libre, épris de la beauté du monde. Né dans une oasis au fond du désert algérien, il est devenu l'un des pionniers de l'agro-écologie en France. Il défend un mode de société plus respectueux des hommes et soutient le développement de pratiques agricoles préservant les patrimoines nourriciers et accessibles à tous. Depuis 1981, il transmet son savoir-faire dans les pays arides d'Afrique, mais aussi en France et en Europe. D'abord marginal, son message rencontre aujourd'hui d'un écho considérable, jusque dans les enceintes du Medef ou d'HEC.
Très jeune, vous avez été enlevé à une forme de vie traditionnelle pour être projeté dans la modernité française. Vous expliquez vous être senti exclu des deux cultures et tout votre parcours semble reposer sur le besoin de réconcilier ces deux mondes. Ce sentiment d'exclusion vous paraît-il avoir favorisé une forme d'éveil ?
Pierre Rabhi : Oui, en faisant la rétrospective des choses, oui. Tout mon parcours n'est fait que d'arrachements, de transplantations, d'exils. J'ai eu la chance de ne pas tomber dans l'amertume, mais plutôt de prendre la vie comme une belle initiation, en me demandant finalement : qu'est-ce que l'humanité ? Qu'est-ce que la vie ? Qu'est-ce que l'Histoire ? Cela m'a amené m'intéresser à ce qui était fondamental dans l'existence et à me relier à la nature. Bien sûr, ça ne s'est pas fait sans douleur ni difficultés, mais je préfère cette voie-là plutôt qu'une autre qui aurait été violente ou réactive.
Vous associez malgré tout la modernité à une forme d'incarcération et d'aliénation.
Pierre Rabhi : A 20 ans, je fréquentais beaucoup les philosophes mais je n'avais pas de compétences particulières. Je me suis donc retrouvé ouvrier spécialisé. Dans cet univers laborieux, j'ai senti tout le poids de la hiérarchie et j'ai vécu le quotidien comme une forme d'incarcération. Se lever tous les jours pour prendre le métro, arriver au boulot, recommencer le lendemain, souffler un petit peu le week-end et recommencer, puis souffler un peu pendant les vacances pour aller faire quelques glissades sur la neige ou s'exposer au soleil. Je trouvais ça extrêmement aliénant. J'avais le sentiment que je tronquais toute ma vie contre un salaire. C'était insupportable. Ce système représente pour moi l'effondrement de l'être humain qui croit être libéré.
Face à ce sentiment d'incarcération, vous faites de la modération un principe libérateur.
Pierre Rabhi : Nous sommes dans un monde qui offre tout à l'avoir, mais de moins en moins à l'être. Pourtant, les besoins humains ne se limitent pas à la sécurité matérielle. A vouloir toujours plus, on n'est jamais satisfait, et donc jamais dans le bonheur. C'est là que se situe selon moi le cœur même de l'aliénation. J'ai alors voulu retrouver l'équilibre entre l'être et l'avoir. J'ai à manger, je suis abrité ; si je suis malade, je peux me soigner : j'ai tout ce qu'il faut pour entretenir ma vie. Je me sens donc satisfait, puisque mes besoins vitaux le sont également. Je peux alors vaquer à autre chose, voilà ce qui est libérateur.
En quittant la ville pour vous installer en Ardèche avec votre épouse au début des années 60, vous vous êtes exposés à une grande précarité, au point de vivre sans électricité pendant treize ans. N'avez-vous jamais eu peur ou douté de ces choix radicaux ?
Pierre Rabhi : Je ne me sens pas être né pour le Produit National Brut, je regrette. Il faut parfois s'interroger sur ce que vivre veut réellement dire. En créant un être humain insatiable, cette société nous conduit dans une impasse. Finalement, malgré ses progrès techniques, notre civilisation est la plus fragile que l'humanité ait jamais créée. Si on supprimait la matière combustible, l'électricité et la communication, notre société s'effondrerait sur elle-même. A cet égard, le paradigme de la techno-science se révèle un mythe en termes de progrès humain. Cela donne un modèle auquel je n'ai jamais pu souscrire. C'est la raison pour laquelle j'ai quitté la ville pour la campagne.
