Portée disparue

la-chouette-bavarde

1. Comme chaque jour, il a garé sa camionnette blanche, à l’angle de la rue qui mène à l’école. Tapis au fond du siège conducteur, il observe les enfants sortant de l’établissement par le grand portail blanc encadré par des enseignants. Malgré les vitres fumées restées fermées et l’éloignement, il perçoit sans mal le brouhaha des écoliers ravis de retrouver leurs parents. Certains échangent leurs cartables contre un goûter, qu’ils s’empressent d’engloutir avidement. D’autres jouent avec leurs copains, pendant que leurs mamans finissent de discuter à l’ombre des platanes.

Comme chaque jour, il la repère au premier coup d’œil. Blondinette au teint pale, elle porte une paire de couettes. Elle est seule, personne ne vient la chercher à 16h30. Elle habite à deux pâtés de maisons. Sa clé est accrochée à son cou par un lacet. Elle suit les consignes de sécurité maintes fois répétées par ses parents. Elle ne parle à personne et entreprend le chemin retour vers son immeuble. Elle a faim et réfléchit au plateau repas qu’elle va se préparer avant le retour de son grand frère qui lui est encore au collège.

Comme chaque jour, il la suit de loin avec sa camionnette blanche. Un jour, il l’abordera, il le sait. Pour l’instant, il se contente de laisser une distance raisonnable entre eux, pour ne pas éveiller les soupçons. Il a remarqué, qu’elle connaît parfaitement le code de la route. Elle traverse au feu tricolore lorsque le petit bonhomme est vert. Elle utilise exclusivement les trottoirs et les passages piétons. 500 mètres séparent l’école de son domicile.

Comme chaque jour, elle saluera le concierge à l’entrée de l’immeuble, qui lui demandera comment s’est passée sa journée d’école. Et elle répondra un rapide « bien, et vous ? » avant de prendre la direction de la cage d’escaliers pour rejoindre le troisième étage. Maman lui a dit que c’était plus sûr au cas où l’ascenseur resterait en panne. Le cartable pèse lourd sur son dos, mais la petite fille est courageuse et entame son ascension. A six ans, les marches sont encore hautes pour ses jambes.

Comme chaque jour, il fera le tour du pâté de maison, espérant l’apercevoir à une fenêtre. Mais elle ne se montrera pas. Alors seulement, il se résigne à prendre la route en direction de chez lui. Il subira une heure d’embouteillages pour sortir de Marseille, les mains moites accrochées au volant. A 17 heures, les employés quittent les bureaux, se forme alors une marée de voitures.

2. A peine rentré dans sa garçonnière, il allume son ordinateur. Aucun mail ne l’attend, rien de rare, il est habitué. Il décapsule une bouteille de bière fraiche qu’il a sortie du frigo désertique, hormis un étage consacré à ses canettes. Il boit le liquide mousseux d’un trait et ouvre une seconde dans la foulée. Il roule une cigarette, qu’il allume et fume tout en pianotant sur le clavier de son PC. Il est sur son réseau social favori. Il s’est créé, voilà deux mois déjà, un faux compte, se rajeunissant de quinze ans. Il compte une cinquantaine d’amis entre dix et quinze ans, filles et garçons confondus. Mais un seul l’intéresse, les autres sont là pour donner une crédibilité au profil, celui de Xavier. Agé de quatorze ans, il est collégien. Depuis quelques semaines, ils échangent sur des plates-formes de jeux en ligne et sur ce réseau social. Xavier est fan de foot, de jeux de rôles, aucune difficulté pour lui pour trouver matière à engager la conversation. Chaque match de l’OM est l’occasion d’entrer en contact. Ce soir, le club marseillais rencontre Lille, il sait que le petit garçon sera devant son écran de télévision. S’il se connecte, ce sera donc en début de soirée. Les yeux rivés sur son écran, il attend patiemment, à l’affût, que la pastille à côté de son prénom vire au vert, synonyme de connexion.

Deux cigarettes et une canette plus tard, Xav’ arrive. Il ne lui laisse pas le temps de se poser, et engage directement la conversation. Pour l’appâter, il lui parle du reportage d’avant match passé le midi au journal télévisé. Le poisson est tombé dans la nasse. C’est bien joué. Mais en réalité, Xav’ ne l’intéresse pas. Son unique centre d’intérêt, c’est sa demi sœur, Mélodie. Trop jeune, elle n’a pas le droit de surfer sur le net sans le contrôle de ses parents. Alors, il a pensé à ce stratagème pour la suivre à distance. Passer par son frère pour avoir des nouvelles, connaître un peu plus ses habitudes. De temps à autre, Xav’ met des photos en ligne dans lesquelles elle apparaît. Alors, enfin, il peut admirer à loisir son visage, ses petites couettes équilibrées, ses yeux de biche. Alors qu’elle ne sait rien de lui, ignorant jusqu’à son existence, lui a noté contentieusement sur son petit carnet noir, toutes les informations qu’il a pu glaner à son sujet. Elles viennent compléter sa collection de photos volées à la sortie de l’école. Posées sur son mur, à côté de son lit, elles lui rappellent sans arrêt sa présence à quelques dizaines de kilomètres. Elle est présente partout dans la petite chambre de bonne.

