Poète dépossédé

Christian Lemoine

Il ne s'agit de rien, il ne faut pas y prêter attention, n'y prêter rien de plus en tout cas qu'une raisonnable compassion. Ce n'est rien qu'une existence qui passe. Le monde autour, la rue qui trépide en fanfare de bruits quotidiens, les piétinements des foules laborieuses, peut-être même un oiseau un peu curieux venu observer ce corps allongé qui ne bouge pas. Là-haut, le balcon grue en surplomb, découpant sur le ciel gris sa silhouette d'animal préhistorique, sortie pour s'animer d'un dessin de Franquin. Là-haut le balcon, en bas le corps de qui n'espérait plus, ou qui espérait trop. L'espoir, le sale petit espoir, le vilain grimaçant qui dupe hommes et femmes, qui saute par-dessus les rambardes quand il a fait rêvé les poètes en déséquilibre et les randonneurs crédules, pour qu'ils plongent à sa suite, malheureux petits soupirants contre la matérialité brutale des trottoirs. Il ne s'agit de rien, ne tournez pas la tête, c'en est bien assez de vos jougs et vos harnais. Il ne s'agit rien d'autre qu'un homme tombé que nulle force jamais ne pourra relever, ni les plus grands seigneurs, ni les princes les plus forts, les rois non plus que leurs chevaliers. Ni les clochers des villages, ni les hymnes des empires, ni science ni magie, nation ou tribu, horde ni continent, non plus la force magnétique ni les vibrations des pulsars. Pas même ce murmure d'enfant ingénu, Monsieur, tu dors ?

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