Cette cohérence semble porter ses fruits, puisque après ces années d'isolement, vous jouissez désormais d'une reconnaissance internationale pour votre action en faveur de l'agro-écologie.
Pierre Rabhi : Je n'ai rien fait pour être reconnu. En revanche, j'ai agi aussi bien par la pensée que par des actes. J'ai créé des structures et engagé ma propre vie dans la voie de valeurs qui me sont chères. Avec ma famille, nous avons travaillé et protégé la terre. Ensuite, j'ai été appelé à agir un peu partout dans le monde. Tout cela mis bout à bout donne une espèce de crédibilité et je jouis aujourd'hui, sans l'avoir vraiment cherché, d'une écoute élargie. Cependant, ce n'est pas Pierre Rabhi qui mérite de l'attention, mais les valeurs qui m'habitent et qui me paraissent importante à partager. Après, il y a ma sphère personnelle, qui est ce qu'elle est, avec ses limites et ses contradictions.
Dans vos écrits, vous dites que « la vraie révolution est celle qui nous amène à nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde ». Quelles ont été les étapes de votre propre transformation ? Est-ce un parcours difficile ?
Pierre Rabhi : Bien entendu, parce que nous avons tous une histoire individuelle dans laquelle nous sommes plus ou moins empêtrés. Et puis, petit à petit, on se découvre soi-même, et on arrête de rejeter la cause de nos malheurs sur les autres pour faire face à sa propre responsabilité. Ensuite, on se demande si on est en bonne relation avec ses enfants, ses voisins, son époux, ses amis. C'est comme ça qu'on arrive à s'interpeller et à s'inviter à se changer soi-même. Changer le monde, c'est tellement dur, complexe, les problèmes sont tellement gigantesques qu'il faut d'abord commencer à faire sa part, à son propre niveau. J'observe d'ailleurs que la société civile grouille d'initiatives et devient un vaste laboratoire où s'expérimente le futur.
Dans vos interventions, vous faites souvent référence à la phrase de Dostoïevski, « La beauté sauvera le monde ». A quelle forme de beauté pensez-vous ?
Pierre Rabhi : L'esthétisme et la créativité sont une chose, mais la vraie beauté est dans le cœur humain avant tout. On peut être un merveilleux musicien et un abruti, ce n'est pas incompatible. On peut être un merveilleux peintre, mais un être infect. On peut servir la beauté et être soi-même dans la laideur dans sa propre vie. Le monde ne va pas non plus changer simplement parce qu'on va se chauffer au solaire ou manger bio. Il changera lorsque l'être humain décidera une fois pour toute qu'il est à l'origine de ses propres problèmes. Nous devons d'abord générer de la compassion, de la bienveillance.
Votre réflexion est à la confluence de nombreuses spiritualités. Quelle votre relation à la religion ?
Pierre Rabhi : Je ne sépare pas la spiritualité du reste de la vie, car c'est d'abord l'esprit de la vie qui me paraît important. La spiritualité se tisse au quotidien. Actuellement, nous discutons. Vous me posez des questions et j'essaie d'y répondre du mieux possible, mais je suppose que si vous m'interrogez, c'est aussi parce que nos âmes et nos consciences sont en train de dialoguer. Là est la spiritualité, elle est comme un fluide universel qui est partout, en tous lieux. On le capte et on le perçoit et dès lors on s'en imprègne. Il n'y a pas besoin de charger tout ça de mots, ni d'aller s'agenouiller devant un gourou. C'est d'ailleurs le sens premier de la religion, se relier les uns aux autres.
Très intéressant à lire. Un sacré mec ce Rabhi !!!!
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Bel hommage pour Lui. Pierre Rabhi est un grand Éveilleur de Conscience.
· Il y a presque 10 ans ·Apolline
Je ne le connaissais pas. Un texte qui change. Merci
· Il y a presque 10 ans ·chloe-n