3. 16h30, la cloche vient de sonner, il est là. Il a une paire de lunettes de soleil sur le nez. Il fume une cigarette roulée, de l’autre côté de la rue. Adossé à un platane, les mains dans les poches de son blouson en cuir noir, il attend de l’apercevoir. Il la cherche des yeux. Très excité, son cœur bat vite, il a des tremblements dans les jambes. Il les croise pour que personne ne puisse s’en rendre compte. Il ne doit pas se faire repérer, ce serait trop bête, si proche du but. Elle est là. Elle a mis une jolie robe rose, assortie à la couleur de son cartable. Elle dit bonjour poliment à la mère de sa meilleure amie. Puis, sans plus attendre, elle commence son chemin vers son immeuble. Ce soir elle est pressée, elle va au restaurant avec sa maman. Un rituel qu’elles ont instauré. Tous les vendredis soir, destination la pizzéria. Le nouveau copain de sa mère les rejoint pour le dessert. Il leur offre toujours une grosse glace en fin de soirée sur le vieux port.

Il la laisse prendre de la distance puis commence lui aussi à marcher dans la même direction, mais il reste sur le trottoirs d’en face. Toujours les mains dans les poches, le col de son blouson remonté, il a rentré la tête dans ses épaules. Il ne veut pas être reconnu. Il marche à la mêle allure que Mélodie, afin de garder une distance confortable. Il réfléchit à la manière de l’interpeller, cent fois, il a changé sa phrase d’accroche et maintenant qu’il doit passer à l’action, il s’emmêle les pinceaux. Mais il voit déjà l’immeuble de la petite fille et il comprend qu’il est déjà trop tard. Alors il stoppe et continue de l’observer au loin poursuivre son chemin en trottant d’un pas décidé.

A contre cœur, il la voit rentrer dans le hall de l’immeuble. Il reconnaît la silhouette bedonnante du concierge. En quelques secondes, il ne voit plus la petite robe rose bonbon. Mélodie est déjà hors de sa vue. Il rebrousse chemin et retourne chercher sa camionnette à l’angle de l’école. La rue si animée quelques minutes auparavant est quasi déserte. Sa déception a réveillé une forte envie de nicotine, qu’il assouvit en roulant une cigarette à la hâte avant de prendre le volant. Comme tous les vendredis soir, il roule en direction du vieux port. 

4. Il est 21h. Après avoir passé quatre heures à tromper son ennui dans les rues de Marseille, il a mangé sur le pouce un kébab dans une ruelle sans charme. Ensuite, il s’est assis sur le port à même les quais. Les yeux dans le vague, il se remémore sa vie quelques années en arrière. Une bouffée de nostalgie lui serre le cœur. De courte durée, elle laisse place à la haine, la colère, les sentiments s’entrechoquent et maltraitent sa conscience. Pour l’avoir fait souffrir, elle devra payer, le prix fort.

Ils arrivent tous les quatre et choisissent la même table que d’habitude, face à la mer. Le serveur les connaît, ce sont des habitués. Mélodie choisit une glace à la fraise, Xavier opte pour le parfum chocolat et les deux adultes commandent une coupe de sorbets de toutes les couleurs qu’ils se partagent amoureusement.

Il choisit de s’asseoir à la table derrière eux, ils ne peuvent le voir, car leurs fauteuils sont tournés vers les bateaux, la mer est calme ce soir. Il suit leur conversation dont il n’a aucun mal à saisir le moindre détail, qu’il note scrupuleusement sur son carnet noir. Il vient de comprendre qu’il va falloir qu’il passe à l’action le plus rapidement possible. Mélodie part en colonie de vacances dans quinze jours. L’idée de perdre sa trace, le rend fou de colère. Demain samedi, sa mère lui annonce qu’elles iront à Grand Littoral pour acheter les dernières choses manquantes pour boucler la valise. Mélodie demande un duvet de princesse. Xavier se moque gentiment d’elle. Elle a les moustaches pleines de glace à la fraise et se lèche les lèvres avec gourmandise. Avec son téléphone portable, il prend discrètement un cliché. Une photo de plus pour sa collection personnelle.

