UN PIGEON ROSE

     Ce matin, j'ai vu un truc qui a fait vomir mes yeux. Je marchais. Je n'avais pas de destination finale, le soleil était bien présent, j'avais envie de faire le point à l'intérieur. Tout ce que je peux dire, c'est que pour moi, le chemin n'est jamais simple. C'est quand même étrange que pour me rapprocher de moi-même il me faille toujours plus de temps et de ténacité. Mon psychiatre, le docteur Maboule comme je l'ai surnommé, m'a dit que c'était lié à mon obsession pour le plastic et à mon aversion pour les fleurs. Et il a encaissé mes quarante-trois euros soixante-dix. Pourtant, je crains que comme tout le monde il se trompe, ne soyez pas naïfs, les fleurs ça finit toujours pas faner, par dépérir malgré tout, tandis que le plastic, ça c'est solide et ça peut vivre des millénaires, sans gaspiller une once de ressource naturelle ; il n'a ni besoin d'engrais ni d'eau et en plus c'est hypoallergénique ! Respirez comme moi du caoutchouc chaque jour et vous verrez que jamais cela ne provoquera le moindre éternuement ou une quelconque démangeaison. Je vous le dis le PVC est infiniment plus respectable que les orchidées.

      C'est toujours dans ces moment-là que mes yeux sont insatiables. Ils voient des histoires partout, tout est bon pour détourner mes pensées vers le monde extérieur. Ce qui m'a fait céder petit et à petit, c'est le bruit de la mer. Pour un moment, j'ai réussi à fermer le capuchon de ces yeux si bavards. J'ai vaguement cherché à reproduire des techniques de sophrologie que l'on m'avait enseignées moyennant cinquante euros la séance. J'avais mal au dos, j'étais installé sur une vieille pierre coupée, tordue, mordue par les vents. J'étais en train d'essayer de me laisser tomber tout entier dans l'instant, quand un oiseau a fondu sur une mendiante qui était en train de dévorer un de ses congénères. Lié par le sang avec l'infortuné volatile, déjà en état de décomposition avancée, ce pigeon rose n'avait pas supporté de voir son parent finir dans l'estomac d'un humain, si affamé fut-il. J'ai trouvé ça terrible quand même que les animaux eux aussi manquent d'humanité. Salaud de pigeon que j'ai crié. Je voulais vraiment qu'il dégage, c'est pourquoi j'ai attrapé une pierre dans ma main gauche et je l'ai lancé de toutes mes forces dans sa direction. Hélas, j'avais toujours été remarquablement mauvais au lancer de fléchettes comme au tir au pigeon, et mon projectile a ricoché sur le front de la pauvre vieille. Ça a fait un bruit étrange, à la manière d'un double décimètre que l'on plie jusqu'au point rupture, jusqu'à ce qu'il pète d'un coup sec. La loi de la jungle, c'était ça le code source de la vie, bien avant les tables de Moïse et le code civil de Napoléon. Je me suis senti déconfit d'avoir ainsi perturber l'équilibre sacré de la nature.

        N'écoutant que mon courage, j'ai pris ma lâcheté à deux mains et on est parti tous les deux comme si de rien n'était. Encore une fois, je n'étais guère plus avancé, même si maintenant, j'étais sur la plage. J'en avais marre d'en avoir marre, marre de cette vieille habitude de faire face aux événements en leur tournant le dos, marre de cette réalité qui fanait chaque jour un peu, marre de cette lutte sans fin entre mon moi amour et mon moi dégueulasse. Incapable de choisir entre les deux, j'ai mis du sable plein mes poches. Pour retarder la nuit et le froid. Pour m'endormir le moment venu. Et pour dormir à l'ombre, j'ai amené quelques beaux palmiers. Des enfants jouaient à saute-moutons sur une vieille Vespa. Je les ai regardés ou peut-être m'étais-je assoupi. Quand j'ai recommencé à marcher, j'ai su ce que je pouvais faire. Si je m'achetais là tout de suite, des centaines, des milliers de fleurs en plastic, alors peut-être, qu'enfin je serais tout à fait capable comme vous d'affronter la vie.