Lorsque la famille recomposée se lève afin de rejoindre leur voiture, il les suit dans la nuit marseillaise jusqu’au parking Charles de Gaulle. Arrivés à la caisse, il attend derrière eux, faisant semblant de chercher sa carte bleue pour payer. Afin de dissimuler son visage, il a mis sa paire de lunettes de soleil et une casquette sur la tête. Il descend les escaliers vers le sous sol, juste derrière eux. Son cœur bat à tout rompre. Il n’a jamais été aussi proche de son but et pourtant, il a peur d’échouer au pied du mur.

Caché derrière un pilier, il entend leur bruit de pas raisonner dans l’immensité du parking sous terrain. Il les épie alors qu’ils rentrent dans leur véhicule. Celui-ci passe à quelques centimètres de lui.

Il a pris sa décision. Lundi, il mettra son plan à exécution.

5. Lorsque les enfants sortent de l’école, ça fait une demi heure qu’il est arrivé afin d’être sûr d’avoir la bonne place au bon endroit. Il s’est garé le long du trottoir que la petite fille emprunte tous les jours. Il est à l’arrière du véhicule et au travers de la vitre arrière fumée, il observe tous les vas et viens. Dès qu’elle aura tourné au coin de la rue, elle sera hors de portée des regards des familles agglutinées autour du portail de l’établissement scolaire. Il a répété le scénario toutes les nuits depuis des semaines. Il sait que sans faire appel à la force, jamais elle ne le suivra, elle est programmée par sa mère pour ne pas écouter les inconnus. Alors la seule solution est celle qu’il emploiera dans quelques minutes.

Il la voit, avec ses couettes et sa frimousse pale. Elle avance dans sa direction, la tête baissée. Elle a la mine renfrognée, quelque chose l’a perturbée. Alors qu’elle arrive à hauteur de la camionnette, il ouvre brusquement la porte coulissante, il la tire par le bras par surprise. Avant qu’elle ne comprenne ce qu’il lui arrive, sa main puissance pose un coton imbibé de chloroforme sur son petit nez délicat. Elle n’a pas le temps d’avoir peur, elle s’endort aussitôt.   

Il roule à toute vitesse dans les rues marseillaises. Chaque minute est comptée pour passer au travers des mailles du filet du plan alerte enlèvement. Mais il a tout prévu. Un véhicule de rechange l’attend sur une aire d’autoroute en direction de Nice. Ensuite, ils passeront en Italie.

Mélodie dort calmement. Elle ne sait pas qu’elle vient d’être enlevée. A son réveil, il lui expliquera. Alors, la sentence tombera.

Il passe sans encombre les péages, la frontière italienne, lorsque la nuit tombe, ils sont déjà très loin. Lorsqu’elle se réveille, il l’a allongée sur le lit d’un motel. Il la regarde dormir depuis une demi heure. Elle a du mal à ouvrir les yeux, mais dès qu’elle reprend ses esprits, elle tente de pousser un cri qu’il stoppe net en lui apposant une main sur la bouche. De l’autre main, il lui caresse les cheveux. Ses couettes ont souffert pendant le voyage. Son visage pale est translucide de peur. La terreur au fond du regard, elle attend qu’il agisse.

-       « N’aies pas peur, tu n’as rien à craindre. »

Elle est tétanisée d’horreur.

-       « Je vais t’expliquer, mais avant tu dois me jurer que tu m’écoutera en silence sans crier. Sinon, je vais devoir te mettre de l’adhésif sur tes lèvres. Si tu as compris cligne des yeux. »

Ce quelle fait avec précipitation. Ses petites paupières battent dans tous les sens. Ses nerfs sont à vif. Elle pleur. Son corps est soulevé par des sanglots. Délicatement, il enlève sa main. Prêt à la remettre si elle émettait le moindre son suspect. Elle obéit aux ordres.

-       «  Je suis ton père. »

Les larmes retenues depuis des années se mettent à couler le long de ses rides creusées par l’angoisse.

-       « Ta mère a disparu du jour au lendemain alors qu’elle était enceinte de toi. J’ai longtemps cru qu’il lui était arrivé un malheur. Pendant des années j’ai cherché sans cesse pour trouver un indice, une explication à cette disparition. Puis un jour, alors que je n’y croyais plus, le détective privé que j’avais engagé a retrouvé sa trace. J’ai alors appris qu’elle me faisait passer pour mort, que tu ne savais pas que j’existais. J’ai essayé de reprendre contact avec elle. A chaque fois elle s’est enfuie avec toi dans ses bagages. Aujourd’hui, c’est à son tour de connaître la peur. Je t’emmène avec moi. Nous rentrons au pays, ton pays, celui où tu aurais du grandir, le Canada. »

FIN

Signaler ce texte